I. Période de crise ou nouvelle prospérité du capitalisme
1) Entre le IIIe Congrès, qui a adopté les dernières thèses sur la situation économique mondiale et le Ve Congrès, la bourgeoisie a réussi à terminer presque partout victorieusement son offensive contre le prolétariat. Les concessions que, d’accord avec les chefs social-démocrate, elle avait faite au prolétariat immédiatement après la fin de la guerre pour calmer les masses révolutionnaires, ont été retirées avec l’appui ouvert ou, secret des chefs social-démocrates et syndicaux. Le niveau d’existence du prolétariat a partout été abaissé ; la journée de huit heures est effectivement supprimée dans la plupart des pays ; à l’usine, le pouvoir absolu du capitaliste est rétabli.
2) La tactique de la bourgeoisie a varié selon les pays. Là où les chefs opportunistes jouissent encore d’un prestige solide dans le prolétariat, où les masses conservent encore l’illusion de pouvoir améliorer leur situation au sein du capitalisme et par les moyens pacifiques habituels, grèves, démocratie parlementaire, la bourgeoisie a employé les vieux procédés démocratiques par lesquels elle couvre sa dictature : lockouts, lois et décrets. De longs chômages et l’inflation ont épuisé les caisses de secours des syndicats : En face des organisations du patronat, de plus en plus fermement organisé en « conzerns », les vieilles méthodes de lutte isolée et pacifique de syndicats isolés devaient nécessairement échouer, même si la bureaucratie syndicale avait sincèrement voulu la lutte. Dans quelques pays : Angleterre, Danemark, Australie, Allemagne, la bourgeoisie va jusqu’à confier le gouvernement, complètement ou partiellement, aux chefs des partis « ouvriers », à faire exercer la dictature bourgeoise par les chefs des partis ouvriers « révolutionnaires ».
3) Là où le mouvement ouvrier a pris des formes révolutionnaires et où l’influence des chefs social-démocrates, agents de la bourgeoisie, comme Lénine les a toujours justement appelés, ne suffisait plus à maintenir la classe ouvrière sous le joug, la bourgeoisie a eu recours à la terreur : coups de main militaires, comme en Bulgarie et en Espagne ; exploitation contre le prolétariat de l’esprit de révolte des classes moyennes ruinées (fascisme en Italie, ou combinaison des deux moyens, comme en Allemagne. Le fascisme et la social-démocratie sont de la même façon les instruments des classes, dirigeantes contre le prolétariat révolutionnaire. La social-démocratie bulgare a participé, en alliance déclarée avec une bande d’officiers, à la lutte contre le prolétariat révolutionnaire et contre les paysans pauvres. Ailleurs, en Italie, en Allemagne, aux Etats-Unis, la social-démocratie combat en apparence le fascisme, mais elle collabore en réalité avec lui contre le prolétariat révolutionnaire (d’Aragona et Mussolini en Italie, la grande coalition en Prusse, Gompers et l’American League aux Etats-Unis)
4) La victoire provisoire de la bourgeoisie sur le prolétariat révolutionnaire la « haute conjoncture » aux Etats-Unis, la décroissance du chômage en Angleterre, la stabilisation provisoire du change allemand, autrichien et polonais, donnent aux social-démocrates, laquais de la bourgeoisie, la possibilité de proclamer que la crise du capitalisme est surmontée ; qu’une nouvelle période de prospérité commence. C’est pourquoi, selon eux, les méthodes révolutionnaires proposées par les partis communistes sont fausses et le sort du prolétariat peut être amélioré par des moyens pacifiques.
Cependant, un examen approfondi de l’histoire économique de ces trois dernières années, ainsi que l’état actuel du capitalisme dans le monde prouvent que la conception fondamentale du IIIe Congrès de l’I.C., d’après laquelle l’économie capitaliste se trouve dans une période de permanente et grave crise, était juste. Les succès de l’offensive du capital ne suffisent point à vaincre la crise aux frais du prolétariat, et en conséquence tout espoir d’améliorer le sort du prolétariat par des moyens pacifiques est vain.
II. La période de crise. Désagrégation de l’économie mondiale
Pas de conjoncture d’ensemble.
