ANNEXE 5
« L’EXPLOITE » ET LA CLASSE OUVRIÈRE : UNE EXPÉRIENCE PARMI D’AUTRES … MAIS NON DÉPOURVUE DE VALEUR
(in : Contradictions, n° 2, juillet-décembre 1972, p.181-194)
Il faudra écrire, un jour, l’histoire du mouvement révolutionnaire en Belgique.
Ce ne sera pas chose facile. Et il est probable que cette rétrospective tournera autour de la question : y eut-il ou non un parti véritablement communiste en Belgique à partir de 1921? Un parti ne craignant pas d’affirmer la nécessité de renverser le régime capitaliste, d’utiliser la violence révolutionnaire selon toutes probabilités, et de l’utiliser encore pour imposer la dictature du prolétariat.
Cet historique passera par la lutte contre la gangrène trotskiste, ne pourra négliger le rôle fondamental joué par les communistes dans la lutte contre l’occupant hitlérien, s’attardera à l’attitude légaliste, parlementariste, pour tout dire contre-révolutionnaire de la direction du parti dans l’immédiat après-guerre, indiquera la tendance finalement victorieuse de l’électoralisme au sein du parti, la prise en mains du parti par des éléments totalement gagnés par l’esprit petit-bourgeois, le tout aboutissant à une organisation révisionniste ouvertement à la remorque des pires ennemis de la classe ouvrière : les sociaux-démocrates installés à la direction du parti « socialiste » et de la F.G.T.B.
Nul doute que la création, en 1963, d’un nouveau parti, proclamant sa volonté d’en revenir aux principes de la lutte de classes, à la théorie marxiste-léniniste enrichie des enseignements du camarade Mao Tsé-toung, sera considérée comme un moment important de l’évolution du mouvement révolutionnaire. Nier l’influence du parti communiste dirigé par Jacques Grippa dans le tournant amorcé pour tourner le dos au révisionnisme serait faire fi de la réalité. Nul plus que nous − désignés comme les « communistes de L’Exploité » − n’a critiqué avec autant de rudesse, n’a combattu avec autant de véhémence, la ligne politique faussement révolutionnaire de Grippa, sa négation du centralisme démocratique, son refus d’accepter les leçons de la révolution culturelle prolétarienne en Chine, sa pratique petite-bourgeoise des manœuvres, des alliances sans principe, de l’opportunisme le plus plat mêlé au sectarisme échevelé, érigé au rang de méthode permanente de direction.
Il n’en reste pas moins que le carcan de l’appareil révisionniste fut brisé, que les notions de lutte de classes et de dictature du prolétariat furent remises en honneur, au moins théoriquement, que l’on en revint à un internationalisme prolétarien militant. Les quatre années durant lesquelles cette forme de parti subsista ne se soldèrent pas, très loin de là, par un bilan purement négatif. Avec le recul du temps, peut-être estimera-t-on mieux que cette expérience aura posé un jalon fondamental sur la route de la révolution prolétarienne dans notre pays.
Ce parti ne pouvait, pourtant, se maintenir, à partir du moment où son principal dirigeant, Jacques Grippa, s’opposait à l’enthousiasme soulevé par la révolution culturelle prolétarienne en Chine chez les révolutionnaires du monde entier. Au carcan révisionniste, Grippa avait substitué un nouveau carcan caractérisé par un manque maladif de confiance dans les masses et le parti, par un mépris − peut-être en partie inconscient − de la classe ouvrière, par une conception idéaliste de l’homme providentiel désigné par le cours de l’histoire pour prendre la tête des marxistes-léninistes du monde capitaliste.
Comme Liou Shao-shi fut balayé en Chine par les gardes rouges, Grippa fut rejeté en Belgique par les militants les plus liés à la classe ouvrière.
Et l’on peut dire, aujourd’hui, que la principale contradiction qui a présidé à l’éclatement du parti, fut celle de la conception du rôle de la classe ouvrière, des liens entre celle-ci et le parti.
