Il faut bien comprendre pourquoi Al-Kindi, de culture musulmane au-delà de toute considération religieuse, a pu se tourner vers Aristote.

C’est qu’Aristote affirme le caractère uni de l’univers, avec les mêmes loi, ces lois devant être appréhendés par la « métaphysique » pour avoir un regarde adéquat sur la physique.

Il y a donc un ordre naturel, avec des considérations qui en découlent sur le bonheur et le malheur, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. La philosophie d’Aristote est un matérialisme de type panthéiste.

Or, l’Islam ne pratique pas le rejet de la réalité comme le christianisme. Il est, si l’on veut, un judaïsme maintenu et acceptant la figure du Christ comme prophète, ce qui amène certaines thèses selon laquelle l’Islam est issu des courants judéo-chrétiens issus de la démarche d’un Jacques, frère de Jésus, opposé au post-judaïsme de Paul.

En tout cas, il y a également dans l’Islam un ordre naturel, avec des considérations qui en découlent sur le bonheur et le malheur, le juste et l’injuste, le vrai et le faux.

Ainsi, de la même manière qu’un chrétien n’avait aucun problème à pouvoir discuter, sur le plan des thèmes, avec des philosophes relevant du platonisme (et du néo-platonisme), un musulman n’avait, à l’origine de la religion, pas de mal à saisir la problématique d’Aristote de comprendre le monde comme naturel et « codé » par des principes.

C’est d’autant plus vrai si l’on voit qu’Aristote avait développé un matérialisme de très haut niveau, systématisé, et que le nouveau régime qu’était le califat abbasside avait besoin d’un regard réaliste sur les choses.

Et c’est d’autant plus vrai si l’on voit que le califat abbasside est né d’une relativisation du Coran (comme « créé » et non « incréé) au nom de l’unicité divine parallèle à l’unité du régime.

L’insistance d’Al-Kindi sur ce principe d’unité est au cœur de sa démarche. Dieu est l’unité permettant les choses de se « maintenir » ; voici ce qu’il dit dans son écrit sur la philosophie première :

« S’il n’y a que la multiplicité, sans l’unité, elle sera en mouvement.

Car s’il n’y a pas unité, il ne peut pas y avoir un état unique.

Et s’il n’y a pas d’état unique, alors il n’y a pas de repos, parce que le repos est ce qu’il y a dans un état unique, sans altération ou transition en cours.

S’il n’y a pas de repos, alors rien n’est au repos, et tout ce qui n’est pas au repos est en mouvement.

Qui plus est, s’il n’y a que la multiplicité, alors il n’y a pas de mouvement non plus, car le mouvement c’est le changement, de place, ou bien de quantité, de qualité ou de substance, et tout changement est un changement en quelque chose d’autre.

Mais ce qui est autre que la multiplicité, c’est l’unité.

Ainsi, s’il n’y a pas d’unité, alors le changement ne peut pas appartenir à la multiplicité.

Mais nous avons supposé que l’unité relève du non-être [c’est-à-dire fait l’hypothèse qu’elle n’existait pas], ainsi le changement de la multiplicité relève du non-être [puisqu’il se change en ce qui n’existe pas], et ainsi le mouvement relève du non-être.

Donc, s’il n’y a que la multiplicité, avec pas d’unité, alors comme nous l’avons dit il n’y a ni mouvement, ni repos. Et c’est une contradiction impossible. Il est ainsi impossible qu’il n’y ait pas d’unité. »

Al-Kindi reprend en fait la problématique de fond opposant Platon et Aristote. Platon dit que tout change dans le monde matériel et que, logiquement, il existe un monde avec des modèles des choses. Chaque chose sur Terre a son exemplaire « idéal » dont il n’est que le reflet imparfait.

Aristote réfute l’existence d’un monde idéal et se concentre sur le principe de la transformation des choses selon leur propre nature, ce qu’il appelle « l’entéléchie ».

Seulement voilà, Al-Kindi est croyant et doit sauver l’existence des « modèles ». Pour autant, il n’est pas platonicien et ne croit pas en un monde « idéal » avec ces « modèles ».

Il modifie donc la question en opposant l’un et le multiple. Il y a bien des choses multiples sur Terre, mais pour que chaque chose existe séparément, il faut bien qu’elles soient uniques. Et pour qu’elles soient uniques, il faut le principe de l’unité. Ce principe, c’est Dieu.

Al-Kindi est ainsi, en quelque sorte, matérialiste pour ce qui concerne ce qu’il y a sur Terre, mais il considère que l’existence de ce qui est naturel a besoin d’un support : l’unité divine permettant le principe d’unité. En ce sens il rejoint les discours néo-platoniciens pour maintenir le Dieu de l’Islam.

C’était lourd de conséquences pour sa propre perspective matérialiste, qui connaît un obstacle de fond : celui de la question de l’intellect, de la réflexion.


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