Ce qui est marquant, c’est qu’Al-Kindi n’a aucun mal à se retrouver dans la mise en perspective matérialiste d’Aristote. C’est un fait notable. Non seulement Al-Kindi comprend ce que dit Aristote, ce qui demande déjà un certain niveau de réflexion, mais en plus il est tout à fait d’accord, ce qui signifie qu’il est lui-même porté par une vague matérialiste. Et, qui plus est, il est capable de synthétiser ce que dit Aristote et de l’expliquer de nouveau.

Dans son ouvrage sur la philosophie première, voici la présentation des sens.

« Ayant introduit dans ce qui précède ce qu’il convenait de mettre en tête de notre livre [à savoir le principe comme quoi étudier la base de la réalité est la clef de ce qui compose la réalité, ce qui est le sens de la « métaphysique » d’Aristote, faisons suivre ce début de sa suite naturelle.

Nous disons donc que l’existence, pour les hommes consiste en deux existences.

L’une est plus proche de nous et plus éloignée de la nature, c’est la perception au moyen des sens que nous possédons depuis le début de notre croissance et qui appartient au genre qui est commun à nous et à beaucoup des êtres autres que nous — j’entends par là le genre du vivant, qui est commun à l’ensemble des animaux.

Cette perception par les sens, où le sens se conjoint à ce qu’il sent, se fait instantanément et sans effort.

Elle est instable parce que ce à quoi nous nous conjoignons s’évanouit, s’écoule, change en chaque état selon l’une des espèces du mouvement : disparité de la quantité qui est en lui selon le plus et le moins, l’égalité et l’inégalité ; altération de la qualité qui est en lui selon le semblable et le dissemblable, le plus intense et le plus faible ; il est donc pour toujours dans une évanescence continuelle, un changement ininterrompu.

Mais c’est aussi ce dont les images persistent dans l’imaginative qui les conduit ensuite à la mémoire ; il est donc représenté et imaginé dans l’âme du vivant, et ainsi, même s’il n’a pas de stabilité dans la nature et donc s’en tient à distance et de ce fait reste caché, il est pourtant tout proche de ce qui sent, étant perçu par le sens dès que le sens se conjoint à lui.

Or tout ce qui est senti a toujours une matière, donc ce qui est senti est toujours un corps et <est senti> par un corps.

L’autre <perception> est plus proche de la nature et plus distante pour nous, c’est la perception de l’intellect.

Certes la perception consiste en deux perceptions: perception sensible, perception intellectuelle, étant donné que les choses sont soit universelles soit singulières.

J’entends par universels les genres par rapport aux espèces et les espèces par rapport aux individus ; j’entends par singuliers les individus par rapport aux espèces.

Or les individus singuliers et matériels sont l’objet des sens ; quant aux genres et aux espèces ils ne sont pas l’objet des sens ni ne sont perçus d’une perception sensible, mais ils sont l’objet de l’une des puissances de l’âme accomplie, je veux dire de l’âme humaine: la puissance qu’on appelle l’intellect humain. »

On a ainsi trois niveaux :

– les sens immédiats ;

– les sens immédiats qui se reflètent dans l’esprit ;

– ce qui relève non pas du particulier, mais du général, qui relève de l’esprit mais donc à un niveau plus élevé, qu’on doit appeler en fait l’esprit de synthèse.

Seulement voilà, pour qu’il y ait esprit de synthèse, il faut une synthèse. Cela implique qu’il y ait une expérience et une conceptualisation dans l’esprit à partir de cette expérience.

Cela signifie qu’il y a une liaison – dialectique – entre le particulier et le général.

Al-Kindi ne l’admet pas, son matérialisme ne va pas aussi loin, c’est sa limite historique et cela va de pair avec son intégration dans le califat et sa reconnaissance de l’unicité divine.

Il ne conçoit pas que l’esprit puisse, de lui-même, retrouver des principes universels, des catégories universelles. Cela ne peut relever que de Dieu, car un principe c’est une unité et tout ce qui est « un » appartient, au fond, à Dieu.

Il est pour cette raison obligée de repartir en arrière et de retomber dans l’idéalisme, en s’appuyant sur la conception de Platon (et plus exactement de Socrate) comme quoi on se « rappelle » des concepts, depuis la période où l’esprit n’était pas encore arrivé dans le corps, mais relevait de son origine, Dieu.