5) En capitalisme « normal », la production des pays capitalistes s’accroît beaucoup plus rapidement que la population. La production de 1923, l’année la meilleure d’après-guerre, année de haute conjoncture dans l’Etat capitaliste le plus important, les Etats-Unis, atteint à peine le niveau d’avant-guerre. L’industrie métallurgique, la plus caractéristique pour le capitalisme moderne, n’en est pas encore là. Dans le vieux centre du capitalisme, en Europe, ce sont toutes les branches qui sont encore loin d’avoir retrouvé les chiffres d’avant-guerre. L’outillage, agrandi pendant la guerre, reste en grande partie inutilisé. Le bâtiment, la construction de maisons, forme typique de l’accumulation de richesses réelles, est arrêté dans toute l’Europe.
6) Le chômage dans tous les pays capitalistes n’est pas moins grand qu’il y a trois ans. S’il décroît dans un pays, il croît dans un autre. Il ne s’agit plus d’une « armée de réserve industrielle » au sens d’autrefois, mais d’une armée de chômeurs permanents que même une bonne conjoncture ne réussit pas à embaucher complètement.
7) Il n’y a plus d’économie capitaliste mondiale homogène.
La Russie Soviétique, un sixième de la terre, est définitivement perdue pour le capitalisme. Les pays capitalistes, jusqu’aux petits Etats de l’Europe balkanisée se ferment leurs frontières les uns aux autres par une politique d’ultra-protectionnisme, par des interdictions d’importation et d’exportation. L’équilibre capitaliste mondial est fondamentalement dérangé. Toute une série de pays consomment en permanence ou pour un temps, plus qu’ils ne produisent. Voilà pourquoi l’argent ne peut plus exercer la fonction de monnaie mondiale. Il afflue sans interruption aux Etats-Unis. La réserve d’or des Etats européens a tellement diminué, que le rétablissement d’une monnaie à base d’or apparaît presque impossible, même au point de vue technique. La monnaie-or est remplacée par le papier-monnaie, exposé à des oscillations sans bornes. L’afflux et le reflux du capital d’emprunt d’un pays capitaliste-dans l’autre n’a plus lieu. En Angleterre, le taux de l’intérêt est de 3%, en Allemagne de 50% A la place du mécanisme, relativement ferme et facile A pénétrer, du capitalisme normal, c’est une insécurité générale. Au lieu de produire et de calculer, on s’adonne au jeu, à la bourse et à la spéculation.
8) Les phases de prospérité et de crise n’alternent plus simultanément dans le monde. Chaque pays a sa conjoncture particulière, et l’amélioration de la situation économique dans un pays est rachetée par une aggravation dans un autre. Dans un même pays, on passe d’une crise de vente pendant, la stabilisation passagère de la monnaie, à une conjoncture de liquidation facile à la première chute du change.
9) Le meilleur exemple de la marche irrégulière de la conjoncture est la haute conjoncture que les Etats-Unis viennent de connaître. Les premiers signes d’amélioration se montraient déjà vers le milieu de 1921. La courbe monta sans discontinuer jusqu’en avril 1923. A partir de cette date, elle descendit lentement, sauf améliorations passagères, jusqu’à ce que, vers la fin d’avril 1924, se produisit le revirement définitif, La haute conjoncture américaine touche visiblement à sa fin, la crise est là.
La prospérité des Etats-Unis fut réelle. La production dépassa de beaucoup celle d’avant-guerre, A son apogée, il n’y eut pas de chômage. Il y eut une forte accumulation de richesse réelle, qui s’exprima par l’augmentation fabuleuse des automobiles, par l’activité du bâtiment, etc…
10) Mais cette prospérité resta entièrement limitée aux Etats-Unis (Seules les colonies anglaises y participèrent, dans une faible mesure). Elle était fondée exclusivement sur la capacité d’achat du marché intérieur ; la construction de bâtiments pour rattraper le temps perdu pendant la guerre et le remplacement d’un immense matériel de chemin de fer y jouèrent un rôle important. La haute conjoncture américaine resta sans rapport avec les phénomènes qui se produisirent dans les autres parties du monde capitaliste. Les exportations diminuaient, la capacité d’achat du marché intérieur était si grande qu’au printemps de 1923, les Etats-Unis eurent durant 4 mois une balance commerciale passive. Mais l’importation accrue de marchandises européennes et là diminution de la concurrence américaine sur le marché mondial ne suffisaient pas à étendre à l’Europe la haute conjoncture.
