Anna Maria Van Schurman est une poétesse anversoise. Elle est également la première femme à étudier à l’université d’Anvers en 1636, elle y eut un diplôme en droit. Cette femme était douée dans les arts : papiers découpés, poésie, chant et clavecin. Elle étudia auprès de Magdalena van de Passe. Mais sa renommée est dûe à ses relations épistolaires multiples et à la publication de son livre « De l’égalité des hommes et des femmes. »

La lettre qui suit est adressée à André Rivet. Maria Van Schurman y défend, en 1637, l’accès des femmes aux savoirs.


anna-maria-van-schurmann.jpgJ’ai reçu avec plaisir, comme il se doit, les livres avec lesquels vous désirez embellir ma bibliothèque. Ce présent m’est très agréable, tant si je me représente l’homme derrière le donateur, que le présent lui-même, source de votre triomphe. Que puis-je répondre ? Je ne possède rien avec quoi je pourrais vous rendre la pareille, même si je le voulais à tout prix. À moins que l’on dise que celui qui montre sa gratitude a donné à son tour. De plus, je ne considère pas moins comme une faveur, que vous daignez de me promettre de m’aider, non seulement dans mes études, mais aussi dans la résolution de mes problèmes. Je tiens en grande valeur, dans la mesure qui sied, votre jugement, parce que quand ma connaissance est insuffisante je suis déchirée par le doute, et me vois obligée de continuer en hésitant.

Depuis tout un temps, je désire que mon opinion soit confirmée par la vôtre dans une cause qui n’est pas superficielle (parce qu’elle touche fort au devoir et à la condition des filles) et je ne considère rien de plus distingué et valeureux que votre sentiment, et pour le dire ouvertement votre réponse écrite. Au cas où vous pensez différemment, je n’aurais pas honte de sonner la retraite, après avoir été convaincue du contraire de mon opinion. La lettre que vous m’avez fait parvenir jadis, me porte néanmoins à hésiter quant à votre opinion en général sur le sujet. Après que vous vous étiez, selon votre habitude, exprimé d’une façon gentille et flatteuse concernant mes études, vous écrivez ceci : il n’y a pas davantage à ce que beaucoup de femmes choisissent ce genre de vie ; il suffit que quelques-unes, appelées par une inspiration spéciale, brillent. Si nous entendons par ceci, des ménagères engagées dans des affaires domestiques, ou n’importe quelle autre femme qui prend soin de sa famille, alors je suis immédiatement d’accord. Mais si nous parlons de filles qui sont intellectuellement prédisposées et qui doivent recevoir une éducation libérale et il y en a beaucoup actuellement – j’ai plus de difficulté à consentir.

Une énorme admiration pour les sciences, ou pour l’équité du droit commun, me pousse à ne pas admettre que ce qui est un désir honorable pour tous, soit une exception pour notre sexe. Et puisque la connaissance est un tel grand trésor pour l’humanité, qu’elle doit justement se répandre pour l’usage public, mais également individuel (dans la mesure du possible pour la situation de chacun), je ne vois pas pourquoi cette parure, qui est le plus resplendissant, ne sied pas à une jeune fille que nous laissons s’embellir et se rendre attrayante.

Il n’y a aucune raison pour laquelle la république devrait craindre ce changement, vu que la gloire de l’ordre littéraire ne détruit pas la splendeur de l’ordre du pouvoir. Au contraire, chacun partage l’opinion que l’État le plus prospère sera celui dont la majorité n’est pas soumise aux lois, mais se laisse guider par la sagesse. Ajoutez à cela que tant pour la vertu, que pour le chœur des érudits, ni leur honorabilité et ni leur dignité ne peut exister quand la plupart d’entre eux sont incapable de saisir la bienséance et la splendeur des belles lettres qu’ils admirent aveuglement au lieu de les estimer avec justesse.