Pour Grippa, un groupe de penseurs, intellectuels de préférence, devait entraîner la classe ouvrière sur la voie révolutionnaire. Pour cela, tous les moyens étaient bons : les slogans démagogiques, les effets publicitaires destinés à présenter le parti comme une organisation puissante, tant en militants qu’en ressources financières, les compromissions les plus saugrenues, l’utilisation éventuelle du mensonge quand le simple « bluff » ne suffisait pas, une agitation colossale mais superficielle, jusqu’aux campagnes électorales délirantes, véritables gouffres à millions, calquées sur le style barnumesque et sans principe des partis traditionnels.
Pour les camarades qui voulurent « construire le parti » et créèrent « L’Exploité », en juin 1967, il fallait en finir de considérer la classe ouvrière comme une masse de manœuvres destinée à porter au pouvoir un groupe de théoriciens constituant une sorte d’élite du mouvement révolutionnaire. Il fallait, au contraire, en revenir à plus de modestie, ne pas craindre de montrer aux travailleurs le véritable visage du parti ; s’atteler à un travail patient, obscur, mais en profondeur, en direction des entreprises. Et, surtout, apprendre à écouter la voix des masses populaires, pour bien connaître les aspirations de celles-ci, le niveau de leur conscience politique, l’importance de l ‘influence petite-bourgeoise en leur sein, l ‘impact exact des théories sociales-démocrates et révisionnistes, tout comme la netteté et la sincérité des courants révolutionnaires.
Nous l’avons dit, les militants qui créèrent « L’Exploité » étaient les plus liés à la classe ouvrière. En énorme majorité, ils étaient eux-mêmes des prolétaires. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on trouva parfois des pointes d’ouvriérisme dans leurs positions, en réaction − néfaste mais difficilement évitable − contre la primauté donnée par Grippa à son état-major d’intellectuels, de théoriciens.
La principale force du parti communiste (m.l.) éditant « L’Exploité » fut, au cours des cinq années qui suivirent, cette liaison permanente, naturelle, profonde, avec la classe ouvrière.
Sa principale faiblesse se situait sur le plan idéologique.
On peut dire que ces deux caractéristiques sont toujours bien réelles aujourd’hui, même si des efforts sérieux, mais intermittents, ont été faits périodiquement pour élever le niveau idéologique de l’ensemble des camarades. Cette faiblesse idéologique est générale, tant à la « base » qu’à la « direction » du parti.
Pour tenter d’y remédier, pour tenter, surtout, de commettre le moins d’erreurs possible, nous avons utilisé et continuons à utiliser, dans les cas les plus complexes, une méthode assez simpliste d’analyse : tout ramener aux principes élémentaires de la lutte de classes.
A savoir : le monde capitaliste est basé sur la loi du profit maximum. Pour réaliser celui-ci, les exploiteurs doivent faire produire toujours davantage à un nombre toujours moindre d’exploités. Les intérêts des exploiteurs et des exploités sont donc foncièrement, fatalement contradictoires. D’où, conflits plus ou moins violents. Au cours des luttes, les exploités doivent prendre conscience de leur exploitation et de leur puissance, ce qui les amène à revendiquer la direction du monde.
La bourgeoisie, disposant de tous les pouvoirs et des leviers financiers, s’opposera par tous les moyens à cette exigence. En fin de compte, elle emploiera la force armée pour maintenir ses privilèges. Si la classe ouvrière dispose d’un parti authentiquement révolutionnaire, elle pourra opposer à cette force armée sa propre force armée. Et, dans ces conditions, sa victoire ne fait aucun doute.
Ce canevas, volontairement simplifié ici, n’est qu’une méthode de pensée sans autre prétention que de nous empêcher de glisser vers des explications idéalistes du monde, des solutions du type parlementariste, guévariste, anarchiste, spontanéiste. Mais il est bien évident que se borner à ce schéma ne suffit pas à former des militants idéologiquement formés.
