La question de la philosophie marxiste est une des questions centrales de la révolution sociale.
Non seulement parce que la philosophie marxiste a été la première pensée expliquant la possibilité d’une révolution sociale dans tous les domaines de la vie.
Mais également parce que la philosophie marxiste est elle-même révolution sociale, produit de la lutte des classes, son expression théorique.
En fait » la philosophie marxiste – le matérialisme dialectique – a deux particularités évidentes. La première, c’est son caractère de classe: elle affirme ouvertement que le matérialisme dialectique sert le prolétariat;
la seconde, c’est son caractère pratique: elle met l’accent sur le fait que la théorie dépend de la pratique, que la théorie se fonde sur la pratique et, à son tour, sert la pratique » (Mao-Tsé-Toung).
La dialectique n’est pas qu’une théorie, une suite de principes généraux sans caractères pratiques. C’est une méthode, relevant du concret, ne pouvant être correctement comprise que dans la pratique.
On comprend pourquoi bon nombre de marxistes, en admettant même qu’ils/elles aient comprisES la théorie de Marx et Engels, se révèlent incapables de saisir la méthode correcte d’application et se retrouvent réformistes, révisionnistes, sociaux-démocrates, trotskystes, etc.
Car la philosophie marxiste est pratique, elle est le fusil qui tire, le drapeau qui flotte, elle est la révolution sociale.
a) De Hegel à Marx et Engels
Historiquement, la » dialectique » est un concept développé dans l’Antiquité par le philosophe grec Zenon, et consiste en un processus où la vérité sort d’une discussion, après que les contradictions entre les intervenants soient dépassées.
Par la suite, le terme est repris, dénaturé et le concept globalement critiqué comme incapable d’aller au fond des choses.
Ce n’est qu’avec le philosophe allemand Hegel, et ses travaux sur la Phénoménologie, que l’on retrouve la » dialectique » comme méthode prise dans un sens positif.
La dialectique devint alors une méthode permettant justement de saisir chaque chose dans sa complexité, au contraire de la métaphysique qui nie une telle possibilité au nom du concept de » chose-en-soi » que seul Dieu peut connaître.
Hegel s’oppose à ce concept, rejoignant ainsi le camp du matérialisme, et affirme qu’il ne faut pas considérer comme statique ce qui est déterminé (par exemple le fait que le néant et l’être soient différents); il faut même au contraire saisir les choses dans leur devenir, car la dialectique est un processus universel.
La » dialectique » telle qu’elle est développée par Hegel n’est pas encore très développé, elle est empreint d’idéalisme, d’infantilisme, il s’agit de » l’autodéveloppement du concept » (Engels).
Hegel considère en effet encore que le sujet pensant est un intermédiaire de » l’Idée « , qui s’exprime comme Logique (le soi), Nature (différence d’avec soi), Esprit (retour de soi à soi).
Ce dernier concept interpelle justement Marx, qui le considère comme révolutionnaire, à ceci près que le concept d’Idée est un bricolage à rejeter au profit de la centralité de l’être humain. Un » bricolage » d’ailleurs dangereux puisque réduisant à la passivité de l’étude de ce qui se passe, ce qui se passant étant le produit de l’Idée, véritable démiurge.
Pour Marx, il n’y a pas de démiurge et la réalité existante n’est pas le produit de l’Idée (mais de l’histoire), on peut ainsi aboutir à un concept de dialectique concret.
Comme Marx le dit lui-même, » la grandeur de la Phénoménologie et de son résultat final: la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur, consiste en ceci: Hegel saisit la production de l’être humain par lui-même comme un processus – comme un processus d’objectivation, d’aliénation et de suppression de cette aliénation;
bref, il saisit l’essence du travail et conçoit l’être humain objectif, l’être humain véritable parce que réel, comme le résultat de son propre travail.
En effet, le rapport réel actif de l’être humain à lui-même en tant qu’être générique, autrement dit l’affirmation de son être en tant qu’être générique réel, en tant qu’être humain, ne deviendra possible que si, d’une part, l’être humain réalise effectivement la totalité de ses forces génériques – ce qui présuppose l’action commune des êtres humains en tant que résultat de l’histoire – et que, d’autre part, ces forces se présentent face à lui comme des objets, ce qui à son tour n’est possible que sur la base de l’aliénation.