Mais je ne vais pas demeurer plus longtemps dans le propylée – entamons le vif du sujet. Après que celui-ci sera défini clairement, la vérité éclatera au grand jour. La question principale est la suivante : l’étude des lettres et des arts convient-elle à une jeune fille, et plus particulièrement à une jeune fille aujourd’hui ? Persuadée cependant par des preuves nullement superficielles, j’opte plutôt pour une réponse positive. Afin d’engager mon débat à partir du droit civil, je me souviens d’avoir lu que, selon Ulpien, les femmes étaient tenues à l’écart de toutes manifestations civiles et publiques. Sur quel principe d’équité cela repose-t-il ? Je ne vais pas examiner cela de manière approfondie. Je pense néanmoins que par ce point de vue il est clairement démontré que notre loisir est justifié et honorable. D’où découle pour nous forcément beaucoup de temps et de repos favorable aux muses – surtout si par un avantage spécifique nous sommes libérées des occupations nécessaires et dispensées des soucis et des obligations domestiques. Mais bien sûr quand ce temps libre s’écoule en débauche et négligence et n’est pas employé à quelque chose d’utile, alors s’ouvre le chemin de tous les vices. Saint Basile l’a bien exprimé : la paresse est le premier des vices. Car comment éviter cette Charybde, si l’esprit n’est pas alerté, ne s’amollit-il pas et ne commence-t-il pas à ressembler à l’inutilité et la paresse, dans lesquelles il se complaît ? Quoi alors ? Écoutons Sénèque, cultivateur des esprits élevés, qui ouvre pour nous le chemin entre les écueils. Puisque, dit-il, seuls ceux-là sont libres (c’est-à-dire, qui occupent au maximum leur temps libre), ceux qui ont du temps pour la sagesse ; ils sont les seuls qui vivent. Ils n’occupent pas seulement bien leur propre temps, ils y ajoutent tous les temps. Nous ne devons d’ailleurs pas chercher le temps libre loin des bonnes choses, mais les meilleures choses dans le temps libre. Ainsi, une meilleure sérénité dans l’isolement, ne provoquera ni inconvénient, ni ennui. Puisque (selon Cicéron) il y a deux choses qui mènent à la langueur des autres, mais qui inspirent les savants, notamment le temps libre et la solitude.

Mais il y en a qui suggèrent que le filage et la couture suffisent à la femme. Je reconnais cependant que beaucoup de gens en sont persuadés et que des personnes malveillantes aujourd’hui les suivent généralement. Mais nous n’acceptons pas cette règle de Lesbos – nous recherchons la voix de la raison, pas celle de l’habitude. De quel droit, je vous le demande, ce sort nous accablerait-il ? Divin ou humain ? Jamais ils ne prouveront que ces restrictions seraient notre sort, ou qu’elles soient prescrites par le ciel, par quoi nous sommes bien entendu poussées dans les rangs. Parce que si nous cherchons un témoignage dans l’Antiquité, alors les exemples de tous les temps, et même l’autorité des hommes les plus importants prouvent le contraire. Ainsi la très honorable Marie de Gournay le démontre dans son petit livre qu’elle intitulait L’égalité des hommes et des femmes.

Mais pour que je ne reprenne pas les choses du passé, comme on dit, j’éviterai de les réexaminer. Il me suffit d’y ajouter avec un raisonnement clair, que les choses les plus élevées non seulement nous conviennent, mais nous attendent dans ce genre de vie. Et quelqu’un pourvu d’une noble nature, ne tolère pas d’être confiné dans ses frontières, ni que la perspicacité de son esprit développé soit oppressée et réduite. Au cas où les lois draconiennes doivent être maintenues, je ne m’étonne pas tellement que certaines femmes soient parfois entraînées dans les tentations d’un monde séduisant, par mépris d’une tâche indigne. À cela s’ajoute qu’il ne nous reste aucun espoir d’honneur, de dignité ou de quelque récompense par quoi les âmes non corrompues sont d’habitude incitées le plus à des actes louables. En vain, nous nous glorifions pour ainsi dire de notre noblesse, héritée de nos prédécesseurs, étant donné qu’elle s’égare sans profit dans l’obscurité. C’est ainsi que pour celui qui lira l’histoire, le souvenir ancien de notre nom se perd comme l’écume d’un bateau qui traverse la mer. Mais, demanderont-ils ; où est votre honneur ? Qu’est-ce qui vous rend immortelles ? Pas votre loisir tout de même ? Pourquoi pas ? Mais de ce temps libre qui brille par la lumière de la science. Il nous convient de devenir célèbre grâce à Pallas sans son armure, mais bien plutôt en toge. Quand la véritable philosophie occupe le trône de notre pensée il n’y a plus d’accès pour les agitations inconstantes d’un esprit tourmenté. Érasme, protecteur des belles lettres rendait cela avec éloquence, quand il parlait de l’éducation des filles de Thomas More : Nulle chose, dit-il, comme l’étude ne remplit autant le cœur d’une jeune fille.

Comment ne pas refuser sans danger le luxe de ce monde, les mauvais exemples dont l’attrait force l’adhésion et la frivolité de ce temps effréné, quand des sommets de la science nous regardons les choses terrestres ? De plus, puisque le désir de perfectionner nos origines (ce que personne de nous ne manque de faire) concerne moins notre devoir que notre bonheur à tous, nous devons réaliser que l’image royale de celui qui est lumière et vérité, brille de plus en plus au profond de notre âme. Néanmoins, je ne nie pas que la théologie (puisqu’elle perfectionne le mieux l’esprit) remplit les deux rôles. Pourtant ceux qui veulent qu’elle fasse son entrée toute seule et sans ses aides, paraissent ne pas assez approfondir la majesté d’une telle reine.