Si nous en parlons, c’est que, au départ, nous étions tous conscients d’une réalité ignorée ou niée par l’immense majorité des militants gravitant autour de Grippa. Cette vérité était celle-ci : les grands exposés théoriques de dialectique marxiste tombent comme un coup d’épée dans l ‘eau. Ils ne peuvent toucher les éléments les plus révolutionnaires du prolétariat parce que ne répondant pas aux questions concrètes posées par ceux-ci, parce qu’écrits ou proférés en un langage hermétique réservé aux initiés, parce qu’écrasant les principes élémentaires sous une masse désespérante de considérations savantes, terriblement abstraites.
Instruits par notre propre expérience, nous sommes partis de l’idée que, pour toucher réellement les travailleurs, il fallait réaffirmer, réexposer, en un langage concret, imagé, direct, accessible, vigoureux, les notions de contradiction et de lutte de classes de révolution et de prise du pouvoir par la classe ouvrière.
Ce fut notre modeste point de départ. Depuis cinq ans, échecs et succès ont alterné, ont cohabité. Nous avons connu des pertes sensibles, des découragements. Toute notre force, toute notre énergie, tous les projets réalisés, nous les devons au soutien rencontré aux portes des entreprises, à la confiance chaleureuse manifestée par des centaines de travailleurs. Nous avons beaucoup appris en commettant de multiples erreurs et en tentant de les corriger.
Le bilan des expériences vécues n’est pas très riche. Mais nous croyons qu’il peut être utile à l’ensemble du mouvement révolutionnaire en Belgique. Ce bilan, loin de nous l’idée de le présenter en vérité révélée. Mais, peut-être, est-ce au moins une partie non négligeable de la vérité.
Nous nous sommes constitués en parti, avons édité un hebdomadaire. Six mois après, un autre groupe de militants, restés jusque-là avec Grippa, ont fait de même et ont édité « Clarté ». D’autres groupes, d’autres organisations ont vu le jour, connaissant des fortunes diverses. Nous sommes persuadés que, dans la plupart de ces groupes, et chez des révolutionnaires isolés également, se trouvent d’autres expériences valables, d’autres fragments de la vérité. C’est de l’ensemble que naîtra le futur parti communiste, celui qui, véritable parti de la classe ouvrière, mènera celle-ci sur la voie des victoires révolutionnaires, vers l’instauration d’une société socialiste. Notre expérience, nous allons essayer de la décrire brièvement. Elle n’est pas achevée, loin s’en faut. Mais nous allons essayer de la poursuivre, de l’approfondir, en demeurant attentifs à notre principal éducateur en la matière : la classe ouvrière elle-même.
L’EXPLOITE.
Pendant des années, la direction du parti révisionniste avait proclamé : « Il ne faut pas effaroucher la classe ouvrière avec des termes de lutte de classes − il faut éviter de prononcer le mot ‘révolution’ et bannir l’expression ‘dictature du prolétariat’ ».
C’est que, dans leur perspective électoraliste, parlementariste, les révisionnistes ne désirent nullement la révolution. Etant partisans du « passage pacifique au socialisme » et, tout compte fait, de la « coexistence pacifique » avec les patrons, ce sont eux qui sont, en réalité, effrayés par les éléments les plus révolutionnaires du prolétariat.
Les camarades qui créèrent « L’Exploité », en juin 1967, avaient une toute autre opinion. Ils savaient qu’un important pourcentage de la classe ouvrière, malgré les influences social-démocrates, révisionnistes, malgré les habitudes de compromissions syndicales, était demeuré fondamentalement convaincu de la nécessité de renverser le régime capitaliste et d’instaurer le socialisme.
Ce fut un des principes de « L’Exploité » : dire ouvertement aux travailleurs que la solution n’était pas l’amélioration − illusoire − des conditions de vie par la progression de batailles revendicatives, mais une révolution au terme de laquelle la classe ouvrière s’emparerait du pouvoir par la violence. Pendant des années, Grippa s’est opposé farouchement à ce que l’organe du parti « La Voix du Peuple » consacrât une place importante aux entreprises, aux problèmes quotidiens des travailleurs. Pour lui, il fallait asséner à ceux-ci des exposés-massues sur la théorie marxiste-léniniste, leur imposer des slogans et des programmes revendicatifs concoctés pendant d’interminables palabres du comité central et du bureau politique.
