Initialement, Avicenne est un enfant extrêmement intelligent, qui s’intéresse à la logique, la physique et aux mathématiques, puis à la médecine, assimilant immédiatement les contributions de Hippocrate et Galien, au point qu’à seize ans, il a déjà une telle réputation que des médecins plus âgés viennent étudier chez lui, et qu’à 17 ans il donne des cours à des médecins étrangers à l’hôpital de Boukhara.

Cette orientation scientifique se situe très clairement dans le prolongement de la philosophie d’Aristote, qui est en effet un matérialiste tourné vers le monde réel, un monde réel qu’il faut étudier au moyen de la logique.

Voici comment Avicenne raconte les tourments qu’il connaissait parfois lorsque son utilisation du principe du syllogisme mis en place par Aristote ne lui permettait pas de trouver la solution :

« Toutes les fois que j’étais embarrassé dans une question, raconte-t-il, et que je ne trouvais pas le terme moyen d’un syllogisme, je m’en allais à la mosquée, et je priais et suppliais l’auteur de toutes choses de m’en découvrir le sens difficile et fermé.

La nuit, je revenais à ma maison ; j’allumais le flambeau devant moi, et je me mettais à lire et à écrire.

Quand j’étais dominé par le sommeil ou que je me sentais faiblir, j’avais coutume de boire un verre de vin qui me rendait des forces, après quoi je recommençais à lire.

Quand enfin je succombais au sommeil, je rêvais de ces mêmes questions qui m’avaient tourmenté dans la veille, en sorte qu’il arriva que, pour plusieurs d’entre elles, j’en découvris la solution en dormant. »

Cependant, la philosophie d’Aristote a beau être pratique, elle n’a de sens que si on en saisit le cœur, c’est-à-dire son explication du fonctionnement du monde. La conception d’Aristote selon laquelle tout est cause ou conséquence, comme quoi tout phénomène est un aboutissement d’un processus prédéterminé de par sa nature même, repose sur la considération que la réalité physique obéit à des principes universels.

Ces principes universels sont expliqués dans l’ouvrage appelé « la métaphysique ». Ces principes sont valables partout ; toutes les sciences portent sur des domaines différents, mais elles ont toutes la même base en leur fond.

Les différents domaines scientifiques présentent les propriétés des choses, des phénomènes ; la métaphysique explique leur dynamisme, leur nature en tant que phénomène.

Et pour être un bon scientifique, il ne faut pas que constater quelque chose, il faut en saisir le mouvement, le parcours, la nature. C’est ce que fait la métaphysique qui dit que tout phénomène est un accomplissement de quelque chose existant en puissance et devenant en acte, se réalisant nécessairement selon sa nature.

La matière est « brute » ; c’est la forme qui change. Et comme tout est cause et conséquence, il faut une cause suprême sans cause, ce qu’Aristote appelle le « moteur premier », correspondant à un « Dieu impersonnel ».

Au-delà ce principe apparemment simple aujourd’hui, la métaphysique est un ouvrage très difficile à comprendre et, surtout, il faut saisir qu’Aristote dit qu’au-delà des sciences il existe une base scientifique commune à toutes.

C’est cela qui a tourmenté Avicenne, qui comprenait les apports d’Aristote en science, mais ne voyait pas quel était l’utilité d’un tel « arrière-plan » théorique.

Il raconte ainsi sa « découverte » du sens de la Métaphysique :

« Je lus ce livre, mais je ne le compris pas, et la donnée m’en resta obscure au point que, après l’avoir relu quarante fois, je le savais par cœur et ne le comprenais pas encore.

Je désespérai et je me dis : ce livre est incompréhensible.

Un jour, je me rendis à l’heure de l’asr [c’est-à-dire la prière musulmane de l’après-midi] chez un libraire, et j’y rencontrai un intermédiaire qui avait en mains un volume dont il faisait l’éloge et qu’il me montra.

Je le lui rendis d’un air ennuyé, convaincu qu’il n’y avait pas d’utilité dans cet ouvrage.

Mais cet homme me dit : Achète-le-moi ; c’est un livre à bon marché ; je te le vends trois dirhems ; son possesseur a besoin d’argent.

Je le lui achetai. C’était un ouvrage d’Abou Nasr el-Farabi sur les intentions d’Aristote dans le livre de la métaphysique.

Je rentrai chez moi et je m’empressai de le lire. Aussitôt tout ce qu’il y avait d’obscur dans ce livre se découvrit à moi, car déjà je le savais par cœur.

J’en conçus une grande joie, et le lendemain, je distribuai aux pauvres des aumônes abondantes pour rendre grâces à Dieu. »

On remarquera que, dans cette histoire, il y a comme la rencontre entre le livre et Avicenne. De plus, cette rencontre se fait à l’heure de l’asr, l’une des cinq prières de la journée en Islam, qui doit être faite au moment où le soleil est à mi-chemin entre le zénith et le coucher, c’est-à-dire à un moment « intermédiaire » dans un processus.

On peut librement y voir une allégorie, car le principe de la « conjonction » est essentiel chez Avicenne. Il faut être en conjonction avec l’univers, avec sa propre nature. Car l’univers est organisé et chaque chose a une nature déterminée.


Revenir en haut de la page.