III. La crise particulière de l’Europe Occidentale
11) La haute conjoncture américaine a passé sans presque laisser de traces en Europe. L’influence de la crise en Europe était si forte qu’elle en supprimait totalement les effets. Il y a une crise spéciale traversée par les pays industriels d’Europe.
Cette crise est due : 1° à l’industrialisation des pays autrefois fournisseurs de matières premières et de produits alimentaires et acheteurs de produits industriels : 2° à la politique protectionniste des Etats qui veulent assurer un marché intérieur à leur industrie. Les pays industriels d’Europe ne trouvent plus de marché pour leurs marchandises d’exportation, d’où crise de vente chronique et chômage. Le chômage à son tour réduit le pouvoir d’achat du marché intérieur. Ainsi, l’économie européenne se traîne dans un cercle vicieux.
12) L’Angleterre est le pays qui possède la plus petite base agraire et qui dépend le plus de l’exportation de ses produits industriels, pour pouvoir importer les matières premières et les produits alimentaires nécessaires. Voilà pourquoi la crise s’y manifeste sous la forme d’une crise des industries d’exportation : textile, construction de machines et de navires. Le chiffre officiel des sans-travail, quoique en diminution depuis assez longtemps, dépasse toujours un million. Le chiffre réel est plus élevé encore de quelques centaines de milliers. Le chômage se concentre surtout dans les industries d’exportation. Les efforts de la bourgeoisie anglaise et les impôts très forts qu’elle paye ont réussi à rétablir le budget et reconquérir la livre sterling sa position dominante dans le monde. Mais aucune mesure de politique économique n’a pu venir à bout de la crise des industries d’exportation. Même la réduction des salaires ramenés dans des branches d’industrie à un niveau de beaucoup inférieur à celui d’avant-guerre, n’a rien changé à la situation. L’amélioration de 1923 était due principalement à la réduction de la production de l’industrie lourde en Allemagne, en France et en Belgique, par suite de l’occupation de la Ruhr.
13) En France a moins souffert de la crise que les autres pays industriels d’Europe. Elle disposait d’un débouché particulièrement assuré pour son industrie : la reconstruction des régions dévastées. Elle a subi à la guerre de grandes pertes d’hommes, qu’elle ne remplace que fort difficilement, vu la stagnation de la natalité. Voilà pourquoi le chômage est insignifiant en France. Au contraire des ouvriers étrangers y trouvent du travail. La reconstruction cependant s’est faite essentiellement aux dépens des classes expropriées par l’inflation, la dette publique s’est accrue sans interruption et le franc est tombé à un cinquième de sa valeur nominale. Cela prouve que la situation de l’économie française est très défavorable. La base économique du pays ne peut supporter son ambitieuse superstructure politique.
14) L’Allemagne a traversé une série de crises propres. A la conjoncture de vente facile en 1921, succède la première crise de stabilisation au printemps de 1922. Cette crise cède la place à une nouvelle conjoncture d’inflation. L’occupation de la Ruhr paralyse la région industrielle la plus importante. La stabilisation artificielle du printemps de 1923, en connexion avec la résistance dans la Ruhr, fut de courte durée. Elle fut suivie de la catastrophe définitive du mark, qui cependant n’aboutit même plus à une prospérité apparente. L’adoption générale de l’évaluation en or rendant désormais impossible l’expropriation des classes moyennes en faveur de l’industrie lourde par la voie de l’inflation, et le prolétariat opposant à la réduction automatique de ses salaires une résistance résolue, la stabilisation de la monnaie fut réalisée par la Rentenbank après la cessation de la résistance dans la Ruhr. Cette stabilisation provoqua une formidable crise, que les capitalistes aggravèrent consciemment. Ils profitèrent de la retraite d’octobre pour consolider leurs positions : ils fermèrent les usines et licencièrent les ouvriers en masse. Vers le jour de l’an, plus de la moitié des ouvriers étaient sans travail ou ne travaillaient qu’à journées réduites. La bourgeoisie retrouvait les profits qu’elle tirait autrefois de l’inflation en prolongeant la journée de travail et en réduisant les salaires.
Dans les premiers mois de 1924 la tentative de reconstruction capitaliste avec une monnaie stabilisée aux dépens du prolétariat paraît réussir. La portion de la plus-value autrefois versée pour les réparations ou encaissée par la grande bourgeoisie, qui l’envoyait à l’étranger, revint, grâce à la stabilisation, a la petite-bourgeoisie, aux employés, aux ouvriers, D’où une augmentation passagère de la demande sur le marché intérieur. La production reprend. Le chômage diminue.