Hegel se place du point de vue de l’économie politique moderne. Il conçoit le travail comme l’essence et la confirmation de l’essence de l’être humain, mais il ne voit que le côté positif du travail et non son côté négatif.
Le travail est le devenir pour soi de l’être humain à l’intérieur de l’aliénation: l’être humain devient pour soi en tant qu’être humain aliéné. D’autre part, le seul travail que Hegel connaisse et reconnaisse est le travail abstrait, spirituel.
Sous son aspect positif, la négation de la négation chez Hegel apparaît comme le seul positif véritable; sous son aspect négatif, elle apparaît comme le seul acte véritable et comme le seul acte d’affirmation de soi de tout être.
Ce faisant, Hegel a trouvé l’expression abstraite, logique, spéculative du mouvement de l’histoire, mais cette histoire-là n’est pas encore l’histoire réelle de l’être humain en tant que sujet présumé; elle n’est que l’acte de la création de l’être humain, l’histoire de sa naissance « .
b) Marx et Engels
La dialectique prend toute sa signification avec Marx et Engels. Ce sont en effet eux qui feront de la dialectique une théorie générale des développements, en accord avec les acquisitions théoriques des sciences.
Pour Marx il faut partir de la dialectique de Hegel, mais en ayant au préalable enlevé tout le mysticisme qui la caractérise. Ce mysticisme consiste en un schématisme général du saut dialectique (thèse, antithèse, synthèse) faisant de la dialectique une conclusion de l’analyse de Hegel, au lieu d’en faire un point de départ.
Qu’est-ce donc que la dialectique pour Marx et Engels? C’est la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société et de la pensée.
Cette science consiste en trois principes généraux:
– la loi de l’unité des contraires et de leur lutte: toute chose a deux aspects opposés, un pôle négatif et un pôle positif en quelque sorte, amenant le développement et le mouvement de la chose en question;
– la loi de l’unité de l’évolution et de la révolution, du quantitatif et du qualitatif: le développement ne se fait pas sur le plan quantitatif, il progresse par bonds révolutionnaires (=saut dialectique), il y a unité du processus d’évolution et de révolution;
– la loi de la négation de la négation: la négation n’est pas » simple » destruction de l’ancien, mais dépassement de celui-ci; on conserve de l’ancien ce qui est valable: la négation est dialectique.
De fait, » la philosophie marxiste considère que la loi de l’unité des contraires est la loi fondamentale de l’univers. Cette loi agit universellement aussi bien dans la nature que dans la société humaine et dans la pensée des hommes.
Entre les aspects opposés de la contradiction, il y a à la fois unité et lutte, c’est cela même qui pousse les choses et les phénomènes à se mouvoir et à changer. L’existence des contradictions est universelle, mais elles revêtent un caractère différent selon le caractère des choses et des phénomènes.
Pour chaque chose ou phénomène concret, l’unité des contraires est conditionnée, passagère, transitoire et, pour cette raison, relative, alors que la lutte des contraires est absolue « .
Ainsi, la dialectique comprise principe universel, peut par exemple s’appliquer:
-à l’histoire: les luttes de classes, où des classes sont vaincues et disparaissent pendant que d’autres apparaissent et prennent le pouvoir au dépens des autres, sont un phénomène relevant de la dialectique;
-à l’économie: le Capital du Marx est une étude concrète des lois économiques du développement et du mouvement du Capital.
Mieux, le marxisme permet de comprendre deux aspects fondamentaux:
-la dialectique objective saisit les phénomènes généraux concrets, se développant indépendamment de la pensée globale des êtres humains;
-la dialectique subjective permet de comprendre la dynamique de la pensée humaine.
La dialectique permet de se passer de Dieu, car si l’on voit que » le mouvement est le mode d’existence de la matière « , alors » du néant nous ne pouvons pas arriver au quelque chose sans acte créateur « .
Dans la dialectique au sens marxiste on présuppose en effet que » l’unité (coïncidence, identité, équipollence) des contraires est conditionnée, temporaire, passagère, relative. La lutte des contraires qui s’excluent mutuellement est absolue, de même que l’évolution, de même que le mouvement « .
c) Lénine et Staline
» La dialectique est la théorie qui montre comment les contraires peuvent être et son habituellement (et deviennent) identiques – dans quelles conditions ils sont identiques en se convertissant l’un en l’autre -, pourquoi l’entendement humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, pétrifiés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l’un en l’autre « .
