[Article publié pour la première fois dans la revue Crise n° 32]

L’annonce de la dissolution du PKK par Abdullah Öcalan montre clairement la chose suivante : l’idéologie de l’autogestion communautaire est une fiction qui va uniquement dans le sens de la capitulation.

Sans la révolution, rien n’est possible. Penser que la mise en place d’une zone séparée, communautaire, est une révolution sans révolution, est une illusion issue de l’altermondialisme né dans les années 1990.

La naissance de l’altermondialisme

La chute du mur de Berlin en 1989, l’effondrement de l’URSS fin 1991, l’intervention américaine en Irak entre les deux (la « guerre du Golfe ») ont donné naissance à un courant de pensée qu’on appelle « l’altermondialisme ». Le principe est simple : oui, le capitalisme a gagné, mais puisqu’il a gagné, alors on peut désormais proposer un contre-modèle à partir de lui-même.

Deux ouvrages jouent ici un rôle fondamental dans la mise en place de cette idéologie. Il y a d’abord « Zone d’autonomie temporaire » publié en 1991, le premier manifeste en faveur de ce qu’on appellera en France et en Belgique les ZAD (Zones à défendre).

Son auteur, Peter Lamborn Wilson dit Hakim Bey, est un mystique réactionnaire, fanatique du soufisme (qui consiste en des confréries musulmanes mystiques) et fasciné par les pirates, qui a basculé dans le culte communautaire prétexte à une révolte individuelle.

Cet ouvrage aura une influence majeure dans le milieu de la musique techno et l’idéologie des rave-partys, puis en général dans tout ce qui relève de l’anarchisme.

Il y a ensuite No Logo : la tyrannie des marques, publié en 1999 par Naomi Klein, une Canadienne. Son succès tient à sa dénonciation de l’omniprésence des logos des multinationales, avec une critique petite-bourgeoise de la domination de ces grandes structures capitalistes sur la vie quotidienne.

Cet ouvrage a eu une portée culturelle immense, avec de nombreux secteurs petits-bourgeois profitant de cette démarche pour rejeter le collectivisme à travers le refus des monopoles capitalistes. D’un côté, il y a le refus il est vrai du consumérisme forcé. De l’autre pourtant, il y a un clair appel au retour en arrière, au refus anticommuniste de l’abondance.

Deux événements majeurs correspondent à l’émergence de l’altermondialisme. Il y a tout d’abord les manifestations altermondialistes marquantes, avec la présence d’un « black bloc ».

On a la « bataille de Seattle », avec les manifestations et les affrontements dans cette ville américaine en 1999 lors de la troisième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce. On a aussi la présence de 300 000 personnes aux manifestations antiG8 à Gênes en Italie en 2001, où un jeune manifestant, Carlo Giulani, est tué par la police.

Il y a ensuite les attentats du 11 septembre 2001 par Al-Qaïda. En effet, Oussama ben Laden a toujours mis en avant une sorte de discours alter-mondialiste où l’hostilité à l’empire américain est une réponse à ses crimes contre les musulmans.

De plus, les attentats du 11 septembre possédaient une dimension « spectaculaire » et concrète typiquement « post-moderne ». Si on prend la définition de l’art contemporain avec ses « installations », on peut voir que les attentats du 11 septembre répondent aux mêmes critères.

C’est que pour l’altermondialisme comme pour l’islamisme qui se développe parallèlement, le concept de « révolution » n’existe pas. Ce qu’il faut, c’est marquer les esprits et entraîner derrière un certain état d’esprit.

L’altermondialisme affirme qu’un petit pourcentage de gens peut induire le changement. C’est la théorie des 3,5 %, notamment théorisée par l’Américaine Erica Chenoweth. Si 3,5 % des gens s’engagent durablement dans un projet, celui-ci l’emporte.

Quant à l’islamisme, il ne vise certainement pas une « révolution islamique », comme on l’a dans l’Islam chiite. L’islamisme, qui est sunnite, se pose même comme une contre-révolution, porté par des éléments djihadistes qu’il s’agit de rejoindre pour qu’une petite minorité fasse basculer les choses, de manière violente et spectaculaire.

