[Article publié pour la première fois dans la revue Crise 29]
La chose la plus marquante concernant les positions politiques en France, mais également en Belgique, c’est qu’il est considéré qu’on est encore dans les années 1980, voire les années 1970. La société de consommation est « oubliée » et il est considéré qu’il existe une large misère, alors que la France et la Belgique sont parmi les pays les plus riches du monde.
Cela ne veut nullement dire qu’il n’existe pas de pauvreté. Cependant, attribuer à cette pauvreté le degré de pauvreté des pays du tiers-monde est mensonger et manipulateur. Et cela fausse totalement la compréhension de la société capitaliste de consommation.
L’exemple récent du scorbut chez les enfants en France est ici très révélateur, et cela permet de saisir l’absurdité des thèses de Révolution permanente et de Lutte Ouvrière.
Fin décembre 2024, la revue médicale britannique The Lancet publiait une étude menée par les pédiatres de l’hôpital Robert-Debré de Paris. Cette étude concernait les cas de scorbut en France chez les mineurs, et on apprend que 888 enfants ont été concernés entre janvier 2015 et novembre 2023. 352 cas datent d’avant la pandémie de COVID, 536 d’après celle-ci. La moitié a entre 11 et 17 ans.
Qu’est-ce que le scorbut ? C’est une maladie qui a comme symptômes notamment une très grande fatigue, une anémie, une très grande pâleur, une mauvaise cicatrisation des plaies, des saignements du nez, du sang dans les urines et les selles, une perte d’appétit, une faiblesse musculaire et articulaire, une sécheresse des yeux. La mort intervient après d’intenses souffrances
Sa cause est le manque de vitamine C ; ce sont les marins qui ont fait la triste découverte de cette maladie, le terme vient d’ailleurs de l’islandais du moyen-âge (skyrbjûgr). Avec la première vague de mondialisation à la suite de 1492 (et la « découverte » de l’Amérique du point de vue européen), le scorbut s’est alors largement répandu, les voyages marins pouvant durer plusieurs mois.
Le médecin écossais James Lind fut le premier qui, au milieu du 18e siècle, constata par expérience le besoin de vitamine C à dose régulière, ce qu’il expose dans un rapport de 471 pages, le Traité du scorbut : divisé en trois parties, contenant des recherches sur la nature, les causes et la curation de cette maladie. Citons un passage simple et efficace :
« J’observais ici seulement que le résultat de toutes mes expériences était que les oranges et les citrons étaient les remèdes les plus efficaces pour cette maladie en mer ».
Par la suite, le processus scientifique fut compris de manière approfondie. Il est cependant connu depuis pratiquement 300 ans que l’être humain a besoin chaque jour de vitamine C. Il faut pour cela des fruits frais, des légumes frais, pour une dose autour de 100 mg. Un kiwi fournit à peu près 71 mg de vitamine C, 100 grammes de poivron en fournissent 121 mg, une orange de 100 grammes en fournit 47 mg, 100 grammes de tomates cerise en fournissent 21 mg, etc.
Le problème est que la vitamine C – en fait l’acide ascorbique pour le terme scientifique – est très sensible à la lumière, et a un caractère fragile ; autrement dit elle exige que les fruits et légumes restent frais. C’est pour cela que souvent les industriels ajoutent de la vitamine C, y compris dans un jus d’orange par exemple.
L’un dans l’autre, en tout cas, on trouve son compte niveau vitamine C, même si la dose quotidienne peut être tel ou tel jour insuffisante. Mais, surtout, il est impossible de ne pas avoir accès à la vitamine C dans la France ou la Belgique de la fin de la première moitié du 21e siècle.
Il est extrêmement facile d’acheter des produits contenant de la vitamine C, et il est impossible de ne pas le savoir, de par le degré d’éducation et de culture atteint. Ce qui n’empêche pas naturellement les explications les plus misérabilistes de s’être répandues à la sortie de la publication scientifique, qui elle-même entretient cette approche mensongère et anti-populaire.
Il y a plusieurs centaines d’enfants hospitalisés en France pour scorbut ? Ce serait la faute à la pauvreté ! La revue L’Express explique ainsi la situation :
« Les causes, bien que plurielles et dépendant souvent de cas extrêmes de malnutrition, semblent tout de même associées à un facteur : l’explosion de la précarité alimentaire de nombreux foyers en France depuis la pandémie. L’inflation, notamment, a poussé de nombreuses familles à couper leur budget en alimentation, réduisant notamment l’achat de fruits et légumes pourtant indispensables pour être en bonne santé. »
La conclusion de l’étude elle-même entonne le même refrain.