Cependant le succès est compromis par l’écart grandissant entre les prix agricoles et industriels, le pouvoir d’achat diminué de l’agriculture, la cessation des exportations, les grands conflits s’étendant à toutes les branches, enfin les lourdes charges prévues dans le projet des experts. Le manque de crédit, l’écroulement de grandes entreprises, la disette de capitaux, témoignent de l’extrême faiblesse de l’économie allemande.
15) Les autres Etats européens qui ont une industrie vivant de l’exportation (Belgique, Tchécoslovaquie, Autriche, Pologne) souffrent pareillement de la crise industrielle, proportionnellement à leurs besoins d’exportation.
IV. La crise agraire
16. La période de crise s’exprime en outre par une crise agraire embrassant le monde entier. Les prix des produits agricoles sont considérablement tombés par rapport aux prix des produits industriels. Les producteurs agricoles se voient hors d’état de payer leurs fermages, les intérêts de leurs dettes et leurs impôts. Ils sont obligés par millions de quitter leurs champs et de gagner leur pain comme salariés. La chute des prix est particulièrement forte pour les céréales, moins pour le bétail, tandis que les matières premières de l’industrie textile atteignent des prix considérables. La crise agraire est le plus accentuée aux Etats-Unis et dans quelques colonies anglaises. Mais aussi l’agriculture continentale, surtout celle des pays protégés avant la guerre par de fortes taxes protectionnistes. (Allemagne, Tchécoslovaquie, Italie et France), en souffrent considérablement.
17) La cause de ce phénomène n’est pas une surproduction absolue. Bien que la population du globe se soit fortement accrue au cours des dernières dix années, malgré la guerre mondiale, la surface ensemencée et la production agricole sont moins élevées qu’avant la guerre.
La cause en doit être recherchée avant tout dans la crise générale du capitalisme. Le chômage permanent et la diminution des salaires réels réduisent la consommation alimentaire (En Allemagne, par exemple, la consommation annuelle de blé est tombée par tête d’habitant de 239 kilos en 1913 à 150 kilos en 1923 ; la consommation de viande de 46 à 25 kilos). D’autre part le capital, groupé en cartels, trusts, « conzerns » monopolisateurs, empêche plus que jamais une réduction des prix industriels, seul moyen de resserrer l’écart. Le pouvoir d’achat de la population agricole se trouvant réduit partout, la crise agraire accentue ainsi à son tour la crise des pays industriels d’Europe.
V. La crise de la politique économique
Autonomie économique ou intégration internationale, protectionnisme ou libre-échangisme, inflation et déflation, dettes interalliées.
18) Le capitalisme s’est montré incapable de résoudre aucun des grands problèmes économiques internationaux.
Tous les Etats, à l’exception de l’Angleterre, s’efforcent, d’assurer leur approvisionnement économique par leurs propres moyens et de se soustraire à la systématisation internationale. Des tarifs douaniers très élevés, des interdictions d’importation et d’exportation entravent les échanges internationaux. Les pays autrefois agricoles et producteurs de matières premières, tant les Etats indépendants que les colonies anglaises (y compris les Indes), s’efforcent de protéger leur industrie nouvellement éclose par des barrières douanières. Les petits Etats de l’Europe balkanisée se ferment les uns aux autres. Outre les rivalités économiques de la bourgeoisie, la question des préparatifs de guerre joue un rôle prédominant : chaque Etat s’efforce de produire à l’intérieur de ses frontières la plus grande part possible des objets nécessaires à la conduite de la guerre.
19) Jusqu’ici l’Angleterre fait exception. La tentative de la conférence de l’Empire britannique, pour former, à l’aide de tarifs d’exception réciproques, un Empire britannique se suffisant à lui-même, a échoué partiellement grâce à la résistance des colonies, qui ne veulent pas sacrifier leur jeune industrie à l’Angleterre. Mais elle a échoué aussi à cause de la nécessité qui en serait résulté d’imposer l’importation des produits comestibles, d’où élévation des salaires et diminution de la capacité de concurrence de l’industrie anglaise sur le marché mondial. C’est pourquoi la bourgeoisie anglaise s’en tient pour le moment au libre-échangisme, tandis que l’Empire marche rapidement à sa ruine grâce au détachement progressif des colonies à population d’origine anglaise et au mouvement révolutionnaire des peuples coloniaux opprimés.