Et quand nous regardons un livre de sciences naturelles, qui ne voit pas comment les parties de ces deux sciences se complètent harmonieusement, combien se complètent-ils avec soutien ou clarté. Que certains veuillent garder cette étude dans de telles frontières rigoureuses, ne doit pas nous retenir. Ils estiment que cela n’a pas d’importance pour nous que cette construction terrestre est constituée d’atomes ; ou est née de chaos sans forme ; ou que certains éléments possèdent par hasard des qualités divines ou terrestres ; ou que la masse supérieure de la terre tourne en rond ; ou que ceux qui prétendent que ce n’est pas la masse supérieure qui tourne mais l’inférieure ont des problèmes avec la rotation ; ou que le soleil couchant coule dans l’océan ; ou que sa lumière sert également aux antipodes ; ou que la terre est ronde ou carrée ; ou finalement que tout l’univers s’arrête à l’horizon, ou à notre acuité visuelle.

Si nous devions écouter de tels discours, qui sont en général prononcés en vue de notre déshonneur, alors nous accepterions aussi que Dieu, créateur de l’univers, qui nous conduisit à ce théâtre afin de connaître et d’honorer ses plus belles œuvres, serait déçu dans ses résolutions par nous. Parce que la nature n’est pas pour nous une telle marâtre, qu’elle nous aurait refusé de l’admirer. Sinon, pourquoi nous aurait-elle donné ce qui est en chacun de nous selon le philosophe, c’est à dire le désir d’apprendre ? Pourquoi nous aurait-elle permis de nous tenir debout, si ce n’est pour diriger également nos yeux et notre esprit dans sa direction.

En tout cas, nous serions des idiots, et non des êtres humains, des étrangers, et non des habitants de ce monde, si nous ne dirigions pas notre attention, excitée et enflammée comme par l’amour divin, vers ces belles et hautes sphères, dans lesquelles brille la majesté divine. Il n’y a pas de raison de penser que nous faisons parfaitement notre devoir, en regardant quelques fois ces choses par une fenêtre munis de barreaux. Parce qu’ainsi nous ne regardons pas afin de connaître, mais par ce fait même nous montrons que nous n’explorons pas au-delà de ce que nous ne voulons pas connaître. Rien de plus merveilleux ne se présente devant nos yeux que l’être humain, rien de plus beau que le siège de l’âme. Mais comment est petit quelque chose qui est jugé selon sa peau ou son image extérieure. Combien nous devons nous gêner par rapport aux excellents hymnes de ces païens dans lesquels ils chantent l’honneur du créateur supérieur, pendant qu’ils examinent la nature d’une façon profonde, et par cette recherche approchent la première cause de tout. En plus, chaque fois que nous tournons notre attention vers la gloire des Écritures saintes, nous trouvons tant d’exemples de saintes personnes, qui par l’étude de cette matière ont décidé de célébrer leur Dieu que, comment ne serions-nous pas obligés de montrer la même gratitude.

Mais, pour ne pas parler trop en général de l’étude de l’histoire, qui aujourd’hui se maintient dans les gynécées et à la cour des grands, nous examinerons uniquement en passant si la connaissance des affaires publiques convient à chaque personne privée. En ce qui concerne la pratique et le fonctionnement de la république, je concède facilement que cela sert d’une façon directe. Or nous estimons que personne ne peut la négliger à cause de la théorie et des avantages personnels qui en découlent pour chacun. Ici également les livres saints nous précèdent et non seulement ils nous précèdent, mais ils nous y guident en nous prenant par la main. Là, le fil des temps est composé par les périodes de gouvernement ; là, on décrit ou annonce la naissance aussi bien que la destruction des grands peuples. Ceci est peu étonnant, étant donné qu’ici, les jugements stupéfiants de Dieu, que nous devons toujours respecter, apparaissent dans une forme splendide ; et que tout cela ne peut arriver dans la vie d’un humain.

Si Dieu avait voulu que cette matière touche le cœur de tout le monde, la contemplation de ce règne admirable n’aurait-elle pas également animé nos cithares ? Le musicien royal s’y consacre de tout cœur et s’exclame souvent : Ô Seigneur, que vos pensées sont profondes. Quelqu’un pourrait peut-être objecter que ceci n’est autre que la recommandation de la vie monastique ou la définition par seule spéculation des limites de notre devoir. Mais la raison semble exiger que nous faisons d’abord assez attention à nous-mêmes, pour trouver notre propre bonheur, et après à notre prochain. Celui qui n’a pas suffisamment de loisir pour soi, libère vainement son temps pour les autres. Il est inutile que quelqu’un qui ne sait pas prendre soin de lui/elle-même, apporte aide et conseil à autrui. Et finalement, celui qui est étranger dans sa propre maison aspire en vain à des rapports avec des citoyens ou à un lien avec la communauté chrétienne plus élevée.