« Conclusion
Cette analyse chronologique d’une cohorte prospective nationale indique une augmentation significative des cas d’hospitalisation pour scorbut et de malnutrition sévère chez les enfants français dans l’ère post-COVID-19, les filles étant particulièrement touchées. Ces résultats sont corrélés à la hausse des prix des denrées alimentaires, soulignant l’impact des difficultés socio-économiques exacerbées par la pandémie et les crises concomitantes.
Cette tendance préoccupante souligne le besoin urgent de cibler les interventions nutritionnelles et de sensibiliser davantage les professionnels de santé et les décideurs politiques pour remédier à ces carences nutritionnelles émergentes, même dans les pays à revenu élevé. Assurer une nutrition adéquate à tous les enfants est essentiel pour prévenir la résurgence de maladies évitables comme le scorbut. »
Voici ce que dit Libération, qui laisse parler justement celui qui a coordonné l’étude. Seul problème : l’explication faite par Libération révèle le caractère mensonger de tout cela…
« ‘Ces données sont inquiétantes, sans doute sous-évaluées puisque nous ne comptons que les hospitalisations, mais elles correspondent à ce qu’on voit à l’hôpital, souffle Ulrich Meinzer, chef de service à Robert-Debré et qui a coordonné ce travail. On a vu la précarité s’aggraver depuis la pandémie. Des infirmières nous signalent de plus en plus souvent des familles qui n’ont pas mangé faute de moyens.’
Or le scorbut est souvent lié aux difficultés socio-économiques. Puisque le corps ne peut pas produire lui-même de vitamine C, essentielle au bon fonctionnement de l’organisme, elle doit être apportée de l’extérieur, normalement par l’alimentation. On la retrouve dans les agrumes, les pommes de terre, les épinards, les choux…
Pour que de premiers signes de scorbut apparaissent, il faut ingérer moins de 10 mg de vitamine C par jour pendant un à trois mois – une orange en contient 80 à 100. Les enfants dans un état avancé n’en absorbent donc plus depuis des mois, voire des années. »
Depuis des mois, voire des années : voilà qui révèle le coeur de l’affaire. On n’a pas affaire à une question de pauvreté, car il est impossible en France d’éviter des fruits et des légumes pendant des mois, voire des années. On a affaire à la décadence, à des milieux désocialisés, au lumpenproletariat, et l’aspect principal est idéologique et culturel.
Ce n’est pas que les gens n’ont pas les moyens de se procurer des fruits et des légumes, c’est que cela ne les intéresse pas, car leur mode de vie ne prend pas ça en considération.
On peut trouver plusieurs exemples de telles situations, sur le blog de Marc Gozlan, un journaliste médico-scientifique. Les exemples d’enfants carencés en vitamine C qu’il donne montrent très bien qu’on parle de gens désocialisés, faisant n’importe quoi avec leurs enfants sur le plan alimentaire.
Bien entendu, ces gens sont pauvres. Mais la pauvreté n’est pas la cause objective de la situation, c’est leur mentalité dans le cadre de la pauvreté qui est l’aspect principal. On est dans une décadence sur le plan de la civilisation, un incroyable recul sur le plan des connaissances et de la bienveillance.
On a ici affaire à la marginalité de la société de consommation, et c’est pourquoi il ne faut pas faire de misérabilisme en se disant que c’est une question sociale : la question est culturelle et est relative au rapport avec l’immense accumulation de marchandises dans le capitalisme développé.
C’est que de plus en plus de gens sont perdus devant l’avalanche de marchandises, et les gens à la marge – issus de l’immigration bien souvent, ou bien ayant connu une chute sociale vertigineuse – sont propulsés dans un mode de vie nihiliste.
Le capitalisme ouest-européen a suivi le capitalisme américain après 1945, notamment au moyen du plan Marshall. La première crise du capitalisme avait frappé le monde entier, sauf les Etats-Unis et le Japon ; partout dans le monde la production industrielle reculait, sauf dans ces deux pays, finalement touchés également. Mais le développement technique et scientifique, l’organisation moderne du travail, les nouveaux types de consommation de masse, l’hégémonie obtenue en 1945… a permis aux Etats-Unis de devenir une superpuissance impérialiste.
Ce mode de vie est désormais le même en Belgique et en France, même si chaque pays conserve bien entendu des spécificités.
Et si la croissance s’est enlisée dans les années 1970, l’effondrement du bloc dominé par le social-impérialisme soviétique et l’entrée de la Chine devenue capitaliste en 1976 sur le marché capitaliste mondial ont permis une nouvelle grande période de développement.
