Al-Kindi a été limité par la situation historique qui, paradoxalement, lui permettait en même temps d’introduire les connaissances non-arabes. Il était bloqué dans son matérialisme en raison du poids de la religion. D’où la mise de côté qu’il a connu ensuite du côté des philosophes arabo-persans.

Il faut ainsi saisir le développement inégal et voir que l’accent historique se porte sur sa capacité à introduire Aristote – mais non pas de manière quantitative simplement, en présentant les textes, en les défendant.

Cela va bien plus loin que cela.

Comme on l’a vu, la période de récupération des connaissances dans tous les domaines de la part du califat abbasside implique l’élévation de la langue arabe sur le plan technique et le plan du vocabulaire. En effet, cela impliquait l’intégration de mots nouveaux et d’une bataille pour parvenir à des définitions correctes.

Cet aspect est essentiel, car il va y avoir une capacité technique qui va se développer dans la philosophie arabo-persane quant à l’emploi des termes adéquats, les manières de les relier de manière logique.

Al-Kindi joue ici un rôle clef, car il souligne cette importance, il illustre le passage de l’introduction des concepts hellénistiques dans la langue arabe mené par l’œuvre des traducteurs à leur digestion intellectuel : il fournit la direction initiale à donner à cette transformation de grande envergure. Son souci est ouvertement matérialiste, dans le prolongement direct d’Aristote. Il écrit ainsi un ouvrage Sur les définitions et les descriptions des choses.

C’est d’autant plus important que, par la suite, l’Islam cherchera à maintenir cette démarche de standardisation intellectuelle, mais de manière purement religieuse-rigoriste. Al-Kindi cherche, lui, à ce que les concepts soient des points d’appuis pour la raison.

Dans son livre de définitions, Al-Kindi dit par exemple de l’intellect (aql) qu’il pourrait être défini comme la substance la plus excellente de l’âme rationnelle. Sa nature concrète consiste en la faculté indiquant à la connaissance la vraie nature des choses.

La sensation (hiss) est la faculté qui perçoit les choses par l’intermédiaire de l’air, sa nature est d’être la faculté recevant l’impression des choses sensibles.

La matière (hayula) est ce qui a le pouvoir de recevoir différentes formes, c’est le corps de toutes les choses individuelles, qui s’appuient sur une essence.

La nature (tabia) est le principe du mouvement et du repos, c’est concrètement le pouvoir organisationnel des corps.

Ce sont là des définitions parfaitement aristotéliciennes, qu’on retrouve par ailleurs grosso modo dans le Paradis de la sagesse (Firdaws al-hikma) d’Ali Ibn Sahl Rabban al-Tabari (vers 838-870), un important ouvrage de médecine de 360 chapitres.

Cela signifie qu’Al-Kindi n’a pas fait qu’introduire des idées ou des concepts, il a également façonné le style pour les aborder et fournit le vocabulaire adéquat pour cela.

Il y a une dimension intellectuelle relevant d’une époque toute entière. Les mots se voient attribuer la capacité de conceptualiser scientifiquement.

Il suffit de penser à la définition de la continuité comme l’unification des limites, de la discontinuité comme division du continu, de l’ami comme étant soi-même bien qu’étant quelqu’un d’autre. Les définitions sont à la fois intellectuelles-techniques et civilisationnelles. Elles contribuent à l’esprit d’un époque, à sa formation – mise en place et à sa propre compréhension.

C’est cela qui doit être considéré comme l’aspect principal de l’activité historique d’Al-Kindi et de par le développement inégal, c’est cela qui a nui à sa capacité de se précipiter dans le matérialisme d’Aristote.

Il ne pouvait se tourner vers Aristote que par le califat, mais le califat le retenait en même temps de se tourner entièrement. Tel est le drame historique d’Al-Kindi.

De là la quête « mathématique » d’Al-Kindi, qui cherche dans la tradition de Pythagore et de Platon des « codes » pour relier la philosophie matérialiste d’Aristote à l’idéalisme religieux.

Al-Kindi considère ainsi qu’il y a cinq polyèdres indivisibles constituant l’univers :

– la pyramide, polyèdre composé de quatre triangles, lié au feu ;

– le cube, polyèdre composé de six carrés, lié à la terre ;

– l’octaèdre, polyèdre composé de huit triangles, lié à l’air ;

– l’icosaèdre, polyèdre composé de vingt triangles, lié à l’eau ;

– le dodécaèdre, polyèdre composé de douze pentagones, lié à la cinquième essence, la quintessence.

Pour donner un exemple de cette fantasmagorie, l’icosaèdre a vingt faces, or :

20 = 2 × 2 × 5

Ce qui fait que dans 20 on a les chiffres 1, 2, 4, 5, 10. Si on les additionne, on a :

1 + 2 + 4 + 5 + 10 = 22

Or, 22 est plus grand que 20, et c’est ce qui expliquerait que l’eau est plus « lourde », qu’elle irait vers le bas…

Cependant, cette naïveté relève elle-même, au fond, d’une véritable inquiétude, celle de ne pas parvenir à une expression systématique de la philosophie d’Aristote.

En ce sens, c’est un vrai souci scientifique, à la fois d’une réelle candeur et d’une conformité avec l’exigence relevant de toute une époque consistant à lever le drapeau universel de la raison.

Al-Kindi est, à ce titre, un titan : il est le premier des Arabo-persans à avoir osé franchir le pas vers le matérialisme d’Aristote.


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