Fin de partie

Fin de partie

Dans la pièce de théâtre de Beckett Fin de partie, il y a un tableau, mais il est retourné. Toute communication, y compris artistique, est en effet, selon Beckett, pure vanité, quelque chose d’impossible. Dans la même pièce, il n’y a donc plus d’objets fabriqués, car il faut un langage technique pour le faire. Il n’y a aucun point de repère, même pas par les marchandises.

L’échec du langage, sa « déconstruction » la plus radicale, jusqu’au nihilisme, est ce qui façonne les propos décousus des œuvres de Beckett, comme dans En attendant Godot :

« VLADIMIR : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.

ESTRAGON : Moi aussi.

VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Estragon.)

ESTRAGON (avec irritation) : Tout à l’heure, tout à l’heure.

Silence.

VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?

ESTRAGON : Dans un fossé.

VLADIMIR (épaté) : Un fossé ! Où ça ?

ESTRAGON (sans geste) : Par là.

VLADIMIR : Et on ne t’a pas battu ?

ESTRAGON : Si… Pas trop.

VLADIMIR : Toujours les mêmes ?

ESTRAGON : Les mêmes ? Je ne sais pas.

Silence.

VLADIMIR : Quand j’y pense… depuis le temps… je me demande… ce que tu serais devenu… sans moi… »

En attendant Godot

En attendant Godot

Les personnages se parlent, mais ne se comprennent pas, comme dans cette pièce où deux personnes attendent, apparemment en vain, quelqu’un qui semble ne jamais venir, car plus rien ne peut arriver : même la tentative de suicide est un échec.

Les personnages ont naturellement toujours une dimension burlesque, une certaine forme d’humour devant renforcer la dimension « tragique » de leur existence. Il y a des quiproquos, les personnages se comportent de manière clownesque, etc. C’est le principe de l’absurde, de la situation absurde.

Dans Oh les beaux jours, le personnage principal est également à moitié enterré dans le sable. Dans Fin de partie un personnage est en fauteuil roulant alors que l’autre ne peut plus s’asseoir. Dans En attendant Godot deux personnages arrivent à un moment, avec l’un des deux tenus en laisse, dans une sorte d’apologie du sado-masochisme, etc. etc.

Ces situations visent à souligner ce qui est pour Samuel Beckett l’absurdité de l’existence, sa vanité : il n’y a pas de Dieu, de société, de lutte de classes, de nature, de communisme ; seul existerait l’individu, livré à lui-même.

Il s’appuie sur des auteurs philosophiques pour l’expression de son subjectivisme : le zéro est absolument partout présent dans Fin de Partie, car il représente le cercle, l’éternel retour, le fait que tout revienne au point de départ. Samuel Beckett s’appuie ouvertement sur le philosophe grec de l’Antiquité Parménide, pour qui tout est toujours « un », afin de revendiquer un subjectivisme total. Il reprend également la thèse de Zénon d’Élée, selon laquelle le mouvement serait indivisible. On va toujours vers sa propre fin.

Ses pièces n’ont donc aucun sens, mais elles ont comme signification d’annoncer l’individu livré à lui-même, exactement comme le fait l’existentialisme.

Theodor W. Adorno, qui bien entendu apprécie particulièrement Samuel Beckett, raconte ainsi au sujet de ce dernier, qu’il a par ailleurs connu :

Oh les beaux jours

Oh les beaux jours

« Une interprétation de son œuvre n’a de sens que si elle la prend au mot et ne croit pas que l’idée métaphysique flotte là, quelque part, au-dessus du texte.Elle est liée au contenu pragmatique, à la matière de la pièce, à ce qui se passe, comme rarement une interprétation l’a été jusque-là.

Ce qui se passe là, sous nos yeux, peu importe que cela signifie immédiatement quelque chose ou ne signifie rien, est en même temps le contenu métaphysique de la pièce ; même le non-sens – le fait que rien n’ait de sens – est… on l’a dit, le contenu métaphysique ou un moment du très complexe contenu métaphysique de ces pièces. »
(Discussion sur la chaîne allemande WDR, février 1968)

De la même manière, Theodor W. Adorno dit de Godot « qu’il représente la totalité aveugle dans laquelle nous sommes pris et non l’espoir d’une transcendance ».

Samuel Beckett serait alors le portraitiste de la vie « mutilée » par la société, et le prophète d’une « révolte contre le monde moderne ». Voici ce que dit Theodor W. Adorno encore à ce sujet :

« On dit toujours de Beckett qu’il pratique une technique de réduction extrême : je l’ai dit moi-même et ce n’est pas faire une grande trouvaille que de dire cela.

Mais cette réduction, c’est déjà réellement « ce que le monde fait de nous », pour reprendre l’expression de Karl Kraus.

Ces restes mutilés d’homme, ces hommes qui ont en fait perdu leur moi sont de véritables produits du monde dans lequel nous vivons.

Beckett n’opère pas une réduction au nom d’on ne sait quelles raisons spéculatives. Il est réaliste, j’y tiens, dans la mesure où, à travers ces figures qui sont aussi des restes mutilés et représentent quelque chose de général, il est l’interprète précis de ce que deviennent tous les individus une fois réduits à n’être que de simples fonctions d’un ensemble social universel. »

On a là une apologie du subjectivisme le plus total, jusqu’au nihilisme.


Revenir en haut de la page.