[Pour archive et en supplément du dossier « Bruegel et la peinture du peuple des villes », voici la Salutation au tombeau de Peter Bruegel faite par Félix Timmermans, publiée dans le beau livre « Notre Bruegel » de Bob Claessens et Jeanne Rousseau.
Bob Claessens a entre autre été dirigent du Secours Rouge International et du Parti Communiste de Belgique. Il sera également candidat communiste au Sénat en 1936 et 1939, collaborateur à la revue « Unité », auteur de la brochure « La besogne destructive du trotskisme dans le mouvement de solidarité de Belgique », publiée en 1937 à Paris.
Dès juillet 1941, il est interné successivement dans les camps nazis de Breendonk, Neuengamme, Dachau et Allach. De plus, celle qui la même année deviendra son épouse, Céline Haardt, militante communiste est arrêtée, condamnée à mort, déportée à Ravensbrück pour sa participation à un réseau de la Résistance et décédée lors de l’évacuation de ce camp en avril 1945.
Mais l’ambiguïté est ici très grande, car comment se fait-il que Bob Claessens ait pu intégrer à « Notre Bruegel » − l’œuvre de sa vie, publiée en 1969 −, cette Salutation au tombeau datant de 1929 et dont l’auteur est Timmermans ?
Né à Lierre en 1886, Timmermans est un activiste pro-allemand dès la Première Guerre mondiale. Après celle-ci, il s’exile aux Pays-Bas afin d’éviter une condamnation. Il rentre cependant en Belgique sans encombre au début de 1920.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, Timmermans écrit dans « Volk », une revue nationaliste flamande. En 1942, il reçoit le prix Rembrandt (en néerlandais : Rembrandtprijs) à l’université de Hambourg. En tant que nationaliste flamand et écrivain célèbre, il est grandement estimé en Allemagne pendant l’occupation.
Après la libération de Lierre en septembre 1944, il est accusé de collaboration culturelle et placé en résidence forcée. L’acte d’accusation est abandonné en décembre 1946. Certains qui étaient initialement ses admirateurs, le rejette en raison de soupçon de collaboration culturelle. Cela ne sera cependant pas le cas de Bob Claessens en 1969…
La Salutation au tombeau de Bruegel par Timmermans n’est pourtant pas exempte d’un nationalisme flamand dont il ne se départira d’ailleurs jamais – nationalisme dont Bob Claessens et ses proches ont pourtant largement fait les frais durant de le Seconde Guerre mondiale !
Le fait est que dans certains pays, la lutte des classes génère des dirigeants qui procèdent à l’analyse de leur propre réalité sociale et nationale, comprenant les contradictions où ils vivent, pavant la voie au progrès par la révolution, c’est-à-dire la Révolution de Nouvelle Démocratie ou la Révolution Socialiste.
La « pensée » des individus ici concernés est le reflet du mouvement de la matière éternelle ; ces individus ne sont pas des « génies » avec de grandes « idées », mais des gens comprenant la réalité d’une manière matérialiste dialectique et l’acceptant telle qu’elle est.
Mais notre pays n’a pas connu de tel dirigeant ayant réussi à comprendre la réalité de la société belge dans sa globalité, avec la question principale de l’impérialisme et la question nationale wallonne et flamande. Il y a là une grand manque. Il en résulte qu’un intellectuel comme Bob Claessens issu d’un milieu bourgeois-libéral ayant embrassé la cause du peuple et produit des choses intéressantes, n’a jamais pu transformer sa vision du monde pour se muer en un intellectuel servant le peuple.
Ainsi, durant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise, la question de la rééducation des intellectuels avait été largement mise en avant : « Nous devons porter attention à la rééducation des nombreux diplômés des établissements d’enseignement secondaire et supérieur », était-il expliqué à l’époque. Il ne sera jamais agi de la sorte dans notre pays qui n’a pas pu même se débarrasser du catholicisme et de la monarchie !]
Peter Bruegel ! Le peuple flamand me donne l’occasion d’une joie éclatante. Il m’a député ici, devant ton tombeau, pour te porter son chaleureux salut et te dire sa profonde reconnaissance. Il m’a également chargé de te dire qu’il vit toujours sain et frais comme un poisson, tant du dehors que du dedans ! Tu es le gardien de nos mœurs, de notre façon d’être et de nous manifester. Que n’as-tu peint de nous, dessiné de nous ou fixé dans le cuivre ? Tout !
Nos sept péchés capitaux, nos sept vertus, nos joies et nos peines, nos hauteurs et nos faiblesses, notre mysticisme, nos superstitions et notre sensualité. O toi ! qui fus homme rieur, moqueur, mystique, désespéré, tragique, satirique, sage et triomphant ! Un homme avant tout ! Un cœur d’homme plein à déborder. Impossible d’imaginer cœur mieux rempli !
Et tout ce que tu es, tu l’as pris dans ton peuple et tu l’as dispensé pour lui ! Parce que tu as su aimer ton peuple, par belle ou par laide. Notre cœur est gonflé de fierté parce que tu es nôtre.
Nous te remercions et nous jouissons de toi ; tu emplis nos pensées, obsédant et frais comme une odeur de pomme.
Tu es notre miroir ; pour savoir comment nous sommes, il nous suffit de nous promener par l’allée éclatante de ton œuvre et nous nous voyons. Tu es notre conscience ; pour savoir ce que nous sommes, nous n’avons qu’à feuilleter le livre de ton art, et nous nous connaissons.
