L’échec d’Une saison en enfer va amener Arthur Rimbaud à chercher une voie originale. Il réalise alors une série de poèmes qui sont, en effet, bien plus aboutis, bien plus élaborés, avec une réelle tentative de parvenir à une expression à la fois fluide et dense.
Cette série paraît dans la revue La Vogue, dans les numéros 5 à 9 en 1886, avec comme titre Les Illuminations ; Arthur Rimbaud a alors abandonné la poésie. Paul Verlaine, dans son Les Poètes maudits paru en 1883, regrette à ce moment-là que les poèmes seraient perdus :
« Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement (riche d’ailleurs, s’il l’eût voulu, de famille et de position), après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments, les Illuminations, à tout jamais perdus, nous le craignons bien. »
C’est pourtant bien par Verlaine que ces poèmes refont surface et sont publiés, avec à la fois des poèmes en vers et d’autres en prose, les premiers étant enlevés dans les éditions à partir de 1945, au motif que la tradition voudrait que les Illuminations ne soient qu’en prose.
Cette tradition s’appuie entièrement sur les propos de Verlaine, notamment dans l’introduction de la parution autonome des Illuminations, à 200 exemplaires, peu après la version dans la revue :
« Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne.
Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, — coloured plates : c’est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.
Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. »
Ces propos de Verlaine ont également fait qu’il y a eu la tendance toujours plus prégnante, à partir de 1945, de modifier le titre et de mettre simplement Illuminations. De la même manière, ce n’est qu’à partir de 1945 qu’on considère que l’œuvre date bien d’après Une saison en enfer.
Une tentative a également été faite d’attribuer au poète Germain Nouveau un rôle majeur dans l’ouvrage, ce qui ne semble nullement confirmé historiquement.
Tout cela est par ailleurs bien secondaire, puisque ce qui compte, c’est que les Illuminations ou bien Les Illuminations sont le pendant d’Une saison en enfer, une sorte de tentative strictement inverse effectuée par Arthur Rimbaud.
En ce sens, il y a bien une profonde cohérence dans la démarche rimbaldienne. Pour cela, il faut s’appuyer sur deux poèmes d’Arthur Rimbaud, qui forment des inédits bizarrement inconnus alors qu’ils forment une clef tout à fait claire.
Ils sont écrits au début des années 1870 et les deux feuillets, qui ont comme titre Les Déserts de l’Amour placés en haut de la face de chacune des deux feuillets, ont même une présentation par Arthur Rimbaud lui-même.
Voici cette présentation, qui affirme que les poèmes retranscrivent des rêves. Quoi de plus étonnant, en effet, pour un subjectiviste d’assumer ses rêves comme ayant un sens ?
AVERTISSEMENT
Ces écritures-ci sont d’un jeune, tout jeune homme, dont la vie s’est développée n’importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu’on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu’il ne fit que s’amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale.
N’ayant pas aimé de femmes, — quoique plein de sang ! — il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes.
Des rêves suivants, — ses amours ! — qui lui vinrent dans ses lits ou dans les rues, et de leur suite et de leur fin, de douces considérations religieuses se dégagent —peut-être se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, — braves pourtant et circoncis !
Mais, cette bizarre souffrance possédant une autorité inquiétante, il faut sincèrement désirer que cette Âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne !
A. RIMBAUD.
Et c’est donc bien là que se situe la clef de l’œuvre finale d’Arthur Rimbaud. Une saison en enfer était un délire subjectiviste sans attaches aucune, un pur solipsisme.
Les illuminations ou Illuminations corrigent le tir, en le reliant au moi. Les poèmes formant Les Déserts de l’Amour montre l’approche faite. Les voici, il faut porter son attention sur le tout début et la toute fin, et constater tout le mouvement orchestré entre les deux.
Voici le premier poème.
C’est certes la même campagne…
C’est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions.
Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m’en suis souvenu.
— Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c’était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l’océan !
Moi j’étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu’à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier.
J’étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ?
Une servante vint près de moi : je puis dire que c’était un petit chien : quoique belle, et d’une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras.
Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n’est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose.
Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches.
— Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l’ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.
Voici le second poème.
Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville …
Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville, et à qui j’ai parlé et qui me parle.
J’étais dans une chambre sans lumière. On vint me dire qu’elle était chez moi : et je la vis dans mon lit, toute à moi, sans lumière !
Je fus très ému, et beaucoup parce que c’était la maison de famille : aussi une détresse me prit ! J’étais en haillons, moi, et elle, mondaine, qui se donnait ; il lui fallait s’en aller !
Une détresse sans nom ; je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue ; et, dans ma faiblesse indicible, je tombai sur elle et me traînai avec elle parmi les tapis sans lumière.
La lampe de la famille rougissait l’une après l’autre les chambres voisines. Alors la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n’en a pu jamais demander.
Je sortis dans la ville sans fin. Ô Fatigue ! Noyé dans la nuit sourde et dans la fuite du bonheur. C’était comme une nuit d’hiver, avec une neige pour étouffer le monde décidément. Les amis auxquels je criais : où reste-t-elle, répondaient faussement.
Je fus devant les Vitrages de là où elle va tous les soirs : je courais dans un jardin enseveli. On m’a repoussé. Je pleurais énormément, à tout cela.
Enfin je suis descendu dans un lieu plein de poussière, et assis sur des charpentes, j’ai laissé finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit.
— Et mon épuisement me revenait pourtant toujours.
J’ai compris qu’elle était à sa vie de tous les jours ; et que le tour de bonté serait plus long à se reproduire qu’une étoile.
Elle n’est pas revenue, et ne reviendra jamais, l’Adorable qui s’était rendue chez moi, — ce que je n’aurais jamais présumé.
— Vrai, cette fois j’ai pleuré plus que tous les enfants du monde.
Il y a bien trois étapes, clairement marquée. Selon Paul Verlaine, l’oeuvre serait « féérique » et il n’y aurait aucune organisation stricte. Il dit ainsi :
« Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas.
De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féeriques, d’adorables vagues amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail. »
Or, du point de vue matérialiste dialectique, on peut tout à fait repérer la structure commune à chaque poème. Comme on le sait, chaque poème a un début et une fin, surtout dans le sonnet avec sa chute.
Or, le rêve a un début et une fin. Quoi de mieux pour un subjectiviste que profiter d’une telle structure fournissant une cohérence à l’expression, en s’appuyant sur le moi ? C’est là ni plus ni moins la même chose que dans Les déserts de l’Amour.
On a donc, dans les Illuminations ou Les illuminations, systématiquement trois étapes :
– une première consistant en l’ouverture (avec les premiers vers) ;
– une seconde consistant en le mouvement, le déroulement ;
– une troisième consistant en la clôture (avec les derniers vers).