Cette attitude était tout aussi logique que celle des révisionnistes : Grippa et ses lieutenants n’avaient, de la classe ouvrière, qu’une connaissance extrêmement superficielle. Ils n’en connaissaient nullement le langage et ignoraient tout de ses problèmes. En réalité, ils n’avaient aucune confiance − tout comme les révisionnistes, en fin de compte − dans la capacité révolutionnaire du prolétariat de notre pays.
Le point de vue des militants de « L’Exploité » était tout autre. Pour eux, il fallait partir des luttes, des petits conflits quotidiens des travailleurs, pour démontrer la nécessité d’arracher le pouvoir des mains des exploiteurs.
Pour reprendre un exemple dont nous avons souvent usé, il fallait pouvoir arriver à la notion de la nécessité de la révolution en partant d’une revendication pour des chaussures de sécurité.
Par conséquent, nous adoptâmes comme second principe d’accorder une place privilégiée aux informations venues des entreprises, traitées dans une perspective révolutionnaire.
Depuis des dizaines d’années, la social-démocratie s’est ingéniée à implanter des idées réformistes au sein de la classe ouvrière. Et, reconnaissons-le, le parti communiste n’a guère présenté d’autre alternative à celle-ci depuis 1921.
Pour parvenir à maintenir les travailleurs dans les limites des luttes économistes − avec, parfois, certains objectifs électoralistes profitables à la social-démocratie − l’outil principal est, à l’heure actuelle, la F.G.T.B. Une fort brève analyse suffit pour déterminer que ce syndicat, basé théoriquement sur des principes de lutte de classes, constitue en fait un carcan emprisonnant la classe ouvrière pour la forcer à accepter la collaboration de classes.
Dans les grosses entreprises sidérurgiques, objectifs principaux d’implantation de « L’Exploité » à ses débuts, on peut parler d’une dictature exercée par des individus utilisant leurs fonctions dirigeantes sur le plan syndical à la fois pour servir les intérêts patronaux et leurs intérêts propres.
Un des principes de base de « L’Exploité » fut donc de tenter de briser cette dictature réactionnaire en démontrant, au départ d’incidents vécus, la liaison étroite entre la direction des organisations syndicales, les partis politiques au service de la bourgeoisie et celle-ci.
Cela devait, automatiquement, nous amener à dénoncer le réformisme collaborationniste du P.S.B. et le révisionnisme capitulationnisme du P.C.B. Cependant, cette dénonciation devait se garder de tomber dans un sectarisme nuisible − ornière que ne put toujours éviter « L’Exploité ». En effet, au sein des organisations syndicales, se déroule également une lutte de classes. Celle-ci oppose constamment les dirigeants, complètement inféodés au régime, trahissant consciemment, et les délégués de base, liés avec leurs compagnons de travail, et donc plus accessibles aux aspirations de la classe ouvrière.
Pour ces derniers, la trahison est plus difficile, amène des conséquences immédiates infiniment désagréables. En outre, une partie de ces délégués de base sont foncièrement honnêtes, désireux de défendre les intérêts de leur classe, ce qui les amène fréquemment à être des victimes à la fois des dirigeants de leur centrale et de la direction des entreprises.
Confondre en un seul bloc tout l’appareil syndical constitue donc une lourde erreur, tant du point de vue de l’analyse marxiste que du point de vue de la tactique et de la stratégie politiques. Un autre principe de « L’Exploité » fut de dénoncer, sans aucun compromis, les directions des organisations syndicales, ainsi que toutes les trahisons à quelque échelon qu’elles se manifestent, mais de soutenir, au contraire, les délégués de base ayant des positions justes.
Autre aspect du problème : l’existence de deux organisations syndicales, la C.S.C. et la F.G.T.B., tout autant corrompues au sommet, mais ayant des tactiques différentes par région ou par secteur en raison des lois de la concurrence électoraliste.