Le PKK et l’EZLN

Le 1er janvier 1994 commençait dans le sud du Mexique, dans la région du Chiapas, le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN). Le succès mondial a été immédiat, avec la médiatisation forcenée du « souscommandant Marcos ».

C’est que l’EZLN a mené un soulèvement pour immédiatement réfuter la lutte armée et promouvoir des communautés indigènes autonomes, dont il serait le bras armé dans une perspective de défense.

La date choisie correspondait également à l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. L’EZLN s’est posé en acteur d’une altermondialisation, qui serait fondée sur les communautés et non le « néo-libéralisme » procédant à la libéralisation des marchés.

Au début des années 2000, Abdullah Öcalan fait adopter une ligne similaire au Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistanê, PKK), sous la forme du « confédéralisme démocratique » et du « municipalisme libertaire ».

La région syrienne dénommée Rojava par l’administration kurde alignée idéologiquement sur le PKK a mis en place ces principes, qui tiennent en fait à un repli communautaire et autogestionnaire.

Le PKK a par contre, à l’opposé de l’EZLN, continué de mener la lutte armée, en raison de la situation en Turquie. Il a par contre plusieurs fois cherché à s’intégrer aux institutions kurdes, sans avoir aucun écho de la part de l’État turc, jusqu’à finalement l’appel à l’auto-dissolution au début de l’année 2024 réalisé par Abdullah Öcalan.

Mais comme pour l’EZLN, le discours développé est celui qu’on désigne par l’expression « postrévolutionnaire ». Au Rojava syrien, comme au Chiapas au Mexique, les valeurs de la vie quotidienne communautaire sont présentées comme authentiques et non conformes au « néo-libéralisme ».

« L’insurrection qui vient » et les anarchistes

La démarche communautaire de l’EZLN et au Rojava a relancé toute l’idéologie communautaire propre à l’anarchisme. Il y a eu des expériences en ce sens au Mexique avec Flores Magon, en Ukraine avec Nestor Makhno, en Espagne en 1936. Mais tout cela était bien loin et là il y avait de nouveaux « exemples » à suivre.

L’ensemble de l’anarchisme mondial s’est donc engagé dans un soutien complet tant à l’EZLN qu’au Rojava.

Ce n’est pas tout cependant. Dans l’espace francophone, un ouvrage correspond à cette approche : L’Insurrection qui vient, publié par le « comité invisible » en 2007.

Si cet ouvrage reflétait une volonté de généraliser des petites communautés œuvrant à des actions à visée insurrectionnelle, la capitulation des personnes arrêtées à la suite de « l’affaire de Tarnac » en 2008 (dont Julien Coupat) a brisé cette perspective.

Les gens portant L’insurrection qui vient ont trahi la conception initiale des petites communautés rétives au capitalisme et passant dans le sabotage matériel du capitalisme, jusqu’à faire en sorte que toute la société décroche.

Ils ont vendu l’idée à des gens cherchant un justificatif pour un repli sur soi. Il est important de voir ça, car depuis les gens pratiquant du yoga en petits groupes aux anarchistes s’installant dans des villages pour monter des associations, il y a un même fil conducteur petit-bourgeois.

C’est l’idée de se « transformer soi-même » au lieu de changer le monde. De se « révolutionner » au lieu de faire la révolution.

C’est une forme d’attitude contre-révolutionnaire.

La philosophie « post-révolutionnaire » : le développement personnel

Résumons à grands traits en quoi consiste cette philosophie. Chacun aurait des frustrations intérieurs à relâcher, et il faut oser aller vers sa chance. Cela présente un risque, mais c’est nécessaire pour son développement individuel.

Il faut suivre son élan intérieur, ne pas hésiter à rompre avec ceux qui nous bloquent, qui nous figent dans des postures.

