La vague d’architecture constructiviste des années 1920, pour toute relative qu’elle ait été, avait frappé les esprits de par le côté « cube » ou « boîtes » des constructions et par le discours hyper révolutionnaire de leurs architectes, par le côté utopiste radical.
La plupart du temps, les projets constructivistes étaient de toutes façons irréalisables. On parle ici d’une idéologie au sens propre.
Le projet délirant de monument à la 3e Internationale de Tatline, imaginé en 1919-1920, signifiait par exemple une tour de 400 mètres de haut avec trois éléments en forme de double hélice en rotation permanente, un écran géant, des projections de texte sur les nuages, etc.
De fait, même lorsque cela atteignait une certaine dimension sur le terrain, le côté formel l’emportait. Le bâtiment du Derzhprom (c’est-à-dire de l’industrie d’Etat) est ainsi efficace du point de vue constructiviste, il a été construit littéralement avec les moyens du bord, avec un état d’esprit très volontaire, au point que les ouvriers ukrainiens de Kharkiv, qui ne parlaient d’ailleurs pas russe, ont impressionné le poète Vladimir Maïakovsky.
Cependant, s’il est mobilisateur abstraitement, une fois qu’il est mis en place, il n’y a pas d’esprit, pas d’âme. Si on est reste au point formel, c’est excellent, mais si on veut du fond, on ne trouve plus rien. Tout est sec.
Dès le tout début des années 1930, le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) avait prévenu que des intellectuels petits-bourgeois utopistes se rêvaient prendre les commandes de l’Etat pour réaliser, du moins l’imaginaient-ils, leurs fantasmagories. Dans le décret du Parti Sur les travaux de restructuration du mode de vie, du 16 mai 1930, il est ainsi affirmé que :
« Le Comité central note que, parallèlement à la croissance du mouvement pour un mode de vie socialiste, il y a des tentatives extrêmement infondées, semi-fantastiques et donc extrêmement nuisibles de la part de camarades individuels pour « sauter » par-dessus ces obstacles sur la voie de la réorganisation de la vie dans les socialisme, tentatives qui s’enracinent, d’une part, dans le retard économique et culturel du pays, et d’autre part, la nécessité actuelle de concentrer au maximum les ressources sur l’industrialisation rapide du pays, qui seule crée la conditions matérielles réelles pour un changement radical de vie.
De telles tentatives de certains travailleurs, qui cachent leur essence opportuniste sous la « phrase de gauche », incluent des projets qui sont récemment apparus dans la presse pour replanifier les villes existantes et en construire de nouvelles, exclusivement aux frais de l’État. »
Cette « replanification » absolue rêvée par les « utopistes » allaient très loin. Dans Les tâches de l’architecture soviétique, écrit en 1937, Karo Alabyan, dénonce justement deux tendances marquantes de l’architecture soviétique qui représentaient la pointe de la démarche formaliste-constructiviste : le sur-urbanisme et le désurbanisme, conceptions nées pour ainsi dire en laboratoire au fur et à mesure des années 1920.
Voici ce qu’il en dit :
« Nos constructivistes – les frères Vesnine, Ginzburg et d’autres, suivant la doctrine de leurs collègues d’Europe occidentale – Corbusier, Gropius et d’autres, se sont longtemps couverts de phraséologie de gauche et de phrases fortes sur la « nature révolutionnaire, socialiste et de principe » de leur art.
Cependant, il ne fait aucun doute que nos constructivistes ont suivi l’exemple de leurs collègues d’Europe occidentale, représentants de l’architecture bourgeoise en décomposition.
Ces camarades ont-ils tenté de se libérer de la captivité du constructivisme bourgeois ? Ils ont fait quelque chose dans ce sens. Mais c’étaient des hésitations, et des hésitations aléatoires et sans principes.
En particulier, le groupe d’architecte autour de Ginzburg se précipita comme dans une fièvre du sur-urbanisme au désurbanisme, de la propagande de gigantesques complexes résidentiels – des maisons communales, avec près d’un million d’habitants, aux huttes sur cuisses de poulet, des principes de Corbusier dans la planification des villes industrielles, à la prédication de la destruction des villes et leur remplacement par des villages paysans idylliques.