20) La bourgeoisie s’est montrée également incapable de résoudre le chaos monétaire. Il semble que dans certains Etats d’Europe, en Allemagne, en Pologne, en Autriche, après une dépression sans exemple dans l’histoire, un soit arrivé pour le moment à stabiliser la monnaie à un, niveau très bas, quoique cette stabilisation repose sur une base économique très faible. D’un autre côté plusieurs monnaies regardées jusqu’ici comme stables, le yen, la peseta, la couronne norvégienne ou danoise commencent à entrer dans le processus de dépression. Le franc français a pendant un mois accusé des oscillations de 50%. La livre sterling qui, au commencement de cette période, avait atteint la parité de l’or moins 3 ou 4% de nouveau un dis-agio de 10%. Tous les projets de fondation d’une banque d’émission internationale pour la restauration d’un étalon mondial ont échoué devant le conflit des intérêts entre classes diverses de chaque pays ou entre bourgeoisies de différents pays.
21) Les différentes catégories de la bourgeoisie ne peuvent pas adopter une politique commune au sujet du change. Théoriquement tout le monde est d’accord que la stabilisation de toutes les monnaies au niveau actuel serait très favorable pour le capitalisme. Mais la bourgeoisie des pays de monnaie appréciée regarde avec envie et crainte la bourgeoisie des pays, et en premier lieu de l’Allemagne, qui, par une dépréciation extraordinaire ont été libérés de leur dette publique et privée, et qui n’ont plus à nourrir aux dépens de la production une classe improductive de rentiers. Des milieux influents de la grande bourgeoisie travaillent ouvertement ou secrètement en Angleterre et en France en faveur d’une inflation, qui ramènerait l’égalité de la concurrence avec l’Allemagne.
22) Le problème des dettes interalliées reste jusqu’ici insoluble. Il n’y a que l’Angleterre qui ait commencé le paiement des intérêts et l’amortissement de sa dette envers les Etats-Unis. Mais l’expérience montre que cette solution est également nuisible à l’Angleterre et aux Etats-Unis. Elle augmente la réserve d’or complètement inutile des Etats-Unis, diminue la capacité d’achat de l’Angleterre pour les marchandises américaines et entrave la stabilisation de la livre. L’annulation réciproque des dettes se heurte à de profondes contradictions et rivalités pour l’hégémonie politique entre les différentes puissances de l’Entente.
VI. La question des réparations et les conflits internationaux. La situation en Russie soviétique
La question des réparations reste insoluble. La tentative faite par l’Allemagne de payer les réparations en monnaie étrangère, sans se soucier des répercussions sur le cours du mark, a conduit à une catastrophe, a ébranlé les fondements de l’ordre social capitaliste et a placé l’Allemagne devant l’alternative immédiate de la dictature prolétarienne ou d’un coup d’Etat nationaliste.
23) La rivalité des grandes puissances impérialistes pour l’hégémonie politique : France, Angleterre, Etats-Unis, ainsi que l’opposition aigüe des différentes classes au sein de chacun de ces Etats ont empêché jusqu’à ces derniers temps toute tentative d’intervention concertée dans la question des réparations.
24) Le plan de l’industrie lourde et des militaristes de France prévoyait l’annexion politique et économique de la rive gauche du Rhin et du bassin de la Ruhr ; la séparation de l’Allemagne du Sud et de l’Allemagne Nord ; l’extension de l’hégémonie continentale française sur l’Allemagne ainsi morcelée ; la garantie à l’industrie française du charbon et du coke nécessaires ainsi que d’un débouché en Allemagne pour ses produits métallurgiques.
Cette solution aurait fait de l’Allemagne une colonie française. La supériorité militaire de la France par rapport à l’Angleterre et son armement plus perfectionné (sous-marins, aviation) auraient encore été consolidée par l’annexion de la Ruhr et de ses grandes usines chimiques. L’occupation violente et injustifiée de la Ruhr était une tentative pour réaliser ce programme impérialiste.
25) La supériorité militaire momentanée de la France mettait l’Angleterre hors d’état de s’opposer par la force à ce plan impérialiste. L’Angleterre se contenta de contenir ouvertement et secrètement l’Allemagne dans sa résistance passive, dans l’espoir que les deux adversaires sortiraient tellement affaiblis de la lutte économique, qu’ils seraient obligés de se soumettre tous les deux à ses conditions.