Dans l’intérêt des luttes ouvrières, nous avons toujours tenté de tirer parti de cette opposition en démontrant aux travailleurs le peu de signification des étiquettes, en les invitant à ne juger les hommes que sur les actes et à ne pas se laisser duper, par exemple, par un anti-cléricalisme verbal destiné à masquer, en fait, une position réactionnaire.
Sur le plan « technique », « L’Exploité » s’efforça également, dès le départ, de respecter certains principes rédactionnels :
– parler le langage du peuple en écartant le style stéréotypé, le vocabulaire prétentieux et hermétique, l’abstraction rebutante et incompréhensible ;
– employer un vocabulaire et un style vigoureux, riches en couleur, directs, précis ;
– penser à chaque instant que le lecteur ouvrira et lira « L’Exploité » à la lumière diffuse d’un train de laminoir ou bien secoué par les cahots d’un tram ou d’un autobus, ou encore au retour d’une journée de travail.
En ce qui concerne la diffusion, notre manque total de ressources financières nous empêchait de nous tourner vers les circuits de vente normaux : aubettes, librairies, agences et messageries de la presse, bibliothèques des gares. Au surplus, l’absence de tout « subside » extérieur nous obligeait de vendre « L’Exploité » pratiquement jusqu’au dernier numéro. Nous ne devions donc compter que sur la vente militante. Où orienter cette vente ? Selon le principe de la priorité absolue à la classe ouvrière, la réponse était simple : aux portes des entreprises. Cette vente offrait l’inconvénient d’exiger des militants une discipline très rude: la présence, chaque semaine, par n’importe quel temps, le même jour, à la même heure, au même endroit.
Les avantages politiques étaient immenses :
– l’affirmation de la présence du parti, recréant chez les travailleurs une confiance perdue depuis longtemps dans les organisations politiques ;
– le contact permanent avec les travailleurs, la nécessité de connaître leurs préoccupations, d’écouter leurs critiques, de répondre à leurs questions, de riposter à certaines attaques ;
– l’image donnée à la classe ouvrière de militants communistes dévoués, sérieux, modestes, intégrés dans le peuple, en parlant le dialecte, partageant les mêmes soucis, connaissant les mêmes difficultés ;
– la possibilité de nouer des liens réguliers avec les travailleurs d’avant-garde, de les aider à effectuer un travail politique à l’intérieur de l’usine.
L’ORGANISATION DU PARTI
Sur le plan de l’édification du parti, l’idée fondamentale fut toujours : faire de chaque entreprise une citadelle du parti. Mais, avouons-le, dans la pratique, la ligne du parti fut loin d’être toujours claire. Et, pendant fort longtemps, les tentatives d’organisation du parti sur la base de l’entreprise se soldèrent par des échecs.
Le parti révisionniste nous avait légué une organisation de parti structurée géographiquement ou, plus exactement, électoralement.
Le parti grippiste conserva cette forme organisationnelle. En ce qui concerne l ‘implantation du parti dans les entreprises, il en était arrivé à la formule des « comités d’action ».
Notre parti reprit à son compte, en 1967, ces deux erreurs. Et l’on continua à réunir des secteurs et des régionales selon un style de « discussion » stéréotypé, où la voix des entreprises ne pouvait guère être entendue que « par la bande ». Précisons-le : le problème de l’organisation du parti dans l’entreprise demeure encore, à l’heure actuelle, notre préoccupation majeure. Nous sommes cependant parvenus à une conception plus claire des choses et à des résultats qui, sans être spectaculaires, nous semblent importants.
Au départ donc, la formule « comité d’action ». L’idée grippiste était de constituer ou d’aider à se constituer un groupe d’ouvriers unis par une action momentanée et d’où sortiraient les éléments révolutionnaires qui rejoindraient le parti.
Une analyse marxiste de cette idée aurait dû nous en montrer la fausseté. N’ayant pas pratiqué cette analyse, la réalité s’est chargée de nous démontrer notre erreur.