Cette conception franchement idéaliste a un parallèle avec la figure d’Abou Ma’shar al-Balkhî (787-886), qui a la même période a posé les bases d’une astrologie musulmane extrêmement développée.

Sa famille appartenait à l’élite intellectuelle du Khorassan, historiquement liée à la dynastie sassanide ; il a été largement influencé par l’astrologie indienne. Ses œuvres ont été une référence fondamentale par la suite dans la genèse de l’astrologie européenne.

Version du 15e siècle d’une oeuvre d’astrologie de Abou Ma’shar al-Balkhî datant de vers 850

Selon Abou Ma’shar al-Balkhî, l’astrologie était « le plus noble des arts en importance et le plus splendide en rang », car :

« Il est clair maintenant que Dieu le Créateur a donné aux étoiles des indications et des mouvements naturels, et que c’est comme résultat des forces de leurs mouvements naturels dans les quatre éléments [eau, air, terre, feu] que la composition des choses « naturées » prend place. »

Or, Al-Kindi avait une approche tout à fait similaire sur ce plan. Lui aussi croyait en l’astrologie., qui montrerait

« comment la Providence universelle [est réalisée] à travers la sagesse divine préalable ».

La raison était la suivante : pour Aristote, Dieu n’est qu’un moteur pour que le monde fonctionne selon le principe de cause et de conséquence. Les êtres humains sont des animaux, ils ne pensent donc pas, ce qu’ils peuvent faire c’est réfléchir et retrouver les fondements des choses par leur intellect.

Il existe un « intellect agent », une sorte de gigantesque base de données virtuelles, sur lequel se « connecte » tout intellect faisant l’expérience de quelque chose et parvenant à conceptualiser cette expérience.

Al-Kindi ne suit pas cette conception, pour lui on se « rappelle » de quand notre esprit, en tant qu’âme, était auprès de Dieu. Mais si on se rappelle, alors tout est déjà écrit.

Et comme il y a un mouvement des planètes qui est strict et « au-dessus » de nous, tel un intermédiaire entre nous et Dieu, alors on peut retrouver dans ce mouvement les mêmes mécanismes qui exigent que les choses se passent sur Terre.

Al-Kindi explique que c’est le sens du vers 6 de la sourate 66 du Coran, qui dit :

« Les étoiles et les arbres se prosternent. »

On a ainsi un très fort contraste entre d’un côté un réel matérialisme, au sens où les êtres humains se confrontent au réel, de manière particulière, ce qu’Al-Kindi reconnaît… et de l’autre un idéalisme considérant que tout ce qui est intellectualisé ne peut avoir comme source que Dieu.

Et comme c’est intellectualisé en Dieu, alors ce qui a été créé par Dieu « reflète » cette intellectualisation, surtout les étoiles qui sont « au-dessus » de nous.

C’est incohérent, mais cette incohérence est propre à la religion musulmane. Le catholicisme rejette le monde matériel : il faut en sortir, d’où les religieux vivant dans les monastères, se considérant comme purs esprits. Mais l’Islam accepte le monde, tout en reconnaissant en même temps un plan supérieur, divin.

Il y a une tension gigantesque entre ces deux aspects, entre un côté matériel pragmatique historiquement tribal et une unité inter-tribale au nom d’un Dieu fondamentalement au-dessus de tout.

Al-Kindi, dans l’esprit du califat abbasside, tente de gommer cette opposition, tout au moins de lui accorder une place telle qu’il n’y ait pas de conflit.

En ce sens, il est tout à fait en phase avec le califat abbasside affirmant que le Coran a été créé. Un Coran qui n’aurait pas été créé, mais coexistant à Dieu à la base, serait une source de tension entre le côté matériel pragmatique et l’unité inter-tribale au nom de Dieu au-dessus de tout.

Le Coran serait en effet à la fois dans le monde matériel et dans le monde spirituel. Il empêcherait le califat de n’être que lui-même, il le forcerait à pencher systématiquement en faveur des religieux, qui auraient leur mot à dire pour tout, sur tout.

En posant un Coran créé et non « incréé », le califat abbasside a clairement été l’expression d’une tentative d’établissement d’un califat avec une religion arabe et une administration persane, en mode impérial, la balance penchant vers l’État et non la religion.

Al-Kindi s’inscrit complètement dans cette perspective, ce qui le force à reculer par rapport à Aristote sur le plan du matérialisme.


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