26) L’Angleterre appréhende également la restauration économique de l’Allemagne et la prédominance militaire de la France. Une réduction du fardeau des réparations permettrait à la bourgeoisie allemande, débarrassée de ses dettes par l’inflation, de faire une concurrence écrasante à l’industrie anglaise surchargée d’une dette publique évaluée à environ 150 milliards de marks-or. La dangereuse rivale d’avant-guerre se relèverait avec une force nouvelle. Les sens économiques de la guerre serait perdu pour l’Angleterre. C’est pourquoi la politique anglaise ne veut nullement libérer l’Allemagne du fardeau des réparations, mais au contraire l’asservir économiquement afin de l’empêcher de tomber sous l’hégémonie impérialiste de la France.
27) La bourgeoisie des Etats Unis dans son ensemble, par suite de la période de prospérité, n’a eu aucun besoin de s’immiscer dans les affaires européennes, Le fait que cette période de prospérité a pu se développer malgré l’état chaotique de l’Europe était une raison de plus pour s’isoler de l’Europe malade. En faveur d’une participation à la solution de la question des réparation, c’est-à-dire au pillage du prolétariat allemand, se déclarèrent les groupes suivants : une partie de la bourgeoisie industrielle qui, par crainte de la contagion communiste, voulait éviter le contact des immigrants avec les ouvriers américains corrompus par Gompers et Cie, et exploiter la classe ouvrière européenne et particulièrement la classe ouvrière allemande non pas en Amérique en tant qu’immigrants mais chez elle en Allemagne; le capital bancaire et en premier lieu le trust Morgan, qui voulait accorder de larges emprunts et obtenir le contrôle de toute l’industrie métallurgique allemande; enfin les paysans, qui attendaient d’un assainissement de l’Allemagne et de l’Europe une hausse des produits de consommation. La fin de la phase de prospérité et la nécessité d’écouler sur le marché mondial le superflu des produits manufacturés américains augmentent l’intérêt pour l’Europe et, la participation à l’exploitation de l’Allemagne paraît maintenant plus désirable à la bourgeoisie américaine.
28) La guerre de la Ruhr s’est terminée par la capitulation de l’Allemagne, après que la bourgeoisie allemande, au lieu de consentir des sacrifices, eut profité de la résistance passive pour s’enrichir en pillant le trésor public. Les grands industriels de la Ruhr et du Rhin ont été contraints par la France à de grandes prestations (contrats de la Micum). Poincaré avait enfin en mains les « gages productifs » si souvent réclamés.
Mais la France s’est montrée trop faible pour profiter de la victoire. La chute rapide du franc au printemps de 1924 la força à recourir à l’aide du capital bancaire anglais et américain. Elle dut renoncer à la solution « française » de la question des réparations et au morcellement de l’Allemagne et se résigner à une nouvelle solution internationale répondant aux intérêts de l’Angleterre et de l’Amérique. La victoire du bloc des gauches aux élections montre que les petits bourgeois et les paysans français désirent avant tout une reprise du franc et non une politique impérialiste.
29) Le rapport des experts constitue une tentative de la bourgeoisie des puissances impérialistes pour arriver à une solution commune de la question de réparations. Ce rapport exclut l’Allemagne du nombre des Etats indépendants et la place sous la surveillance financière et économique de l’Entente.
Le système exposé dans ce rapport en ce qui concerne le paiement des réparations doit protéger le mark contre une nouvelle chute catastrophique de l’Europe contre le danger d’une révolution prolétarienne. La métallurgie française recevra le combustible nécessaire. Le contrôle de la politique de crédit, des impôts, et des finances de l’Allemagne protégera les pays industriels de l’Europe Occidentale contre toute possibilité de concurrence sérieuse.
La question des réparations est insoluble objectivement. Le capitalisme de l’Entente n’est pas en mesure de trouver une forme sous laquelle il puisse sans de graves inconvénients pour lui-même, percevoir les réparations de l’Allemagne. Il se contente d’asservir l’industrie allemande.
Au lieu de la conquête de nouveau marchés, qui indiquerait un progrès du capitalisme et une capacité croissante de production, nous voyons ici clairement une tentative d’entraver violemment la production d’un des grands pays capitalistes.
