[Article publié pour la première fois dans la revue Crise n° 37]

En avril 1980, les bassidjis, milices au service de la République islamiste, sont créées et instaurent un climat de terreur sur les organisations de gauche en général. Il y a alors deux tournants majeurs. En septembre 1980, c’est la guerre entre l’Iran et l’Irak. La même année, en février 1980, est élu Abolhassan Bani Sadr. Vu comme trop timoré, il est destitué le 21 juin 1981 par le parlement et contraint à l’exil en France. Ces deux évènements vont précipiter la répression sur les organisations de la gauche.

Dans un tel contexte, il fallait pratiquer critique et auto-critique. C’était d’autant plus nécessaire qu’au nord-ouest de l’Iran, dans la région frontalière avec la Turquie, les organisations révolutionnaires indépendantistes kurdes lançaient une guérilla contre le nouveau régime islamique.

C’est notamment grâce à cette rébellion et ses places fortes que de nombreux militants révolutionnaires iraniens ont pu se replier. C’est le cas de Mansoor Hekmat qui avait fondé en décembre 1978 l’« Union des militants communistes », avant de se replier à la fin de 1980 au Kurdistan iranien.

Son organisation fusionne alors avec l’Organisation des Travailleurs Révolutionnaires du Kurdistan Iranien fondée en 1969 et plus connue sous le nom de « Komala ». Cela donne naissance en 1983 au Parti communiste d’Iran.

Komala est née sur le terrain des conséquences de la « révolution blanche » promue par le régime du Chah, avec notamment un exode rural important des provinces kurdes vers les grandes villes iraniennes. C’est pourquoi, Komala apparaît au départ comme une organisation marxiste-léniniste d’inspiration maoïste fondée sur la mobilisation paysanne, bien qu’en réalité il n’y avait pas eu de considérations réelles sur les caractéristiques semi-féodales de la situation.

Par la suite, Mansoor Hekmat quittera le Parti Communiste d’Iran en 1991, pour fonder le Parti communiste-ouvrier d’Iran. Il y aura de nombreux départs, donnant naissance à l’Union socialiste des travailleurs en 1999, au Parti communiste-ouvrier d’Iran – Hekmatiste en 2004, au Parti de l’unité communiste-ouvrière en 2007.

Né à Téhéran en 1951, Mansoor Hekmat obtient un diplôme d’économie à l’université de Chiraz située au centre-sud du pays, avant de poursuivre ses études supérieures au Royaume-Uni, où il approfondit ses connaissances marxistes… à l’université de Birbeck de Londres en lien avec son directeur de thèse, Ben Fine.

Mansoor Hekmat découvre donc un marxisme extérieur à la réalité iranienne, qui plus est dans une forme universitaire et anglaise, c’est-à-dire largement empreint de déviations syndicalistes et formelles typiques de l’académisme bourgeois.

Surtout, il y a une incompréhension de la dialectique. C’est d’ailleurs un vrai problème dans tous les pays marqués par l’Islam, où l’approche « analytique » est extrêmement puissante, notamment en raison du droit. Pour mettre les choses en rapport, c’est brillant ; pour saisir les contradictions, c’est catastrophique.

C’est pourquoi la réponse de Mansoor Hekmat pour comprendre la défaite des révolutionnaires en 1979 est erronée. On notera ici que la quasi-totalité des organisations révolutionnaires iraniennes ont adopté la même approche que lui, même si par des moyens détournés.

Mansoor Hekmat est ainsi incontournable pour comprendre la vision du monde de ces organisations.

Donnons toutefois un exemple concret pour saisir ce que Mansoor Hekmat a raté. Prenons la Turquie des années 1960-1980. Le régime est dominé par les militaires ; il se veut républicain, nationaliste turc et laïc. Regardons la Turquie en 2025 : depuis les années 2000 avec Recep Tayyip Erdoğan, le pays est devenu religieux et tente stratégiquement de reconstituer l’empire ottoman !

La Turquie s’est donc développé, modernisé, pour être marquée… par un retour de la religion. C’est tout à fait similaire à ce qui est arrivé en Iran, lorsqu’on est passé du Chah à la République islamique.

Et ce que ne comprend pas Mansoor Hekmat, c’est qu’au-delà des changements, il y a la matrice féodale qui conditionne toute évolution dans les pays du tiers-monde.

C’est là où son incompréhension de la dialectique opère justement : c’est un vrai paradoxe que de voir s’associer modernisation et base féodale.

D’où une réponse artificielle de Mansoor Hekmat à la défaite de 1979, puisqu’il dit que la religion… n’existe pas en Iran, qu’elle a été appliquée de force aux Iraniens. Il ne veut tellement pas voir le féodalisme qu’il est amené à dire cela.

Selon lui :

« La domination de l’islam n’est pas une hégémonie idéologique, psychologique ou structurelle, mais plutôt un régime politique et policier qui sera renversé politiquement. » (Islam et dé-Islamisation, entretien avec Negah, janvier 1999)

Il suffit de se rappeler que pour le retour de Khomeini en Iran depuis la France où il était en exil, six millions de personnes l’attendaient !

Mais prenons un autre aspect de la position erronée de Mansoor Hekmat, un aspect bien plus complexe. Les Iraniens accordent une grande place à la politesse, ils considèrent qu’il est important de savoir s’effacer. Ce qui joue aussi, c’est que les chiites sont une minorité dans l’Islam et qu’il faut savoir ne pas se faire remarquer.

Quand on connaît cela, on ne peut qu’être très surpris des propos suivants de Mansoor Hekmat :

« Même aujourd’hui, dès qu’un Iranien arrive à l’étranger, il adopte rapidement le mode de vie occidental ; même les valeurs patriarcales et chauvines d’un homme oriental – bien que toujours présentes – sont plus rapidement ébranlées que celles de ceux qui viennent de pays plus durement touchés par l’Islam.

L’Iran, en particulier, n’est pas une société islamique telle que la définissent les orientalistes occidentaux, les médias occidentaux ou le régime islamique.

L’Iran est une société avide de civilisation et sensible à la culture occidentale du XXIe siècle. Elle croit en la science. Il y a deux générations, les femmes marchaient dans la rue sans voile. La musique et les films occidentaux ont toujours fait partie de cette culture.

Des personnalités occidentales célèbres sont également connues en Iran. Les similitudes avec l’Occident, que ce soit en matière d’urbanisme, d’éducation, de sciences, d’art et de culture, sont perçues comme des vertus. » (L’islam fait partie du lumpenisme dans la société, entretien avec Radio Hambastegi à Malmö, Suède)

C’est là anti-dialectique, c’est là ne pas comprendre les contradictions de la société iranienne, à la fois passéiste et moderne, et ainsi comme la Turquie, ou d’ailleurs tout le tiers-monde.

Et on ne sera guère étonné, quand on lit ces lignes, de savoir que Mansoor Hekmat disait que « L’anglais doit être enseigné dès le plus jeune âge scolaire dans le but d’en faire une langue courante d’éducation et d’administration ».

C’est en fait un occidentaliste et un positiviste, qui raisonne en termes de civilisation, de progrès. D’où sa « solution » à la question de 1979 : il veut forcer les choses, et il affirme donc qu’il faut revendiquer le socialisme, directement.

Ce faisant, il rejoint les principes de la révolution permanente de Trotski.


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