Le travail de Lénine n’a pas été que concret (les Bolchéviks, la révolution de 1917…) ou théorique (sur l’Etat, l’économie…), il a également concerné la méthode. Lénine n’a pas fait que lire Marx ou l’interpréter justement, il a également actualisé son analyse, par exemple en ce qui concerne le développement du capitalisme en Russie.
En ce qui concerne la dialectique, un apport fondamental est ici donné par les » Cahiers sur la science de la logique de Hegel « , qui montre la lecture de Hegel par Lénine, ainsi qu’une œuvre s’intéressant à la conscience, » Matérialisme et empirio-criticisme « .
Les notes sur Hegel sont une véritable leçon de dialectique. Lénine a bien vu que Hegel se trompait en considérant que le développement de la pensée et de la nature dépend d’une » essence logique « , et qu’au contraire il faut » renverser: la logique et la théorie de la connaissance doivent partir du ‘développement de toute la vie naturelle et spirituelle’ « .
C’est-à-dire que pour Lénine la dialectique ne part pas de la méthode de Hegel (c’est-à-dire de la dialectique contenue dans la logique). Au contraire Lénine part de la dialectique comme logique contenue dans la » vie naturelle et spirituelle ».
C’est pourquoi Lénine qualifie de » remarquable » cette citation de Hegel (préface de la seconde édition): » Présenter le domaine de la pensée philosophiquement, c’est-à-dire dans sa propre activité immanente, ou, ce qui est la même chose, dans son développement nécessaire « .
Lénine suit Hegel, tout en le reprenant de manière matérialiste, où les formes de pensée suivent l’existence de la nature et de l’être humain, des lois qui en résultent. Pour le matérialisme les formes de pensées ne servent pas (l’Idée, la Logique, ou encore Dieu, etc.), non, elles dominent la réalité car elles sont la réalité elle-même.
A l’opposé, chez Hegel on ne peut pas » sortir de la nature des choses « .
A partir du moment où les formes de représentation du monde sont traversées de part en part, façonnées par des formes de pensée immanentes à la réalité objective des lois du monde (l’Idée, la logique), l’être humain doit se retrouver en lui-même mais en liaison avec le monde. Ce monde qui est régit par la » logique » chez Hegel, l’est par l’être humain lui-même chez Marx et Lénine.
C’est le dépassement de la dialectique de Hegel. Et ce qui fait de Lénine un auteur classique du marxisme, c’est son toucher philosophie fabuleux, c’est lorsqu’il transforme la » logique » bricolée par Hegel en loi universelle: la dialectique.
Lénine: » la logique est la science non des formes extérieures de la pensée, mais des lois du développement de ’toute les choses matérielles, naturelles et spirituelles’ – c’est-à-dire du développement de tout le contenu concret de l’univers et de sa connaissance, – c’est-à-dire, la somme, le résultat de l’histoire de la connaissance du monde « .
Dans cette perspective matérialiste, l’objectivité se pose devant l’être humain; il existe une réalité qui n’a rien d’inhumaine mais qui fixe des directions à la pensée et à l’existence humaine.
La vie et la conscience de l’être humain n’ont pour ainsi dire de marge de manœuvre que dans un espace fixé par des lois universelles.
Les catégories formées par la philosophie sont différents degrés de mouvement dans cet espace nécessaire. Toutes les autres catégories de connaissance, qui ne font que se rapporter au contenu, sans en partir, sont » méprisées » par Hegel, elles sont » ridicules » en raison de leur incapacité à embrasser l’ensemble de la vérité (selon le principe qu’une vérité familière n’est pas connue).
On retrouvera une telle attitude chez Lénine qui affirmera que » l’essence interne du marxisme, son âme vivante » est » l’analyse concrète d’une situation concrète « , et bien évidemment Mao-Tsé-Toung pour qui » la philosophie marxiste estime que l’essentiel, ce n’est pas de comprendre les lois du monde objectif pour être en état de l’expliquer, mais c’est d’utiliser la connaissance de ces lois pour transformer activement le monde » (PLR p.227).
Lénine a bien compris que la dialectique était une » méthode scientifique vivante, en perpétuel développement « , et que l’être humain et son développement se trouvaient au sein de ce processus dialectique universel.
De fait, à la mort de Lénine en 1924, » il est entièrement justifié de parler du léninisme comme nouvelle phase du développement de la dialectique matérialiste « .
