Pourquoi Augustin maintient-il la figure des démons ? La raison est évidente : dans une société humaine encore largement désorganisée, il faut bien expliquer que des choses mauvaises se produisent, et cela d’autant plus après l’incarnation divine du Christ.
Il s’agit d’un renouvellement du manichéisme, dans le cadre de la logique de l’incarnation, de la reconnaissance d’un Dieu uni-total.
Dans l’ordre des choses, on aurait pu s’attendre historiquement à une progression unilatérale de la cause chrétienne, parallèlement à l’effondrement de Rome. Le chaos de celui-ci, les multiples scissions dans le christianisme, les échecs à développer des comportements authentiquement chrétiens… Tout cela pose un défi, que le christianisme va justement répondre par le développement des monastères.
Augustin théorise la question au niveau de la religion elle-même. Voici comment, dans Du combat chrétien, il explique que vaincre Satan, le prince des ténèbres passe par vaincre ses passions, qu’il faut châtier son corps pour vaincre Satan et le monde lui-même :
« Bien des gens s’écrient: Comment vaincre Satan, quand nous ne le voyons pas ?
Mais n’avons-nous pas un maître qui n’a point dédaigné de nous montrer comment on arrive à subjuguer des ennemis invisibles ? C’est en parlant de ce maître que l’Apôtre a dit : « Se dépouillant lui-même de la chair, il a exposé les principautés et les puissances à une ignominie publique, triomphant d’elles courageusement en lui-même ».
Ainsi donc nous aurons vaincu ces puissances invisibles, nos ennemies, dès que nous aurons subjugué les passions qui sont au fond de notre coeur ; et si nous éteignons en nous-mêmes les désirs qui nous font rechercher les biens de ce monde, nous arrivons nécessairement à vaincre en nous celui qui a établi son empire dans le coeur de l’homme en y allumant ces mêmes désirs.
Quand Dieu dit à Satan : « Tu mangeras « de la terre », il a dit au pécheur : « Tu es terre, et tu retourneras en terre ».
Ainsi le pécheur a été livré à Satan pour que Satan fît de lui sa nourriture.
Donc, ne restons pas terre, si nous ne voulons pas servir de pâture à Satan.
La nourriture que nous prenons devenant partie de notre corps, les aliments eux-mêmes, par l’action des organes, s’assimilent à notre substance ; ainsi la perversité, l’orgueil et l’impiété, avec leurs habitudes pernicieuses, font de chacun de nous un autre Satan, c’est-à-dire un être semblable à lui.
L’on demeure alors soumis à Satan, comme le corps est soumis à l’âme. Voilà ce que signifie « être mangé par le serpent ».
Quiconque redoute le feu éternel, allumé pour Satan et ses anges, doit chercher à vaincre en soi ce mauvais génie.
Nous repousserons victorieusement de notre coeur ces ennemis du dehors qui nous assiègent, en étouffant les désirs de la concupiscence qui nous asservissent (…).
Nous le disions, l’apôtre saint Paul a déclaré que nous avons une lutte à soutenir contre les princes des ténèbres, et les esprits du mal qui habitent dans l’air ; nous avons montré que l’air même qui environne la terre, s’appelle ciel ; il faut donc admettre que nous combattons contre Satan et ses satellites, qui mettent leur joie à nous tourmenter.
Aussi le bienheureux Paul appelle, ailleurs, Satan le prince de la puissance de l’air. Cependant le passage où il parle des esprits du mal habitant dans les cieux, pourrait s’interpréter encore autrement, ne pas désigner les anges prévaricateurs, mais s’adresser à nous-mêmes ; car ailleurs il est ; dit à notre sujet : « Notre séjour est dans les cieux ».
En conséquence, comme si nous étions placés dans les hauteurs du ciel, c’est-à-dire, parce que nous suivons les préceptes spirituels de Dieu, nous devons résister aux esprits du mal, dont les efforts tendent à nous en écarter. Oui, cherchons plutôt comment il nous faut combattre et vaincre ces ennemis invisibles de cette manière ces gens d’un esprit si étroit ne pourront s’imaginer que nous avons à lutter contre l’air.