30) La situation économique et politique de l’Union des Républiques soviétistes s’est remarquablement affermie. Etant donné la crise de débouché des pays industries européens, le marché russe acquiert une signification particulière. Cette considération et aussi la rivalité politique des puissances impérialistes forcent tous les Etats les uns après les autres à entrer en rapports politiques et économiques avec la Russie. Le front unique du capital, qu’on avait essayé d’établir à Gênes et à la Haye s’est brisé grâce aux conflits entre impérialismes. La dépendance économique et financière croissante de l’Europe Continentale vis-à-vis de l’influence anglo-américaine, malgré la tendance à l’établissement de barrières économiques ; la résistance victorieuse que les Républiques soviétistes ont opposée jusqu’ici à toute prétention de les transformer en une colonie capitaliste de l’Entente, tout en conservant l’apparence du système soviétiste, tout cela rend vraisemblable une nouvelle tentative des puissances capitalistes pour réduire les Républiques soviétistes par la guerre.
La bourgeoisie anglaise et américaine inclinait à confier cette besogne avant tout à la bourgeoisie allemande, si toutefois une solution temporaire de la question des réparations pouvait être obtenue. Mais la crainte de la bourgeoisie française devant un armement de l’Allemagne est trop grande. Cela rend très difficile l’établissement d’une ligne de conduite commune.
31) Mais la crise du capitalisme peut s’aggraver au point que la bourgeoisie de l’Entente ne trouve plus d’autre issue pour réfréner le mouvement révolutionnaire que de s’engager dans une nouvelle guerre soit contre la Russie soviétiste, soit entre puissances de l’Entente. Malgré toutes les assurances de paix malgré le traité de Washington, les armements se multiplient. On invente et on produit avec zèle des instruments meurtriers pour faire la guerre sur terre sur la mer, sous la mer et dans l’air avec des gaz asphyxiants et des bacilles de maladies. Malgré la Société des Nations, malgré les perpétuelles assurances de paix, malgré le Gouvernement travailliste en Angleterre et le bloc des gauchos pacifiste en France, la bourgeoisie de tous les pays poursuit les préparatifs de guerre. L’expérience montre que dans ces conditions la guerre peut éclater « d’elle même ».
VII. L’exacerbation des conflits sociaux
32) Le processus de la concentration et de la centralisation, de la formation des cartels et des trusts se développe à pas rapides dans la période actuelle de déclin du capitalisme. Bien que dans beaucoup de pays la richesse réelle diminue, la part des capitalistes puissant devient toujours plus grande. L’abîme entre le petit groupe de capitalistes contrôlant les trusts et les couches moyennes et petites bourgeoises s’élargit de plus en plus. Le nombre des petits-bourgeois ayant une indépendance apparente et devenant la proie du capitalisme augmente toujours.
33) Dans les pays à monnaie dépréciée, la petite-bourgeoisie se trouve expropriée de ses biens au profit de la grande bourgeoisie. Les rentiers ont disparu. Le capital investi dans les emprunts, dans les obligations des villes ou de l’industrie est complètement perdu Les épargnes, les assurances sur la vie les pensions de vieillesse, tout est dévoré par l’inflation.
L’expropriation de la petite-bourgeoise adonnée au commerce ou aux métiers s’est poursuivie de la façon suivante : dans la période d’inflation, elle a vendu les marchandises au-dessous du prix de rachat et, tout en paraissant s’enrichir, elle allait au-devant de sa ruine.
Le revenu des professions libres, des fonctionnaires et des employés est descendu considérablement au-dessous du niveau d’avant-guerre et se rapproche de celui du prolétariat. Des catégories qui autrefois jouissaient d’un niveau élevé d’existence et vivaient en partie sans travailler, se trouvent ainsi déclassées et c’est dans leurs rangs que se recrutent les bandes fascistes. Une partie est venue grossir les bataillons du prolétariat révolutionnaire.
34) La crise agraire ruine des millions de paysans et de fermiers, les réduit à l’endettement ou les rejette dans le prolétariat. La fidélité aveugle de la paysannerie au régime capitaliste commence à devenir hésitante. L’union du prolétariat avec les éléments laborieux de la paysannerie contre le capitalisme et la grande propriété, union qui trouve son expression politique dans le mot d’ordre « Gouvernement des ouvriers et des paysans », gagne de plus en plus, grâce à la crise agraire, les sympathies de la paysannerie laborieuse.