Le 24 heures sur 24 du capitalisme est devenu une réalité dans les années 2010-2020, au point d’ailleurs de nous amener au grand choc de 2020. La pandémie est un pur produit de la mondialisation capitaliste, qu’elle a puissamment désorganisée, au point d’introduire la seconde crise générale du capitalisme.
On peut dire qu’à partir de 2020, les forces productives progressent mais de manière éparpillée, sans posséder la cohérence qu’il y avait précédemment. Et, dans les faits, le niveau de vie n’a cessé de progresser dans le capitalisme entre 1945 et 2020. C’est d’ailleurs pour cela que l’option révolutionnaire s’est effondrée au fur et à mesure dans les années 1950-1960. Les masses des métropoles impérialistes ont été corrompues par la société capitaliste de consommation.
On n’en est pas encore à un redémarrage sur le plan révolutionnaire. Néanmoins, on ne va pas revenir à la situation de 1945, ni celle des années 1930 ou 1900. Les forces productives ont connu un immense développement. Il est absolument impossible de faire des travailleurs de 2025 un strict équivalent de ceux de 1975 ou 1915.
Il faut ainsi une vraie réflexion sur la société capitaliste de consommation. Le socialisme, ce n’est pas simplement reprendre les acquis du capitalisme et continuer la même production. Il faut une révolution culturelle, tant après la révolution qu’avant, ce qui dialectiquement signifie pendant la révolution, ou si l’on préfère : aucune révolution n’est possible sans la dimension culturelle.
Tant que les travailleurs n’ont pas rompu avec les valeurs de la société capitaliste de consommation, ils ne peuvent pas viser à avancer vers le communisme, qui est une société d’abondance. Il faut plus de production et de consommation, mais certainement pas produire et consommer n’importe quoi !
Sans chercher à évaluer ici la nature du trotskisme, il faut bien comprendre que de toutes façons son approche est fausse. En 1938, Léon Trotski écrit ainsi dans Le programme de transition que les forces productives ont cessé de croître. En 2025, c’est encore la thèse des trotskistes, qui s’imaginent donc que nous vivons dans la même degré de richesse économique qu’il y a plus de quatre-vingt ans !
C’est totalement aberrant. Et c’est avoir une conception qui empêche de comprendre le monde tel qu’il est. C’est une contribution au « masque » que se donne la société capitaliste de consommation.
Que dit Léon Trotski ? Voici ce qu’il expose, dès les premières lignes de son ouvrage qui est le principal manifeste tactique et stratégique trotskiste. « Le programme de transition » est la Bible de tout trotskiste pour tout ce qui concerne les revendications, le programme, les démarches, la pratique sur le terrain.
« La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat.
La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme.
Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle.
Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes.
La croissance du chômage approfondit, à son tour, la crise financière de l’État et sape les systèmes monétaires ébranlés. Les gouvernements, tant démocratiques que fascistes, vont d’une banqueroute à l’autre.
La bourgeoisie elle-même ne voit pas d’issue. Dans les pays où elle s’est déjà trouvée contrainte de miser son dernier enjeu sur la carte du fascisme, elle marche maintenant les yeux fermés à la catastrophe économique et militaire. »
Quelques lignes plus loin, il dit donc que la situation est plus que mûre, elle est même en train de pourrir. Il faut donc que les trotskistes prennent partout les commandes pour finir le travail et accomplir la révolution mondiale.
« Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore « mûres » pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir.
Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »
On a un sens de l’urgence, prétexte au gauchisme. C’est en apparence seulement, car dans la pratique, cela sert le misérabilisme, le réformisme.
Que lit-on dans l’article de Révolution permanente de la fin octobre 2024 intitulé « Le budget Barnier au prisme de la crise du capitalisme français » ? Des choses aberrantes, qui visent à nier que le capitalisme a connu une formidable expansion de 1989 à 2000. Il n’y aurait plus eu de progression de la productivité depuis très longtemps, dit Révolution permanente…
« Si la France se trouve actuellement en difficulté, la crise de la dette n’en est pas moins mondiale et exprime l’épuisement du modèle néolibéral.
Après la crise des années 70-80, le néolibéralisme a permis de redresser de manière relative le taux de profit sans résoudre la stagnation de la productivité, grâce à une offensive tous azimuts contre les droits des travailleurs, rendue possible par la défaite des processus révolutionnaires des années 68-80, et à l’intégration de plus d’un milliard de nouveaux travailleurs dans l’économie mondiale, après la chute de l’URSS et l’entrée de la Chine dans la mondialisation (…).
Malgré les innombrables subventions, la productivité stagnante des entreprises les a progressivement rendues de moins en moins compétitives et rentables, décourageant la capitalisation des profits, les capitalistes préférant maximiser leurs revenus plutôt que d’investir.
