L’apparition de l’art contemporain et de l’idéologie post-moderne est parallèle au développement des forces productives. Les développements industriel et technique ont permis aux larges masses d’accéder non seulement à davantage de biens matériels, mais, en plus, de faire en sorte que ces biens disposent d’une certaine esthétique.
La contradiction entre l’apparition de cette consommation de masse et le caractère capitaliste de la production est ainsi au cœur des questions culturelles dans le domaine des arts et des lettres.
Le progrès matériel dans la vie quotidienne correspond aux besoins des masses populaires et à leur exigence de beauté. Cependant cela posa un large problème aux artistes issus de la révolution bourgeoise, démocratique, et estimant au fur et à mesure former une « élite » qui, elle seule, a du goût.
Cet esprit bourgeois, qui a deux aspects particulièrement conflictuels puisque l’élitisme va de pair avec un refus du formalisme bourgeois, va être au cœur de la production de l’art contemporain et de l’idéologie post-moderne.
L’artiste et l’intellectuel s’affirment comme prétendument autonome au « système », alors qu’en réalité c’est lui qui les reconnaît comme tels, sans quoi ils n’existeraient pas. L’imaginaire de l’artiste et de l’intellectuel passe depuis par les figures de Vincent Van Gogh l’artiste maudit et de Jean-Paul Sartre, l’intellectuel contestataire, Pablo Picasso étant le symbole de la réussite bourgeoise en mode « bohème ».
La dimension « rebelle » face au « monde moderne » est éclairante dans cette citation de Louis Aragon au sujet de Pablo Picasso :
« Il [Picasso] eut une crise, il y a deux ans [c’est-à-dire en 1928], une véritable crise de collages : je l’ai entendu alors se plaindre, parce que tous les gens qui venaient le voir et qui le voyaient animer de vieux bouts de tulle et de carton, des ficelles et de la tôle ondulée, des chiffons ramassés dans la poubelle, croyaient bien faire en lui apportant des coupons d’étoffes magnifiques pour en faire des tableaux.
Il n’en voulait pas, il voulait les vrais déchets de la vie humaine, quelque chose de pauvre, de sali, de méprisé. » (Louis Aragon, La Peinture au défi)
Il ne faut pas sous-estimer la signification de ce qu’explique Louis Aragon au sujet de Pablo Picasso. Ce qu’il y a derrière, c’est la compréhension qu’en fait l’art contemporain, et son prédécesseur l’art moderne (à partir de l’impressionnisme, donc), utilise de plus en plus les déchets du quotidien capitaliste.
La première phrase du Capital de Marx, écrit en 1867, est la suivante :
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une ’immense accumulation de marchandises’ ».
Or, le paradoxe est que, justement, l’art moderne et l’art contemporain ne vont jamais aborder la marchandise. La peinture montrera un verre d’absinthe, des artistes, une mansarde, une guitare, ou bien des bourgeois, etc. Mais la marchandise est réfutée et ce, au nom de l’esprit bohème, c’est-à-dire de l’artiste vivant « à côté » de la bourgeoisie, et vivant en réalité à ses côtés.
C’est tout à fait le sens des « ready made » de Marcel Duchamp, avec notamment l’urinoir intitulé pompeusement Fontaine, en 1917.
Dans le même esprit, on a Pourquoi ne pas éternuer, de 1921, consistant en une cage à oiseaux remplie de morceaux de marbre blanc sciés pour ressembler à des morceaux de sucre, avec sur la paroi supérieure un thermomètre qui dépasse.
Moustiques domestiques demi-stock, de 1925, consiste en une obligation pour la roulette du casino de Monte-Carlo. LHOOQ (« elle a chaud au cul ») est un tableau où la Joconde est représentée avec une moustache.
La principale figure du surréalisme, André Breton, a défini ainsi le « ready made » dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme :
« objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste. »
On a ici parfaitement résumée la prétention de l’artiste à rejeter la marchandise, à nier son existence de manière abstraite, en prétendant que l’art est au-delà de la société bourgeoise, au-delà du capitalisme.
C’est précisément cette (fausse) naïveté qui fait de ces artistes les serviteurs de la bourgeoisie et de leurs « oeuvres » des marchandises non artistiques, ayant de simples fonctions idéologiques et de placements financiers.