La pensée d’Averroès a deux aspects.
a) Le premier aspect, c’est la pensée pré-matérialiste qui se fonde sur les travaux d’Aristote, et qui se développe par des commentaires des œuvres d’Aristote.
Cet aspect, qui met en avant notamment l’éternité du monde et le fait que Dieu ne connaît pas les particuliers (étant un simple « moteur » finalement anonyme voire purement mécanique), n’est assumé en tant que tel uniquement par le matérialisme dialectique.
Néanmoins, ce sont des thèses très connues en Europe, car elles ont eu de nombreux partisans durant la Renaissance (c’est « l’averroéïsme latin »).
A l’inverse, dans les pays de culture arabe et persane, cet aspect a été brisé, puis totalement nié par la réaction religieuse. Averroès y est ainsi historiquement largement ignoré.
Le commentaire de la Physique d’Aristote existe par exemple en 64 manuscrits latins différents (dont 53 complets), mais la version originale arabe n’existe plus. Il existe 69 manuscrits latins différents du commentaire de la Métaphysique d’Aristote, mais un seul en arabe, incomplet et écrit à différentes époques.
b) Le second aspect, c’est la tentative de défense d’Aristote face à la religion islamique. Ce second aspect, est purement défensif ; il est tactique, une chose facilement compréhensible si l’on étudie le contexte historique.
Ce second aspect est cependant précisément « pris au sérieux » par les réactionnaires, qui l’utilisent de manière contemporaine.
En quoi consiste ce second aspect, mis en avant par Averroès dans le « Livre du discours décisif » ?
Il consiste en les points suivants :
a) la religion et la science sont deux méthodes parallèles aboutissant à une même connaissance, mais par deux voies différentes
b) le bas peuple ne doit pas accéder à la science, qui remettrait en cause ses croyances de par une « incompréhension » de celle-ci
c) la religion ne doit pas interdire la science, car le Coran expliquerait la valeur des deux « voies. »
Les réactionnaires font mine de croire que c’est véritablement le point de vue d’Averroès ; ils font mine qu’Averroès était vraiment quelqu’un croyant en deux « manières » d’accéder à la connaissance de Dieu.
Les religieux des pays musulmans, à l’époque d’Averroès, n’y ont pas cru une seule seconde, avec raison d’ailleurs. Et à l’arrivée en Europe des idées d’Averroès, les religieux chrétiens ont tout de suite compris la menace.
Et d’ailleurs et justement, les religieux chrétiens qui ne connaissaient pas du tout le second aspect d’Averroès ont interprété celui-ci exactement comme les religieux musulmans : tous les religieux ont compris la dimension matérialiste.
La théorie des « deux voies » n’a ainsi aucune valeur, c’était une pure opportunité tactique.
Et d’ailleurs et justement, les averroïstes d’Europe ont eux aussi utilisé la même tactique : ils ont mis en avant la philosophie, en prétendant que la religion restait plus importante, que s’il y avait des contradictions, c’est la philosophie qui se trompait.
Les textes des averroïstes étaient ainsi parsemés de phrases littéralement tombant du ciel et n’ayant rien à voir avec les explications philosophiques, comme quoi tout cela n’était dit qu’à des vues intellectuelles, que seule la religion est vraie et a raison, que les thèses expliquées sont fausses et seule la religion est dans le juste, etc.
Les religieux chrétiens n’ont pas du tout été dupes et les ont taxés d’adeptes de la « double vérité » mettant en avant en réalité la philosophie contre la religion.
Donnons ici un exemple de ce qu’Averroès a tenté de mettre en avant, un exemple très connu et servant de justificatif à sa position.
Nous en avons déjà parlé, lorsqu’au sujet des meurtres de Toulouse par un islamiste, Mohamed Merah, nous avons souligné sa dimension anti-Averroès.
Ce qui est en jeu, c’est l’interprétation du verset 7 de la sourate numéro 3. Selon où l’on place l’arrêt d’une phrase, le sens change.
Voici cette sourate dans une des deux traductions possibles – il faut ici noter que les deux traductions / interprétations existent depuis le début de l’histoire de la théologie islamique :
« 3.7. C’est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre : il s’y trouve des versets sans équivoque, qui sont la base du Livre, et d’autres versets qui peuvent prêter à d’interprétations diverses. Les gens, donc, qui ont au cœur une inclinaison vers l’égarement, mettent l’accent sur les versets à équivoque, cherchant la dissension en essayant de leur trouver une interprétation, alors que nul n’en connaît l’interprétation, à part Allah.
Mais ceux qui sont bien enracinés dans la science disent : « Nous y croyons : tout est de la part de notre Seigneur ! » Mais, seuls les doués d’intelligence s’en rappellent. »
Averroès lit la fin de cette manière :
« alors que nul n’en connaît l’interprétation, à part Allah et ceux qui sont bien enracinés dans la science. »
Averroès, dans le « Livre du discours décisif », tente ainsi d’élaborer un compromis politique avec les religieux, avec de maintenir les positions de la philosophie. Il présente la philosophie comme non contraire à l’Islam, et souligne que la philosophie n’entend pas gagner les masses.
L’idée était que les religieux accepteraient cet abandon politique des masses, en profitant de l’aura du soutien de la philosophie.
Les religieux n’ont à l’époque pas du tout été dupe.
Mais depuis la naissance de la classe ouvrière, la donne a changé, et ce « compromis » a été accepté tant par les religieux chrétiens que musulmans (ou juifs).
C’est le principe du scientifique bourgeois qui se considère comme « athée » dans son laboratoire et comme religieux « en privé. »
C’est la manière d’agir de la religion pour se maintenir et prétendre expliquer tout de même quelque chose que la science ne « pourrait » pas expliquer. C’est une tentative, vaine, de combattre le matérialisme dialectique, que le pré-matérialisme d’Averroès préfigure historiquement.