L’ismaélisme ne dit en fait pas autre chose qu’Avicenne sur le « découpage » de l’ordre universel, et inversement. On a en effet toute une série d’archanges issus de Dieu et ce sont eux qui jouent un rôle essentiel dans le « maintien » du monde, dans son fonctionnement.

On est ici dans un pompage direct des conceptions néo-platoniciennes. Chez Platon, il y a un monde matériel qui n’est qu’un tas de matière formé de manière imparfaite sur des modèles parfaits issus d’un monde spirituel (comme expliqué dans l’allégorie de la caverne).

Chez les néo-platoniciens, il y a l’idée pour justifier l’existence du monde que ce dernier est une sorte d’image-fantôme de Dieu, par l’intermédiaire d’une procession d’autres images-fantômes intermédiaires. Plus on s’éloigne de la source, plus on est prisonnier de la matière et loin de la spiritualité pure qu’est Dieu.

Il faut donc méditer, pratiquer l’ascèse, et par des formules bientôt magiques, retrouver le chemin menant à Dieu, en quittant le plus la matière. Les premiers chrétiens dans le désert, les chrétiens dans les monastères et les ascètes hindous ont la même conception.

Et il y a tout un bricolage intellectuel pour placer des « archanges » entre Dieu et le monde, chacun étant en quelque sorte un sous-délégué, avec un moins de pouvoir à chaque descente de l’échelon. Et tout en bas, le dernier archange – d’habitude on en compte dix, mais parfois neuf ou onze – se confond avec les âmes des êtres humains.

Pour simplifier le trait, on peut dire que c’est comme dans le matérialisme d’Aristote, sauf que l’esprit est un reflet du monde et que comme le monde a été créé par Dieu, l’esprit se voit accorder une importance particulière, et devient une âme.

Chez Avicenne, cela donne ainsi :

« Le monde sublunaire [= notre monde] (…) est réel tantôt en sa matérialité physique et tantôt en son intelligibilité pour l’ange, tantôt en sa sensibilité et tantôt en son intelligibilité pour nous.

Selon ces divers modes, il constitue des réalités à ne pas confondre et qui se rattachent à des sujets précis : la matière, les anges, notre psychisme et notre pur esprit. »

Et donc, contrairement à Aristote pour qui la « pensée » du monde n’est que l’ensemble de ce qui peut être pensé correctement, de manière virtuelle, et sur lequel on retombe quand on réfléchit bien sur la réalité (et depuis la réalité, par la réalité) … la « pensée » du monde est une sorte de super-entité divine, le plus bas des archanges, qui contient toutes les âmes.

Lorsque les âmes reviennent à cet archange, elles acquièrent une nouvelle dignité, une sorte d’extase intellectuelle, comme dit ici par Avicenne dans Le livre de la science :

« Comme les intelligibles sont en puissance dans l’âme, puis viennent à l’acte, il faut qu’il y ait une entité intelligente qui les fasse passer de la puissance à l’acte.

Il n’est pas douteux que cette entité est une des intelligences dont nous avons parlé en métaphysique – particulièrement celle qui est la plus proche de ce bas-monde et qu’on nomme : intelligence active – celle qui agit sur nos intelligences pour les faire passer de la puissance à l’acte.

Mais tant que tout d’abord les sensations et les imaginations n’existent pas, notre intelligence ne vient pas à l’acte.

Et quand les sensations et les imaginations viennent à l’existence, les formes se mêlent à des accidents qui leurs sont étrangers, et elles sont alors voilées comme les choses qui se trouvent dans l’obscurité.

Mais ensuite les rayonnements de l’intelligence active tombent sur les imaginations, de même que celui du soleil tombe sur les formes qui se trouvent dans l’obscurité.

Puis, partant de ces imaginations, les formes abstraites se présentent à l’intelligence, de même qu’à cause de la lumière les formes visibles se présentent dans le miroir ou dans l’œil : comme ces formes sont abstraites, elles sont universelles ; en effet, si tu retranches de la perception d’humanité les parties superflues, il en reste le concept général, tandis que les particularités individuelles disparaissent.

Ainsi l’intelligence distingue l’un de l’autre l’essentiel et l’accidentel, et les sujets et prédicats apparaissent ; tout prédicat lié à un sujet sans l’aide d’un intermédiaire se présente à l’intelligence, et tout prédicat auquel il faut un intermédiaire [pour que son lien à un sujet soit conçu] se conçoit au moyen de la réflexion.

Lorsque l’âme humaine prend connaissance des intelligibles isolés de la matière, lorsque le besoin de percevoir par les sens disparaît et que la séparation de l’âme et du corps intervient, [alors] l’union de l’âme au rayonnement suprême s’accomplit. »

On doit littéralement parler d’une illumination intellectuelle. Par le savoir, par la connaissance du fonctionnement du monde, on fusionne avec la pensée « pure » que l’archange-intelligence rassemblant les âmes, et on rejoint le divin.

Il faut toutefois bien prendre garde à quelque chose. Avicenne reprend aux néo-platoniciens l’idée d’une « procession » depuis Dieu par l’intermédiaire d’archanges.

Cependant, les néo-platoniciens n’accordent aucune valeur au monde matériel, qui est selon eux une sorte d’illusion. Avicenne reconnaît par contre l’existence du monde, sa validité.

Les néo-platoniciens proposent une sortie du monde par la méditation, la prière, le mysticisme.

Avicenne rejette catégoriquement cela et ne propose comme chemin à Dieu uniquement la raison, la science, la connaissance.

Le vrai scientifique, admirant scientifiquement l’univers, est au bout du compte comme ivre de Dieu.


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