Les « comités d’action » se créent aisément et se volatilisent tout aussi aisément. La présence d’un membre du parti à l’intérieur parvient parfois à le maintenir théoriquement en vie. Mais il n’y a, jusqu’ici, aucun exemple de ce type de « comité d’action » ayant joué un rôle positif sur le plan de la structuration d’une quelconque organisation marxiste-léniniste à l’entreprise. Nous en sommes donc arrivés à la conclusion que partir d’un comité « large » pour parvenir à une organisation du parti était atteler la charrette avant les bœufs. Cette « découverte » peut paraître ridicule. Et, effectivement, elle ne plaide guère en faveur du niveau idéologique des militants de « L’Exploité » de juin 1967.
Nous le reconnaissons volontiers. Si nous avions étudié la pensée de Mao Tsé-toung en la liant à la pratique et non d’une manière théorique, nous aurions déterminé immédiatement que la première chose à faire était de créer une organisation du parti à l’entreprise et non une espèce de « front uni » invertébré, sans ligne politique, sans principe organisationnel, sans perspective.
Lorsque cette conception est devenue claire pour nous, nous avons essayé de l’appliquer mécaniquement selon la formule : nous avons deux membres du parti à La Providence et une demi-douzaine de sympathisants, réunissons-les et nous aurons une cellule du parti à La Providence.
Nous avons réussi, dans une importante entreprise sidérurgique, à réunir ce type de cellule pendant plusieurs mois. Nous croyions sincèrement avoir trouvé le bon « démarrage » même si, ailleurs, les tentatives mécaniques s’étaient soldées par des échecs retentissants. Mais même cette cellule modèle, dont nous étions particulièrement fiers, ne tint pas le coup.
Les camarades, qui en faisaient partie, étaient idéologiquement très faibles. En outre, le parti tout entier péchait par manque de modestie et de vigilance. Ce qui devait arriver arriva : la répression patronale, syndicale, policière s’abattit sur les membres de la cellule. Deux d’entre eux furent licenciés du jour au lendemain sans possibilité de réaction. Trois autres furent l’objet de pressions directes, de menaces jusque dans leur vie familiale. Le parti fut incapable de réagir de façon positive. Tout au plus, parvint-il à limiter les dégâts, grâce surtout à la confiance que continuèrent à leur manifester des dizaines de travailleurs de cette usine.
Nous sommes arrivés à la conclusion que la réunion de quelques militants du parti dans une entreprise n’était pas non plus nécessairement l’équivalent d’une véritable cellule marxiste-léniniste capable de diriger les luttes quotidiennes, de créer ce bastion communiste ayant un rôle essentiel à jouer dans une perspective révolutionnaire.
Devenus prudents et modestes, convaincus plus que jamais de la nécessité d’avancer pas à pas sans rechercher le résultat spectaculaire, mais en effectuant, au contraire, un travail en profondeur obscur et solide, nous sommes arrivés à la conclusion que de véritables organisations révolutionnaires d’entreprise ne pourraient se constituer qu’à partir de travailleurs de cette entreprise idéologiquement et politiquement formés, aidés par tout le parti. C’est une des raisons pour lesquelles notre parti a entrepris une véritable croisade d’éducation idéologique non pas selon le mode traditionnel de « cours idéologiques » dont l’expérience nous a montré la vanité, mais au départ de la lutte de tous les jours menées par tous les camarades.
LES RÉSULTATS : « L’EXPLOITE ».
En juin 1967, le premier numéro de « L’Exploité » fut vendu à 109 exemplaires dans les entreprises de Charleroi. La vente actuelle hebdomadaire oscille autour du millier dans cette même région. Naturellement, c’est un magnifique succès. Malheureusement, ce développement est assombri par une faillite totale en d’autres régions : Mouscron, Centre, Liège.
Au Borinage, notre action subit des hauts et des bas et ne put jamais se stabiliser, alors que les conditions existantes sont excellentes, meilleures, à notre avis, qu’au Pays noir.
Aux Forges de Clabecq, nous maintenons une vente régulière dont l’impact reste minime.
La situation chiffrée est la suivante. « L’Exploité » est diffusé régulièrement chaque semaine dans six entreprises sidérurgiques, une entreprise de récupération de métaux et deux charbonnages. Au total, cela représente 18 points de vente avec des chiffres allant de 5 numéros à 180, par entrée d’usine.