En un mot, le taux d’investissement, en berne, a décroché par rapport au taux de profit, ouvrant sur cette situation paradoxale dans laquelle la croissance stagne tandis que les profits du grand patronat explosent. »
Si la thèse de Révolution permanente était juste et que les capitalistes n’avaient fait que se « goinfrer » depuis 40 ans, sans investir en rien, comment se fait-il alors que sont apparus nombre de marchandises nouvelles, demandant d’immenses investissements justement ? Des investissements tant en amont, pour développer ces marchandises, qu’en aval, pour les rendre de masse.
Il suffit de penser à l’internet et les immenses travaux que cela exige sur le terrain, comme le déploiement de la fibre optique ou la mise en place de serveurs gigantesques. Les voitures des années 2020 sont fondamentalement différentes, il faut bien le dire, des voitures des années 2000. Dans le sport, l’habillement professionnel a connu des modifications massives, avec d’ailleurs une accessibilité toujours plus grande.
En fait, on aurait du mal même à trouver un domaine où le capitalisme n’a pas investi massivement. Pourquoi alors Révolution permanente prétend-il le contraire ?
C’est que cette organisation représente les intérêts de la petite-bourgeoisie intellectuelle, qui a besoin d’un capitalisme « social ».
Le misérabilisme est un outil nécessaire pour prétendre rendre nécessaire la « critique » radicale du capitalisme par des couches intellectuelles. Il suffit de voir qu’en un mois Révolution permanente a touché 500 000 euros de dons, ce qui est une somme énorme. Cela implique des soutiens avec de vastes moyens, surtout quand on voit que la vidéo de présentation de la campagne de financement sur YouTube n’a eu que 3800 vues, alors que le compte YouTube de Révolution permanente a plus de 98 000 abonnés.
Il y a quelque chose qui ne va pas, mais cela ne s’explique que par la dimension intellectuelle bourgeoise d’une telle structure « misérabiliste ».
Parmi les soutiens à cette campagne de financement de la fin 2024, on a ainsi l’historien Enzo Traverso, le philosophe Frédéric Lordon, la sociologue Kaoutar Harchi, l’économiste Bernard Friot, le philosophe Matthieu Renault, l’économiste Stefano Palombarini, le linguiste Jean-Jacques Lecercle, l’historien Marc Belissa, l’historienne Laurence de Cock.
Le misérabilisme de Révolution permanente est l’idéologie des étudiants et des bobos qui permet en effet l’alliance avec les fonctionnaires et les syndicats. C’est la grande union de la « gauche » du capitalisme.
Ces gens ne veulent tout simplement pas la révolution. Ils ne veulent pas renverser l’État, ils ne veulent pas l’insurrection avec le drapeau rouge. Ce n’est pas du tout leur culture, pas du tout leur conception. Ce qui les intéresse, ce sont les « revendications » et le fait de pouvoir réaliser une agitation autour. Et n’importe quel prétexte est bon pour ça.
Lutte Ouvrière utilise le concept de « capitalisme sénile » pour formuler la même chose que Révolution permanente. Lors de son congrès de décembre 2024, Lutte Ouvrière a produit un document pour bien expliquer ce qui est entendu par là.
« La phase actuelle d’une crise qui dure déjà depuis un demi-siècle se situe dans ce que les économistes bourgeois désignent de plus en plus souvent sous le nom de « crise séculaire ».
Elle s’est aggravée à partir des années 1970 par la succession rapide de la crise du système monétaire international, la suppression de la convertibilité du dollar, les crises successives du pétrole.
Cette crise séculaire a mis définitivement fin aux « Trente Glorieuses » (en réalité, une courte période pendant laquelle la machine de l’économie capitaliste a redémarré avec, pour principal moteur, la reconstruction après les destructions de la Deuxième Guerre mondiale).
Les crises rythment toute l’histoire du capitalisme depuis ses débuts et en constituent une des phases de développement.
Mais, contrairement aux crises du capitalisme ascendant, qui étaient suivies d’une nouvelle période d’essor, les crises du capitalisme sénile de l’époque impérialiste ont tendance à se prolonger, voire à se perpétuer (d’où l’expression « crise séculaire »). »
Le capitalisme serait donc en crise depuis avant les « Trente Glorieuses » (1945-1975). Il serait « sénile » et se maintiendrait par la force des choses. C’est totalement aberrant, et c’est exactement la même conception que Révolution permanente.
On a d’ailleurs la même théorie d’un arrêt des investissements productifs depuis plusieurs décennies. Mais sur quelle planète vivent ces gens ?