C’est le mérite de Staline que d’avoir construit le léninisme comme phase supérieure du marxisme. Staline a compris que » le matérialisme philosophique marxiste est par sa base l’exact opposé de l’idéalisme philosophique « .
Selon Staline, le matérialisme philosophique marxiste considère que:
» le monde, par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement (…); que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière « ;
» la matière, la nature, l’être, est une réalité objective existant en-dehors et indépendamment de la conscience; la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être; la pensée est un produit de la matière « ;
la nature est à comprendre » comme un état de mouvement et de changements perpétuels (…), où toujours quelque chose naît et se développe, où (toujours) quelque chose se désagrège et disparaît « .
d) Mao-Tsé-Toung
» La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n’est pas externe, mais interne; elle se trouve dans les contradictions internes des choses et des phénomènes eux-mêmes.
Toute chose, tout phénomène implique ces contradictions d’où procèdent son mouvement et son développement. Ces contradictions, inhérentes aux choses et aux phénomènes, sont la cause fondamentale de leur développement, alors que leur liaison mutuelle et leur action réciproque n’en constituent que les causes secondes « .
Cette citation de Mao résume très bien la dialectique au sens marxiste, avec la contradiction interne à toute chose. Mao-Tsé-Toung a contribué par quelques textes fondamentaux à la compréhension de la dialectique.
Il s’est ainsi intéressé à la théorie de la connaissance, à la notion de contradiction ainsi qu’à la pratique sociale et révolutionnaire. C’est cette dernière notion qui est centrale; chez Mao, il y a en effet primat de la pratique.
La pratique sociale » est le lieu où se fait la transformation de l’action en pensée, de la pensée en action, c’est-à-dire de la pratique à la théorie, de la théorie à la pratique et à nouveau des unes aux autres « .
Mao défend de fait ce qu’on appellera le principe de l’enquête, ou encore la ligne de masse. Il faut partir de la réalité pour en avoir une vue globale, puis modifier la réalité elle-même.
Les révolutionnaires doivent ainsi apprendre des masses pour apprendre aux masses. Une telle méthode de pratique sociale ne se comprend qu’en liaison avec le principe de la dialectique historique traversant toutes les sphères sociales.
Dans » de la pratique » Mao rappelle ainsi que » quiconque veut connaître un phénomène ne peut y arriver sans se mettre en contact avec lui, c’est-à-dire sans vivre (se livrer à la pratique) dans le milieu même de ce phénomène (…). Si l’on veut acquérir des connaissances, il faut prendre part à la pratique qui transforme la réalité.
Si l’on veut connaître le goût d’une poire, il faut la transformer: en la goûtant (…). Si l’on veut connaître la théorie et les méthodes de la révolution, il faut prendre part à la révolution « .
De fait Mao a accepté les postulats du marxisme-léninisme, et en explique certains aspects concrets.
Ainsi, il a développé le fait qu’il est nécessaire d’affiner l’analyse des différentes contradictions existantes: » si un processus comporte plusieurs contradictions, il y en a nécessairement une qui est la principale et qui joue le rôle dirigeant, déterminant, alors que les autres n’occupent qu’une position secondaire, subordonnée.
Par conséquent, dans l’étude de tout processus complexe où il existe deux contradictions ou davantage, nous devons nous efforcer de trouver la contradiction principale « .
Néanmoins, il faut faire attention, car si trouver la contradiction principale permet de résoudre l’ensemble des contradictions, c’est justement parce que » cette situation n’est pas statique; l’aspect principal et l’aspect secondaire de la contradiction se convertissent l’un en l’autre et le caractère des phénomènes change en conséquence « .
Les révolutionnaires ne doivent donc pas seulement connaître la dialectique et savoir l’interpréter correctement dans le concret; il y a également nécessité de savoir quelles contradictions sont antagoniques.
Ainsi, » l’histoire du Parti Communiste de l’URSS nous montre que les contradictions entre les conceptions justes de Lénine et de Staline et les conceptions erronées de Trotsky, Boukharine et autres ne se sont pas manifestées d’abord sous une forme antagoniste, mais que, par la suite, elles sont devenues antagonistes « .
Comme le dit Lénine: » antagonisme et contradiction ne sont pas du tout une seule et même chose. Sous le socialisme, le premier disparaîtra, la seconde subsistera « .