Un phénomène particulier : les A.C.E.C. de Charleroi, où nos tentatives de diffusion se sont soldées par plusieurs échecs successifs à la suite de diverses circonstances (manque de militants, analyses erronées) mériteraient une étude particulière. Aussi, le nombre d’« Exploité » parvenant entre les mains d’ouvriers des A.C.E.C. est-il ridiculement bas. Nous n’en parlons donc pas dans l’énumération des entreprises touchées par notre hebdomadaire.
Autre fait important celui-ci : depuis un an environ, nous assistons à un changement qualitatif de l’impact de « L’Exploité » sur les lecteurs des entreprises. Au départ, ceux-ci s’intéressaient essentiellement aux problèmes de leur propre entreprise. Par la suite, l’intérêt s’élargit aux informations provenant d’autres usines. A l’heure actuelle, les thèmes de discussion avec nos militants sont très différents : il s’agit de réflexions sur des problèmes internationaux et, plus encore, de discussions générales sur les possibilités de mettre fin au régime capitaliste.
L’IMPLANTATION DU PARTI.
Les militants de notre parti (membres et sympathisants actifs) sont, dans leur quasi-totalité, des travailleurs manuels.
Nous en comptons dans quatre entreprises sidérurgiques, dans trois charbonnages, dans deux entreprises de construction électrique ou métallique, dans une entreprise de récupération de métaux, dans trois entreprises de travaux publics, dans une entreprise de distribution.
Géographiquement, ces militants se répartissent dans les régions suivantes : Charleroi, Entre-Sambre-et-Meuse, Centre, Basse-Sambre, Bruxelles, Dinantais − ce qui est, approximativement, également la répartition géographique des lecteurs de « L’Exploité » ; à laquelle il faut ajouter le Borinage, la Thudinie et le Namurois.
Sur le plan de l’organisation du parti, celui-ci compte trois véritables cellules d’entreprise et les embryons de deux autres.
Une influence réelle est exercée par le parti à La Providence, Hainaut-Sambre, aux charbonnages de Saint-Jacques et du Petit Try, à Lifermag (récupération de métaux). Elle est plus réduite et irrégulière à Thy-Marcinelle Monceau, minime au Ruau et quasi nulle aux Forges de Clabecq et à la Fabrique de Fer.
Un des résultats incontestables obtenus par notre parti est d’avoir battu en brèche la dictature syndicale, d’avoir réussi même à briser le carcan réformiste en certains endroits, d’avoir fait reculer les traditions électoralistes et les illusions parlementaristes, d’avoir redonné aux travailleurs la confiance en leurs propres forces.
LES PERSPECTIVES ?
Elles sont à la fois exaltantes et décourageantes. Si l’on ne tient compte que de l’évolution du « climat » dans les entreprises, on peut dire que tous les espoirs sont permis pour les révolutionnaires. L’aspiration à un changement radical, fondamental mettant fin à l’exploitation de l’homme par l’homme s’est installée dans l’esprit des travailleurs − en tous les cas là où nous pouvons en juger.
Dans les entreprises, une recherche intense se produit : celle de nouvelles formes de luttes, d’organisation.
Par contre, où le bât blesse, c’est dans l’incapacité pour le mouvement révolutionnaire de donner une perspective concrète à ces aspirations. L’éparpillement des forces, le précipice séparant certaines organisations marxistes-léninistes des réalités ouvrières, se traduisent par une impuissance à proposer au prolétariat une orientation révolutionnaire dans la victoire de laquelle il aurait confiance.
Nous sommes tous responsables de cette faiblesse criante : les militants de « L’Exploité », comme ceux des autres organisations, désirant sincèrement servir le peuple en faisant triompher la révolution.
Nous espérons cependant que notre expérience, bien que limitée géographiquement, bien que souffrant d’une grande faiblesse idéologique, pourra contribuer à édifier rapidement un parti marxiste-léniniste puissant que la classe ouvrière reconnaîtra comme guide.
Arnold HAUWAERT.