Le pont Charles à Prague est un véritable monument culturel, extrêmement connu. Il représente à lui seul tout un épisode du baroque et de sa dynamique agressive. Ce pont, en effet, date de la seconde moitié du XIVe siècle, alors que la monarchie absolue tchèque s’élance, que la tempête hussite bouleverse le pays quelques décennies plus tard.
Mais son identité a été façonnée par les forces ayant triomphé du hussitisme et des Tchèques : l’Église catholique et l’Autriche des Habsbourg. Le pont de 516 mètres de long s’est donc vu ajouté une trentaine de figures en vis-à-vis, au XVIIe et XVIIIe siècles, lors de la domination idéologique du baroque : on y voit Jésus, Marie, des saints dans différentes postures, comme « Saint » François Xavier baptisant des princes indien et japonais.
Une des autres statues représente également « Sainte » Lutgarde de Tongres (1182-1246), alors que le Christ sur la croix devant elle s’incline pour qu’elle puisse embrasser ses blessures. C’est très parlant, car cette mystique, qui connaissait prétendument des épisodes de lévitation, de stigmates, de visions du Christ, etc., fut la première instigatrice du culte du Sacré-Cœur.
Ces multiples statues de « saints » furent souvent le fruit d’initiatives d’institutions religieuses : on est là dans un processus d’évangélisation.
Cependant, la statue la plus célèbre est symboliquement celle de Jean Népomucène, qui fut torturé et jeté dans le fleuve en 1393, depuis le pont Charles, sur ordre du roi. C’est là un symbole éminent de la victoire de l’esprit du baroque face à la monarchie absolue et au hussitisme.
D’ailleurs, Jean Népomucène fut évidemment l’objet d’un culte catholique massif, étant au passage béatifié en 1721 et canonisé en 1729. Le catholicisme affirme que lors d’ouverture de sa tombe pour la canonisation, on retrouva sa langue, intacte, toute sèche, en allusion à son refus de révéler au roi les confessions de la reine. De l’eau fut alors versée dessus et la langue fut censée s’être animée…
Elle fut placée dans un reliquaire de cristal, rejoignant la gigantesque liste des « reliques » du catholicisme, alors qu’à Jean Népomucène fut attribué des guérisons miraculeuses, des fins de la sécheresse, etc.
Sa statue sur le pont Charles a des plaques en bronze qui sont touchées par superstition, afin de porter chance ; une plaque apposée sur le pont indique également d’où il fut jeté, et pareillement cela porterait bonheur de toucher celle-ci.
Voici comment le jésuite tchèque Bohuslas Balbin résuma la vie du « saint » :
Jean naquit en Bohême, à Nepomuk (appelé anciennement Pomuk), au sud-est de Plzen. Ses parents avaient obtenu de la Sainte Vierge, par leurs ardentes prières, la grâce de sa naissance.
De fortune modeste, mais très pieux, ils élevèrent leur fils chrétiennement. Sa vocation se révéla très tôt : il servait la messe chaque jour, dès l’aurore, dans un couvent de cisterciens. Après avoir fait des études appropriées, il fut ordonné prêtre, mais avant de recevoir les ordres, il se retira pendant un mois, renonçant à toute activité profane et s’adonna à de pieuses méditations.
Il fut nommé prédicateur de l’église de Tyn, située dans la vieille ville de Prague : son éloquence était telle qu’il éclipsa la mémoire de ses prédécesseurs pourtant fameux. Grâce à son travail, ses compétences et ses vertus, il entra, sur la recommandation de l’archevêque Jean de Jenstein, au chapitre de la cathédrale Saint-Guy.
Il s’y fit remarquer par ses sermons contre les mœurs dissolues de la cour, l’ivrognerie, la débauche et «autres vices de ce siècle». Venceslas qui, pourtant, tombait «au plus profond de ces fautes», captivé par la science et l’éloquence du prédicateur, allait fréquemment l’écouter. Il lui proposa diverses dignités que Jean refusa, par humilité, acceptant seulement la fonction de directeur de conscience de la reine, personne de mœurs irréprochables et de grande piété.
Mais, avec le temps, le roi s’enfonçait de plus en plus dans le vice, et la reine, désespérée, avait souvent recours au «saint tribunal». Le roi en prit ombrage et voulut savoir de quels péchés la reine s’était accusée. Comme Jean refusait, il lui fit appliquer la question sur le chevalet de torture, sans plus de succès.
Venceslas le fit alors relâcher et le saint prêtre reprit ses prédications. Il annonça sa mort prochaine, en prenant pour thème de l’un de ses sermons le passage de l’Écriture : « Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus…».
Il prédit aussi les malheurs qui allaient fondre sur la Bohême. Puis il fit un pèlerinage au sanctuaire mariai de Boleslavia, où était vénérée une sainte image de la Mère de Dieu, donnée par Cyrille et Méthode, les «apôtres du peuple slave».
C’est à son retour que se joue le dernier acte du drame. Jean rentre à Prague. C’est le soir. Le roi «qui n’a rien à faire», est à sa fenêtre, il l’aperçoit et aussitôt, il est repris par son mauvais dessein. Il le menace de mort s’il ne lui révèle pas la confession de la reine.
Jean reste muet. Alors, de nuit il est emmené, pieds et poings liés sur le pont qui relie les deux villes, la grande et la petite et jeté dans la rivière, «à la veille de l’Ascension du Seigneur, l’année 1383».
Un miracle se produit, des flammes illuminent la Moldau, les eaux se retirent, signalant le crime à la ville entière. Le corps du martyr est découvert et déposé d’abord dans l’église Sainte-Croix, en attendant qu’un «tombeau soit préparé dans l’église métropolitaine ».
Telle est la logique du baroque : frapper l’imagination, terroriser les esprits dans le sens du catholicisme.