Engagés dans des expériences irresponsables, ils ont défiguré des villes avec des maisons-boîtes grises ternes, des maisons d’aquarium, des serres, des maisons pour voiture et d’autres curiosités similaires.
Ces erreurs et ces hésitations sans principes sont le résultat d’une méconnaissance de l’essence de l’architecture soviétique et de son rôle dans la construction socialiste, une incompréhension des tâches que le parti et le gouvernement nous ont confiées. »
C’est que le sur-urbanisme et le désurbanisme étaient des utopies formées dans les esprits d’ultra-gauchistes dans les cabinets d’architecture, une situation permise par la situation particulière des années 1920. Il n’y avait aucune production concrète, à part des réalisations architecturales formelles et prétentieuses. Il s’agissait, au sens strict, de projets idéologiques ultras, qui furent par conséquent rejetés.
Le sur-urbanisme fut théorisé jusqu’à son comble par Leonid Sabsovich, le désurbanisme par Mikhail Okhitovich. Le premier voulait que les gens vivent les uns sur les autres, jusqu’à effacer leur individualité ; le second exigeait une indépendance la plus grande possible des gens, jusqu’à l’éloignement géographique maximal devant obligatoirement se servir de véhicules dans un environnement semi-rural.
Au sens strict, on peut dire que la ligne de Mikhail Okhitovich était typiquement capitulationniste – trotskiste en ce qui concerne les possibilités de l’industrialisation, celle de Leonid Sabsovich étant au contraire triomphaliste – volontariste jusqu’à l’utopisme planiste ultra.
Mikhail Okhitovich avait d’ailleurs initialement été un partisan de Trotsky et exclu du Parti en 1928, puis autorisé à le réintégrer en 1930, mais menant ensuite une campagne en faveur du constructivisme, puis du désurbanisme, et par conséquent liquidé.
Pour Mikhail Okhitovich, les unités d’habitation devaient regrouper 3, 20, 50, 500 personnes, couvrant toute une zone géographique, chaque ménage vivant dans un préfabriqué modulable, alors que pour Leonid Sabsovich, on parle de grands blocs collectifs de 50 000 personnes où les personnes n’ont droit qu’à une petite chambre chacune et encore seulement pour y dormir.
Mikhail Okhitovich prônait le désurbanisme comme fétichisme absolu de l’individu, Leonid Sabsovich comme sa négation la plus absolue. C’était des utopies faites en laboratoire, où l’architecture devenait le fond révolutionnaire par excellence.
Les préfabriqués devaient être modulables selon Mikhail Okhitovich, afin de pouvoir être rassemblé par exemple pour une vie de couple, ou bien désassemblés en cas de divorce. Les transports seraient effectués par voiture , train ou avion. L’architecture devait suivre une individualité pour ainsi maximalisée, c’est une utopie ultra-individualiste.
Pour Leonid Sabsovich, la planification urbaine était strictement inverse, elle imposait un rassemblement généralisé et la suppression même de l’idée de ménage, les individus étant de purs rouages de la production, les enfants étaient « collectivisés », etc.
Cela donnait une allure hyper-révolutionnaire à son communautarisme architectural, qui prétendait immédiatement appliquer des préceptes collectivistes, pour façonner les gens ; c’était en réalité une démarche mécanique – formelle.
Voici une présentation de son utopie ultra-productiviste planiste dans son ouvrage Villes socialistes de 1930 :
« Le problème de la ville devient extrêmement important. Car si le développement de l’industrie, de l’agriculture et des transports doit créer la base matérielle de la possibilité de construire le socialisme, alors la restructuration de nos villes et villages doit créer les conditions immédiates pour la réalisation d’un mode de vie socialiste, les conditions immédiates pour la réalisation du socialisme (…).
Une autre voie s’est tracée récemment : c’est la voie d’une reconstruction socialiste radicale de la vie, la voie d’une restructuration complète de la vie sur la base de la socialisation complète du service aux besoins quotidiens et culturels de la population laborieuse, la voie de la construction les nouvelles villes socialistes et la reconstruction socialiste radicale des villes existantes.
Les partisans de cette voie soutiennent que nous devons nous éloigner de la voie des « réformes sociales » progressives dans le mode de vie des travailleurs, que nous devons immédiatement nous engager sur la voie d’une reconstruction radicale de la vie sur des principes socialistes (…).