35) L’offensive du capital contre la classe ouvrière se poursuit par tous les moyens. Le salaire réel est diminué et le conflit des classes se trouve ainsi exaspéré, D’un autre côté le capital essaie d’accuser les différences dans les salaires de créer une aristocratie ouvrière aux dépens des ouvriers non qualifiés ou des apprentis, de favoriser les hommes aux dépens des femmes et des jeunes gens afin de briser la résistance de la classe ouvrière.
36) L’appauvrissement de la petite bourgeoisie urbaine, les graves dommages que subit la paysannerie à cause de la crise agraire rendent hésitantes toutes ces classes qui acceptaient sans mot dire, en, temps normal, la direction des classes dominantes. L’expression de cette hésitation est, entre autres, le renforcement du mouvement populiste en Allemagne, les succès du bloc des gauches en France, du parti travailliste en Angleterre. Dans le prolétariat lui-même, le passage des éléments les plus conscients des rangs de la social-démocratie au parti communiste reflète l’exacerbation des conflits, L’interdiction de l’immigration en Amérique ferme la dernière soupape de sûreté que l’émigration offrait au capitalisme européen et active la fermentation révolutionnaire sur le continent.
VIII. Perspectives
La période de crise continue. La période de prospérité aux Etats-Unis est demeurée un phénomène isolé. La crise industrielle chronique dans les grands pays capitalistes européens, la crise agraire dans le monde entier sont les formes principales de cette crise.
Pour l’avenir prochain, on peut s’attendre à une phase de crise aux Etats-Unis, phase dont le commencement est déjà visible. La crise prolongée des pays industriels européens, au cas où il se produirait une tentative sérieuse pour appliquer le rapport des experts, pourrait dégénérer en une nouvelle crise aigüe, s’étendant simultanément à tous les pays européens, au lieu de ces alternatives d’essor et de crise se produisant séparément dans les différents pays de l’Europe.
Les vues des théoriciens social-démocrates (Hilferding) d’après lesquelles le capitalisme aurait surmonté la crise d’après-guerre et se trouverait à la veille d’une grande période de prospérité mondiale sont absolument sans fondement. Une telle conception rend seulement service à la bourgeoisie ; elle a pour but de tenir les couches ouvrières encore hésitantes loin du mouvement révolutionnaire communiste.
38) L’avenir immédiat offrira de nouveaux combats acharnés entre le capital et le prolétariat, qui n’aura pas seulement à repousser les attaques du capital, mais aussi à reconquérir ses positions antérieures. Le capital, dans la période de déclin de l’économie capitaliste, est objectivement incapable de satisfaire les revendications du prolétariat. Ces luttes se déroulent dans une situation où la petite bourgeoisie et la paysannerie traversent une crise douloureuse et ne peuvent plus constituer pour la bourgeoisie des alliés sûrs et fidèles, quand bien même une partie s’engagerait comme fasciste dans son avant-garde en lutte contre le prolétariat. La dislocation politique des couches moyennes, et leurs hésitations entre la bourgeoisie et le prolétariat donnent au prolétariat de grandes chances de succès si le parti communiste réussit à transformer les luttes économiques en les élargissant en luttes politiques.
39) La crise actuelle du capitalisme conduira-t-elle à une ruine de la bourgeoisie ou à une nouvelle consolidation de son hégémonie pour une longue période, cela dépend en grande partie des partis communistes, selon qu’ils seront en état d’utiliser organiquement et politiquement la situation révolutionnaire résultant objectivement de la période de crise. Le régime des classes ne sera jamais détruit automatiquement, sans une campagne décidée, acharnée, pleine de sacrifices de la part du prolétariat révolutionnaire. Des mouvements de masse très importants du prolétariat sont inévitables dans un avenir prochain. Si l’influence de la social-démocratie et des partis nationalistes fascistes sur le prolétariat est définitivement brisée, si la majorité du prolétariat et, en premier lieu, les couches les plus actives, se rallient au PC ; si les paysans laborieux qui ont tant à souffrir de la crise agraire s’unissent dans une lutte commune contre les hobereaux et les capitalistes, alors ces luttes dans la période actuelle de déclin du capitalisme peuvent conduire à une lutte victorieuse pour la conquête du pouvoir.
E. Varga.