« Et de pointer les responsabilités [il est parlé de Mario Dragui dans un rapport remis à l’Union européenne] : l’insuffisance des investissements productifs.
La grande découverte ! Combien d’éditoriaux avons-nous consacrés à cela depuis les années 1970 ?
Oui, la bourgeoisie a de moins en moins tendance à investir dans la production et de plus en plus dans la spéculation en amplifiant la crise.
Quand Trotsky constatait, en 1938, dans le Programme de transition à quel point la bourgeoisie était perdue, désemparée, affolée devant les soubresauts de sa propre économie, il décrivait une réalité oh combien ressemblant à la réalité d’aujourd’hui. »
Le trotskisme est un réformisme comme on le voit très bien avec la théorie de l’arrêt du développement des forces productives depuis 1938. C’est une conception misérabiliste, qui ne permet pas d’attaquer le capitalisme développé et mets les « révolutionnaires » à la remorque du syndicalisme dans le cadre d’une société capitaliste où les négociations sont omniprésentes.
Le rêve de ces gens est d’ailleurs d’être syndicalistes, de « peser » dans les rapports de force des négociations, et ils s’imaginent par là être des révolutionnaires, et même des travailleurs exemplaires.
Ils relèvent en réalité d’une agitation tout à fait acceptée par le capitalisme développé, moderne, qui sait utiliser à bon escient de tels idéalistes, de tels naïfs, qui croient servir les masses alors qu’ils accompagnent le capitalisme dans le processus de négociations, d’encadrement, d’aménagements du capitalisme.
Les gens des années 1980 ne se sont pas soucier que leurs parents avaient les toilettes sur le palier ou pas de moyens techniques formidables dans les hôpitaux. Et, même, ça ne les intéressait pas, ils profitaient des nouveautés et ça leur suffisait. C’est compréhensible : l’homme est un animal et rien d’autre, il suit le cours de la vie.
Le matérialisme dialectique permet toutefois à l’être humain comme animal social de comprendre le principe du mode de production – et de ne pas simplement accompagner les évolutions historiques de la production. Il faut une certaine maturité historique pour cela, et il est évident que les gens vivant dans les métropoles impérialistes durant la période 1945-2020 n’ont rien eu de tout cela.
Ils ont accompagné le capitalisme, ils s’y sont intégrés. Le prolétariat a accepté le capitalisme, il s’est soumis à la bourgeoisie, car il a profité – naturellement, cela implique que c’est sur le dos des masses d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. C’est pourquoi Mao Zedong parlait de ces trois continents comme de la « zone des tempêtes ». La révolution ne pouvait venir que de là.
Les choses vont-elles changer et la révolution peut-elle revenir comme ordre du jour dans les métropoles impérialistes, en Belgique, en France ? Bien sûr. Mais cela demande de rejeter le misérabilisme, qui prétend que la misère néo-libérale asservit les masses dans la misère, masses qui en réalité regardent la télévision et Netflix, cultivent leur jardin et font des brocantes, apparemment pas du tout au courant d’être réduites à l’esclavage.
Cela demande de le rejeter… afin de comprendre que justement la pauvreté se développe, va se développer. C’est le paradoxe : il faut rejeter ceux qui parlent de pauvreté pour avant 2020 afin de bien comprendre comment la pauvreté se développe à partir de 2020.
Les trotskistes, qui n’ont rien compris à la mise en place de la société capitaliste de consommation, sont un obstacle à une lecture scientifique. Ils sont comme les gens, leur conscience sociale est en retard sur les transformations réalisées par le capitalisme. Ils diffusent donc une fausse conscience du réel.
Et, pour conclure, donnons un exemple inverse de retard, avec les propos de Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’INSEE, en décembre 2024. Voici le compte-rendu de ses propos par Le Figaro :
« Pour le chef des statisticiens nationaux, « tout le monde n’en a pas parfaitement conscience mais, sur l’année 2024, il y aura une hausse du pouvoir d’achat des ménages » français.
Si les consommateurs ont l’impression « que les prix ont augmenté », des « biais cognitifs » les empêchent de voir que les « salaires et les retraites ont fortement augmenté » par rapport aux années précédentes.
« On n’a pas perdu en pouvoir d’achat », martèle Jean-Luc Tavernier. »
C’est naturellement totalement faux, et ce Jean-Luc Tavenier fait ici office de sinistre clown.
Mais il reflète la foi en le capitalisme, la conscience en retard sur la réalité… et le besoin du capitalisme à s’auto-intoxiquer. En ce sens, les trotskistes misérabilistes ne sont que le pendant des libéraux croyant de manière mystique à la croissance sans fin du capitalisme.