Nous sommes encore tel que tu nous a vus. Et c’est pourquoi nous te saluons avec tant de confiance ; et toutes nos expressions vitales, qui t’ont inspiré, existent encore, me suivent au pied de ton tombeau.
A l’avant, retentit le tonitruant salut des Géants de l’Ommegang.
Ton maître Peter Coecke les conçut et tu collaboras à leur restauration. Tous les ans, les Géants passent encore, entre deux haies de peuple, par les rues de la Capitale de l’Escaut. Derrière eux, la salutation balbutiante des enfants qui jouent encore, au crépuscule, les jeux que tu leur prêtas.
Je t’apporte le salut de tes proverbes. Notre peuple les dit encore ; sagesse d’or et fruits sapides, ils vivent encore dans leur bouche, à chaque heure du jour.
Je t’apporte le salut de tes masques aux criantes couleurs ; aux jours de Mardi-Gras, nous portons encore leurs nez truculents devant nos visages hilares.
Je t’apporte le salut de tes archers, de tes joueurs de fléchettes, celui des joueurs de quilles et celui des arbalétriers. Tous les dimanches encore − et le lundi, qui est un frère du dimanche − les traits vrombissent vers les geais colorés, les fléchettes s’animent, et les boules ardentes culbutent les neuf quilles rangées. Je t’ apporte le salut des forains et des montreurs de tours qui portent la danse et la joie de village en village.
Et le salut chantant des danseurs. Notre peuple danse encore, et tant qu’il dansera, rouge sera son sang. Je t’apporte le salut des gras et des obèses. Elles prospèrent encore nos grasses cuisines, nos tables débordantes d’abondance, et il ne peut exister dans notre pays de confrérie qui n’ait ses agapes.
Et aussi l’humble mais fervent salut des maigres, dont le ventre et la poitrine sonnent le creux, et qui brûlent des cierges dans l’espoir de grossir à leur tour. Les maigres te saluent avec tout leur essaim de mendiants, de rouillés, de déchirés, de rejetés, d’infirmes, de tordus et d’aveugles. Non, tu n’as pas ri de leurs maux. Ton âme tragique, ton esprit populaire et mordant a dénombré chacune de leurs misères. Méditatif et triste tu te nais à leur côté de la bataille des gras et des maigres, dans le combat des tirelires de terre contre les coffres-forts d’acier.
Je t’apporte le salut des processions ! Mainte image de saint que tu saluas de ton bonnet emplumé, maint étendard que tu peignis passent encore, au cours des kermesses, au-dessus des têtes des assistants. La pieuse salutation des dévots, à qui tu montras l’Enfer monstrueux, mais également la force rédemptrice du Purgatoire, et la Gloire et la Souffrance de leur Dieu doux comme le miel ; c’est encore comme cela qu’ils se figurent les visions, le Calvaire et les Vies des Saints. Ils existent toujours tes pénitents, tes pèlerins, tes béguines, et ils prient pour toi.
Le gracieux salut des images de Notre-Dame, qui aujourd’hui encore, comme sur tes toiles et tes gravures, sont honorées au tronc des arbres, sur les bannières, sur le flanc des armoires, dans les alcôves et les chapelles champêtres !
Reçois aussi le salut de tes enseignes colorées. Elles disent encore leurs naïves plaisanteries à l’auvent de nos auberges et de nos boutiques.
Le salut des patineurs ! Sur un petit bout de ferraille, ils continuent de se balancer, légers comme plumes, le long des pistes de glace. Et voici que la neige, elle aussi, vient te saluer. Car tu fus le premier de tous les peintres à avoir été charmé par le blanc miracle de la neige et à l’avoir rendu sur la toile. Personne ne l’a fait mieux depuis !
Je t’apporte le salut des chasseurs ; et la brève salutation des marins et des mariniers au torse poilu, qui aujourd’hui encore contemplent avec respect les vaisseaux et les mers que tu créas et rêvent de lointains pays.
Et le salut de tous ceux que la grande guerre a mêlés et meurtris. A travers la destruction et le meurtre qui, comme un ouragan, ravagèrent notre pays coloré, nous avons reconnu l’escorte diabolique de ta Dulie Griet. Et les ombres de la grande Destructrice, de la Mort triomphante, passent parmi nous et te saluent.
Enfin, voici le lourd cortège des paysans sortis de tes paysages, avec leurs eaux et leurs moulins. Ils te serrent la main avec force, mais sans tirer leur bonnet. Car tu es leur fils et tu es leur père. Et les voici évoqués devant l’esprit : les semeurs, les laboureurs, les faucheurs, les jardiniers, les meuniers, les abatteurs de porcs, les apiculteurs, les bergers, les bûcherons, les braconniers et les magiciens. Tu n’en as pas oublié un! Et ils continuent d’exister avec les gestes que tu leurs prêtas, dans notre Campine, dans notre Brabant et le long de la mer. Ils te saluent et te disent, dans un clin d’ œil : tu nous as compris.
Et pour finir, une salutation émue de nos artistes, de nos peintres, de nos poètes, de nos hommes de théâtre, de nos sculpteurs et de nos musiciens. Ils sont du même pays et du même peuple. Le même sang qui, de ton cœur fleurit en art, bat aussi dans leurs veines et demande de fleurir. Ils te saluent jusqu’à terre. Car pour eux tu es non seulement le profond interprète de ton temps, mais de notre cœur tout entier à travers tous les temps. Le cœur de l’Homme !