L’expansion de l’industrie dans les villes existantes, à son tour, conduit à un afflux encore plus important de personnes dans ces villes, à l’expansion de la construction de logements, à une augmentation de la capacité des voies de transport, à l’expansion des services publics, etc. la présence dans nos villes de travailleurs, surtout de travailleurs qualifiés, la présence de logements pour les travailleurs, la disponibilité d’équipements, d’institutions centrales, etc., tout cela nous oblige à construire des entreprises industrielles principalement dans les villes existantes.
L’expansion de l’industrie dans les villes existantes, à son tour, conduit à un afflux encore plus important de personnes dans ces villes, à l’expansion de la construction de logements, à une augmentation de la capacité des voies de transport, à l’expansion des services publics, etc.
Ainsi, une chaîne sans fin est obtenue, ce qui conduit à la création de villes géantes, qui sont un produit typique de l’ère capitaliste du développement humain.
Nous suivons l’ancienne voie capitaliste éprouvée, sans tenir compte des changements économiques et sociaux radicaux que la période de reconstruction socialiste de l’économie nationale apporte à notre développement (…).
Dans un avenir proche, nous n’aurons plus besoin des grandes villes, qui créent inévitablement des conditions très malsaines pour la vie et le travail de la population active. Le réseau de transport dense, que nous devrons créer d’ici 5 à 8 ans, nous permettra d’implanter beaucoup plus librement les entreprises industrielles sur l’ensemble du territoire de l’Union (…).
Nous devons tirer des conclusions similaires en ce qui concerne le développement des grandes villes existantes. Il faut arrêter complètement d’y construire de nouvelles entreprises, déplacer ces entreprises sur un territoire à plusieurs dizaines de kilomètres de ces villes et construire de nouvelles villes socialistes autour de ces entreprises (…).
Il faut esquisser un plan de décentralisation progressive des villes existantes en construisant leur périphérie le plus loin possible du centre-ville et en faisant ainsi de ces périphéries des villes nouvelles indépendantes.
Au lieu de plans d’expansion sans fin des villes existantes, au lieu de plans de création du « Grand Moscou », du « Grand Nijniy Novgorod », etc., nous devons créer des plans de décentralisation progressive et de reconstruction socialiste des villes existantes (…).
Les villes nouvelles, créées au début comme des villes à prédominance purement agraire, nous nous transformerons progressivement en villes agraires-industrielles, créant dans ces villes des entreprises industrielles de transformation des produits agricoles, ainsi que toutes sortes d’autres entreprises industrielles.
De la même manière, nous transformerons progressivement les villes industrielles en villes industrielles-agraires, réunissant en elles la population travaillant à la fois dans les entreprises industrielles et dans les grandes entreprises agricoles adjacentes à la région industrielle . Certaines des villes que nous créerons immédiatement en tant que villes industrielles-agraires ou agraires-industrielles (…).
Le ménage, cette base de la vie individualiste petite-bourgeoise, absorbe improductivement une énorme quantité de travail. Selon le RSFSR RCT, 36 millions d’heures de travail sont consacrées quotidiennement à la cuisine dans le ménage, soit environ 4,5 millions de journées de travail complètes (traduites par une journée de travail de 8 heures).
La cuisson centralisée dans nos cuisines d’usine imparfaites ne nécessiterait que 6 millions d’heures de travail par jour, c’est-à-dire qu’elle libérerait environ 4 millions de mains des dépenses de travail improductives. Nous avons la même dépense improductive de travail dans le ménage individuel dans le domaine de la lessive, de la garde des enfants, etc.
Il suffit de souligner qu’en présence d’un ménage, seuls 30 % environ de la population totale peuvent être employés à un travail socialement productif, tandis que dans la socialisation de la vie quotidienne, plus de 60 % peuvent être employés à un travail productif (…).
Ces maisons modernes, étant un produit de la vie individualiste, adapté à son entretien, à la fois nourrissent cette vie individualiste, petite-bourgeoise, l’inculquent à la nouvelle génération, qui devra achever l’édification du socialisme et continuer à vivre dans les conditions du système socialiste réalisé .
« Son coin à soi », ses meubles à soi, sa famille à soi, sa vie isolée, arrachée au collectif, tels sont les traits que le mode de vie individualiste petit-bourgeois qui règne dans les pays capitalistes et dans les nôtres instille dans les gens qui travaillent.