Ce qui est horrible ici, c’est de s’apercevoir que la philosophie « postrévolutionnaire » est l’équivalente de celle du développement personnel. On est dans une tentative de « guérison » au moyen de l’adhésion à une communauté.

La preuve, c’est que toute la philosophie « post-révolutionnaire » se dépolitise toujours plus. Elle abandonne non seulement les principes, mais même l’idéologie, le fait de s’inscrire dans le patrimoine révolutionnaire historique.

Tant l’EZLN que le PKK, d’ailleurs, considèrent leurs débuts marxistes-léninistes comme une anomalie, plus que comme une erreur. On est dans une approche tout à fait « post-moderne », c’est-à-dire post-idéologique, post-politique.

La scène « post-révolutionnaire »

La philosophie « post-révolutionnaire » est au fond un rejet de l’Histoire, et c’est un prêt-à-porter pour des petits-bourgeois qui cherchent à échapper à la pression capitaliste sans pour autant tomber dans le communisme.

Cette scène est par conséquent présente dans le monde entier ; elle ne vise pas la révolution, mais une forme de rupture interne au système, par l’intermédiaire de communautés autogestionnaires. Son éventail de perspectives est extrêmement large.

Si on prend la Belgique, on a ainsi ATTAC, l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne, qui se situe dans la perspective de la revue Le Monde Diplomatique.

On a du côté politique le Parti du Travail de Belgique, anciennement marxiste-léniniste et passé dans la proposition d’une alternative depuis le système, par les élections. On a du côté activiste le Secours Rouge, qui lui s’oppose radicalement aux répressions et relève de l’extrême-gauche.

Dans ces trois cas, qui sont de nuances très prononcées, on est dans l’approche post-révolutionnaire. L’objectif d’une révolution dirigée par un Parti révolutionnaire n’est plus considéré comme une possibilité même théorique. Ce qui compte, c’est la mobilisation et la concrétisation immédiate d’un esprit post-révolutionnaire, au moyen d’une communauté agissante.

On est dans le regroupement communautaire : communauté de valeurs, communauté de luttes, communauté de repli.

C’est pourquoi l’ensemble des squats en Europe, lorsqu’ils sont politiques, sont très profondément marqués par cette démarche, avec une immense influence tant du PKK que des zapatistes mexicains par l’intermédiaire des « rencontres intercontinentales des peuples contre le néolibéralisme ».

Car l’ennemi est rarement désigné comme le capitalisme, et s’il l’est, alors les altermondialistes se désigneront comme « anticapitalistes ». Il ne s’agit pas pour eux de proposer un contre-projet, une contre-société. Il s’agit de « vivre » dans une communauté alternative.

La question de la révolution

Il ne s’agit pas de faire ici tout un historique de l’altermondialisme, bien que cela soit nécessaire. Ce n’est cependant pas le moment ni l’endroit. Ce qui compte ici, c’est de s’apercevoir ici que l’idée même de révolution a disparu. Pour les gens façonnés par le 24 heures sur 24 du capitalisme, tout dépend du capitalisme.

On peut s’y opposer, et alors on s’attribue la définition de « révolutionnaire ». Mais il n’y a plus la perspective de mener la révolution. Même les trotskistes français de Lutte Ouvrière ont abandonné cette idée, alors qu’auparavant ils accordaient une grande valeur à la clandestinité.

Au mieux, on attend le « grand soir », avec une « grève générale ». Il est cependant considéré que ça viendra du capitalisme, de manière naturelle. L’altermondialisme considère que l’alternative vient depuis le capitalisme lui-même, par des petites communautés décrochant.

C’est l’idéologie commune au PKK et à l’EZLN, aux zadistes, et cela rejoint toutes les démarches identitaires « de gauche » en général : les LGBT, les communautaristes religieux ou ethniques, les milieux militants, les milieux associatifs, etc.

La perspective « révolutionnaire », c’est ici d’établir une communauté « différente ». Elle doit être « choisie » et pratiquer l’autogestion. C’est une vision petite-bourgeoise des choses, qui cherche une troisième voie entre capitalisme et communisme.


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