Il faut bien voir une chose très particulière : d’un côté, Aristote dit que la substance la plus authentique n’a pas de matière, de l’autre que l’accomplissement ne se déroule que dans la matière.

Dans le livre XII, Lambda (Λ), il dit de manière formelle que :

« Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit qu’il y a [pure hypothèse, qu’Aristote réfute] autant d’Idées qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête, etc.

Tout est matière dans le monde ; et la matière dernière est la matière de la substance par excellence. Mais si la production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les choses de la nature. »

En effet, le moteur premier, sorte de super substance, ne connaît pas la destruction, ni réellement la production car il est en acte éternel, permanent, ininterrompu, etc.

Mais faut-il alors pencher plutôt du côté de la nature et voir en le moteur premier un principe absolu (tel Averroès, voire confondre l’univers et le moteur, comme le fit Spinoza), ou bien voir en la nature une existence somme toute secondaire par rapport au moteur premier (comme le fait, avec des influences idéalistes, Avicenne, ou dans une version totalement réactionnaire Thomas d’Aquin) ?

Aristote ne tranche pas, car pour lui il y a trois niveaux : la matière, le jeu des formes et de la substance, puis le moteur premier. Dans le livre VII, Zêta (Ζ), il explique ainsi :

« Ce qu’on vient de dire fait donc bien voir que ce qu’on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à proprement parler ; que tout ce qui se produit, c’est la rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ; que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a préalablement de la matière, et que le résultat total se compose, partie de matière, et partie, de forme. »

Cela implique en fait, conformément à la thèse de « l’ordre » préalable à tout acte (comme reflet du mode de production esclavagiste), qu’il n’y a jamais de transformation, simplement la rencontre d’éléments existant déjà. Dans l’univers d’Aristote, rien de nouveau ne peut se produire, car tout mouvement est circulaire, l’être humain se produisant de génération en génération, les formes nouvelles ne faisant que répéter des formes ayant existé déjà par le passé, etc.

La société se re-produisant, l’univers se re-produit pareillement.

Friedrich Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, a souligné les défauts d’une telle approche, soulignant l’opposition entre dialectique et métaphysique :

« Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes.

Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide.

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Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens.

Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres l’empêchent de voir la forêt.

Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée.

Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre.

A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’universelle action réciproque, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.

Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. »


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