Cela est encore plus vrai par rapport à la vie de nos villages, où chaque famille, menant sa propre petite économie paysanne séparée, a son propre domaine, sa propre hutte, adaptée (et très mal adaptée) pour répondre à tous les besoins domestiques de l’agriculture qui sont à un niveau très bas la population.
Ce mode de vie petit-bourgeois et individualiste est en contradiction flagrante avec les tâches de construction du socialisme , avec les tâches de création d’un homme nouveau. Il est étranger au prolétariat en tant que classe édifiant le socialisme.
Asservissant la moitié féminine de l’humanité, déformant la jeune génération, elle est hostile au prolétariat et elle doit être détruite comme l’un des héritages les plus difficiles du système capitaliste, entravant la force des travailleurs, les empêchant de construire une société socialiste.
Les tâches de la révolution culturelle socialiste sont étroitement liées à la destruction de ce mode de vie petit-bourgeois et individualiste. Sans sa destruction, la révolution culturelle socialiste est impossible.
Le fossoyeur de la bourgeoisie – le prolétariat – est appelé à enterrer le mode de vie individualiste petit-bourgeois et à créer à sa place un mode de vie socialiste basé sur le service socialisé des besoins quotidiens et culturels des travailleurs. , libérant les travailleurs – et surtout les femmes – des soucis du ménage, de la garde des enfants et de leur éducation individuelle (…).
Nous ne devons pas construire de grandes villes avec une accumulation contre nature de masses gigantesques de la population. La taille des villes devrait mieux répondre à la tâche d’organiser systématiquement la vie et le travail collectifs des travailleurs et à la tâche de créer les conditions les plus saines pour la vie des travailleurs.
Il faut tenir compte du fait que dans une ville socialiste, la vie publique et l’auto-activité publique de la population seront développées dans une mesure infiniment plus grande que dans nos villes. Par conséquent, il n’est guère opportun de construire une ville socialiste pour une population de plus de 50 000 à 60 000 personnes (…).
Les maisons d’habitation dans une ville socialiste doivent être construites de telle manière qu’elles offrent le plus grand confort pour la vie collective, le travail collectif, la récréation collective des travailleurs. Ils doivent également assurer les conditions les plus favorables au travail individuel et aux loisirs individuels.
Dans ces maisons, il ne devrait pas y avoir d’appartements séparés avec cuisines, garde-manger, etc. , adaptés aux ménages individuels, car le maintien des besoins quotidiens des travailleurs sera complètement socialisé. Ils ne doivent pas non plus contenir les prémisses de la vie isolée de chaque famille individuelle, car la famille telle qu’elle existe aujourd’hui disparaîtra certainement.
La place de l’unité familiale fermée individuelle avec une vie séparée sera prise par la « famille collective » commune des travailleurs, dans laquelle il n’y aura pas de place pour un tel isolement (…).
L’une des questions importantes est de savoir si les enfants doivent vivre dans la même maison (bâtiment) que les adultes, ou si les maisons communales doivent être destinées uniquement à la population adulte (à partir de 17 ans environ). La question de la résidence commune des enfants sur la même place avec leurs parents ne peut être résolue que négativement (…).
Les enfants d’âge préscolaire et scolaire doivent passer la majeure partie de leur temps dans les locaux destinés à leur éducation, leur travail de production et leurs loisirs. Placer leur logement dans la même maison que des adultes, où ils doivent rentrer pour la nuit, semble également clairement inapproprié. Par conséquent, les bâtiments communaux résidentiels ne devraient être construits que pour la population adulte (…).
Tout ce qui crée aujourd’hui la nécessité de l’existence d’un ménage individuel et y lie une femme doit être complètement détruit dans une ville socialiste. En plus de l’exemption de cuisiner à la maison, une femme devrait être complètement libérée des tâches ménagères telles que la lessive, le raccommodage des vêtements, etc.
Dans une ville socialiste, pour 60 000 habitants, le nombre d’adultes (à partir de 17 ans) sera de 40 à 42 000. Par conséquent, la ville entière sera composée de 15 à 20 complexes résidentiels et d’un certain nombre de grands bâtiments publics desservant l’ensemble population . Ainsi, dans une ville socialiste, selon le nombre d’étages, il n’y aura que 50 à 100 grands bâtiments. »