Il est évident que puisque chez Avicenne l’esprit est une âme, alors il y a désaccord avec Aristote pour qui l’esprit disparaît quand le corps meurt. Avicenne est ici prisonnier de son époque, de la croyance religieuse en la vie après la mort, d’un au-delà avec un Dieu qu’on pourrait selon lui rejoindre « intellectuellement » et donc de manière mystique, car il a organisé le monde.

L’âme se voit accorder une valeur « substantielle » ; elle existe en soi, comme dit ici dans Le livre de la science :

« Lorsque l’âme vient à l’existence, et comme elle est une substance, elle subsiste parce que le principe de son existence subsiste.

Lorsque son organe est détruit et comme elle ne subsiste ni par cet organe ni dans cet organe, elle n’est pas détruite.

Certes, ses facultés organiques – telles que la sensation, l’imagination, le désir, la colère et autres facultés analogues – se séparent d’elle et sont détruites par suite de la destruction de l’organe. »

Seulement, cela pose alors un problème simple à comprendre si l’on suit la démarche d’Avicenne.

L’âme existe en effet en soi selon lui uniquement parce qu’elle a la dignité de relever d’une « intelligence » rassemblant toutes les âmes. Cela veut dire qu’une fois le corps mort, l’âme retourne à sa source.

Or, cela implique que l’âme n’a pas de caractère individuel et que donc il ne peut pas y avoir de résurrection, chose annoncée pourtant par l’Islam. Comment Avicenne peut-il alors dire cela ?

C’est qu’Avicenne est dans la tradition chiite, pas sunnite. Cela implique qu’il n’est pas pour une lecture littérale du Coran. Partant de là, il dit : ce sont des images, que le Coran emploie pour éduquer. Il ne faut pas prendre le paradis, l’enfer, la résurrection au pied de la lettre.

Il va très loin sur ce plan, car il relativise de ce fait ouvertement les lois islamiques, considérées comme faites pour un peuple à un moment donné dans une langue donnée, sans valeur directe et universelle. Il dit dans son Épître sur le Retour que :

« Tout cela montre donc que les Lois ont été énoncées pour s’adresser au peuple par ce qu’ils comprennent, rapprochant ce qu’ils ne comprennent pas de leur imagination à l’aide d’images et d’anthropomorphisme. Et s’il en était autrement, les Lois n’auraient servi absolument à rien. »

Il est cependant un point auquel Avicenne ne peut pas échapper. En effet, la résurrection des morts n’implique pas seulement la résurrection, elle implique les morts eux-mêmes, au sens où Dieu reprend chaque personne et la relie au corps disparu. Autrement dit, Dieu connaît les gens un par un, il les connaît en particulier.

Or, cela s’oppose formellement au matérialisme d’Aristote, pour qui la connaissance ne peut être que conceptuelle : on peut connaître l’humanité, telle espèce d’arbre, mais pas tous les êtres humains, ni tous les arbres de cette espèce en particulier. Une synthèse en tant que réflexion dans un cerveau est toujours conceptuelle, à caractéristique universelle.

Un Dieu « personnel » connaissant les individus « personnellement » est donc impossible. Aristote conçoit son « intellect » planant au-dessus du monde comme une base de données des concepts (tels telle espèce, la notion de fleuve ou de montagne, etc.), pas comme un catalogue des particuliers.

Avicenne devait, concrètement, obligatoirement tendre ici soit vers la religion, soit vers le matérialisme.

Soit on a un Dieu traditionnel de la religion, qui connaît « tout » non seulement en général mais également en particulier.

Soit on a un « Dieu » simple moteur de l’univers, qui connaît « tout » mais seulement en général car sa pensée n’est qu’une liste de concepts correspondant à la réalité elle-même.

Avicenne, c’est là sa grandeur historique, s’est ici tourné vers le matérialisme. Il assume que « Dieu » ne connaît que des universels, ce qui le ramène au « Dieu » d’Aristote, lointain, tourné vers lui-même, en fait purement fonctionnel comme déclencheur du principe de cause et de conséquence.

C’est là une rupture ouverte avec le concept de Dieu en Islam. C’est dire si à son époque, pour qu’il puisse s’exprimer, il y avait un espace pour pouvoir exprimer cela !

Tel fut le cadre persan-chiite (et plus précisément ismaélien).

De plus, un tel Dieu si à l’écart implique qu’il reste toujours à l’écart. Avicenne admet donc le principe d’Aristote comme quoi le monde est éternel, ayant toujours existé, de manière parallèle à un « Dieu » simple moteur.

C’est là également une remise en cause fondamentale du Dieu de l’Islam.


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