Quelle témérité, je vous prie, que de vouloir bâtir l’autorité de nos valeurs morales sur une base d’ignorance ou sur l’opinion publique. Si, par contre, on excluait le hasard, les exemples de toutes les époques nous apprennent que, si quelqu’un est instruit par la science grande et vraie, personne ne sacrifie avec d’heureux présages aux dieux si grands. Le savoir, en effet, nous prépare, nous dispose et nous assigne à bien agir, et stimule notre esprit à accomplir des actes plus admirables. Rien n’est plus utile et plus nécessaire pour une jeune fille que de savoir discerner la honte de l’honneur, le nuisible de l’inoffensif et l’indécence de la décence. Combien d’expérience en matière, combien de dextérité de jugement cela ne nécessite-t-il pas ? Mais, vu qu’il n’est pas à conseiller, en qu’il n’est pas suffisamment sûr d’acquérir cette connaissance par sa propre expérience, nous devons faire appel à l’histoire. Ceci est nettement démontré par la citation suivante : pour, comme dans un miroir, embellir et imiter la vie par les vertus des autres.

Je vous dis que nous nous trouvons dans l’impossibilité de regagner les bonnes grâces avec une bonne renommée, quand la souillure d’une suspicion triviale commence à s’y attacher. D’ailleurs, les jeunes filles se soucient beaucoup à, non seulement écarter le mal après s’y être exposées, mais surtout à le prévenir, pour ne jamais y être exposées.

Enfin, pour passer sous silence les arts et les sciences auxiliaires (comme elles sont appelées), car elles suivent forcément les sciences principales comme des servantes suivent leur reine, je dois prendre la parole à propos de la joie que nous éprouvons à être polyglotte, non pour la parure, mais pour l’utilité. Car les langues sont les gardiennes de la foi, ou plutôt les vecteurs de la transmission de l’antiquité sage. Quand elle nous parle dans son propre idiome, elle nous montre une image fidèle de son âme et elle affecte nos sens de sa merveilleuse grâce et de son charme – ce que nous réclamons à juste titre pour toute traduction, aussi excellente qu’elle soit. Si je voulais vous expliquer combien il est agréable et fertile de puiser et d’interpréter la doctrine céleste à partir de ses sources mêmes, cela ne serait en rien différent de ce que dit le proverbe : prêter de la lumière au soleil.

Mais pour conclure, voici un exemple qui me vient sans cesse à l’esprit. Un exemple, je vous dis, de l’incomparable princesse Jane Grey. Aucun peuple, aucune époque (si tout le monde me le permet) ne trouvera son pareil. Le Florentin Michelangelo, qui écrit de façon passionnée l’histoire complète de sa vie et de sa mort sous la forme d’un dialogue entre elle-même et Feckenham, qui annonça sa mort approchante, nota entre autres ceci : elle n’estimait guère ce qu’elle reçut en outre de Dieu, en talents, sang noble, beauté, jeunesse de la fleur de l’âge, grâce auxquels elle aurait pu se procurer la gloire et la reconnaissance de ce monde. Pleine de conviction elle proclame que dans toute sa vie rien ne lui était aussi cher que sa connaissance des trois langues, que l’on nomme les langues des savants. Et si le plaisir et le divertissement qui nous échoit dans cette vie, nous doit atteindre au nom du véritable bonheur, elle admet qu’elle trouva sa félicité dans l’étude des belles lettres et surtout dans la sainte Écriture. Bien que beaucoup de personnes critiquent ce genre d’études pour une femme, elle y avait néanmoins trouvé beaucoup de consolation spirituelle, qu’elle avait ressentie, et qu’elle ressentait encore toujours en son intérieur. Elle jugea que leur opinion allait à l’encontre de toute raison.

Voilà le chant du cygne, produit non pas à l’ombre des écoles, mais dans le dernier acte du martyre glorieux. Qui, je le demande, n’honorerait pas ceci comme un présage ? Je n’ai pas hésité à vous parler de ces choses peu frivoles, ayant confiance en l’indulgence de votre amour paternel pour moi. Je m’arrête ici, pour que je ne semble pas vouloir tout dire, ou que je ne semble pas du tout penser à vos occupations. Je vous salue, mon père aimé sous plusieurs noms, et ne me refusez pas de transmettre mes respects à votre épouse adorée

Utrecht, le 6 novembre 1637

Anna Maria van Schurman, qui dépend entièrement de votre volonté.


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