L’Apôtre veut bien nous l’enseigner lui-même: « Je ne combats pas, dit-il, en donnant des coups en l’air; mais je châtie mon corps, je le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres je ne sois réprouvé moi-même ».
Il dit encore : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis à mon tour de Jésus-Christ ».
Que signifient ces paroles, sinon que l’Apôtre avait triomphé des puissances de ce monde, comme il enseigne que l’avait fait d’abord le Seigneur ! dont il se déclare l’imitateur ? Suivons donc son exemple, comme il nous y engage, châtions notre corps, et réduisons-le en servitude, si nous voulons vaincre. le monde.
Comme le monde exerce sur nous son empire par ses plaisirs défendus, par ses pompes et par un esprit de curiosité funeste, c’est-à-dire, par tous ces biens séducteurs et dangereux qui enchaînent les amateurs des biens du siècle, et les forcent à servir Satan et ses complices ; si nous résistons à toutes ces tentations, notre corps sera réduit en servitude. »
Pourquoi cela a-t-il parlé aux masses ? Car ce combat contre Satan, aussi idéaliste soit-il, est en rapport avec l’incarnation du Christ. Cela signifie qu’il faut agir bien sur Terre, et c’est cela qui compte, même si cela est justifié au moyen d’un discours idéaliste plus ou moins délirant sur Dieu.
Cet accent sur la nécessité de réaliser une clarification sur la divergence concrète entre le bien et le mal, voilà qui a semblé juste et a provoqué une très grande attirance à une époque d’effondrement général de l’ancien système de valeur esclavagiste, par ailleurs considéré comme insupportable.
Au-delà de Satan, ce qui compte c’est un discours sur le principe de la volonté, comme on a par exemple ici dans La Cité de Dieu contre les païens. Augustin y met en rapport les mouvements de l’âme, les tendances au bien et au mal, en rapport avec la volonté.
Dieu est ici ce qui permet à la volonté de se forcer elle-même, pour ainsi dire, à se discipliner suffisamment pour obéir à des principes supérieurs, qui sont par ailleurs justes mais également, dans le contexte de l’époque, malaisées à appliquer.
« Ce qui importe, c’est de savoir quelle est la volonté de l’homme.
Si elle est déréglée, ces mouvements seront déréglés, et si elle est droite, ils seront innocents et même louables.
Car c’est la volonté qui est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés.
En effet, qu’est-ce que le désir et la joie, sinon une volonté qui consent à ce qui nous plaît? et qu’est-ce que la crainte et la tristesse, sinon une volonté qui se détourne de ce qui nous déplaît?
Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le souhaitant, ce mouvement s’appelle désir, et quand c’est en jouissant, il s’appelle joie.
De même, quand nous nous détournons de l’objet qui nous déplaît avant qu’il nous arrive, cette volonté s’appelle crainte, et après qu’il est arrivé, tristesse.
En un mot, la volonté de l’homme, selon les différents objets qui l’attirent ou qui la blessent, qu’elle désire ou qu’elle fuit, se change et se transforme en ces différentes affections.
C’est pourquoi il faut que l’homme qui ne vit pas selon l’homme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra nécessairement le mal ; or, comme personne n’est mauvais par nature, mais par vice, celui qui vit selon Dieu doit avoir pour les méchants une haine parfaite, en sorte qu’il ne haïsse pas l’homme à cause du vice, et qu’il n’aime pas le vice à cause de l’homme, mais qu’il haïsse le vice et aime l’homme.
Le vice guéri, tout ce qu’il doit aimer restera, et il ne restera rien de ce qu’il doit haïr. »
Cependant, Augustin précise immédiatement que, dans les faits, cela ne sera pas réellement possible, en raison de la nature matérielle de la réalité, qui empêche l’éternité de tout bonheur. Mais on voit très bien en quoi ici on a quelque chose qui, nécessairement, va dans le sens d’un besoin de civilisation.