PISSAREV Dmitri Ivanovitch (1840-1868). Eminent matérialiste et démocrate révolutionnaire russe, ardent champion de l’abolition du servage et de l’affranchissement du travail.
Sorti en 1861 de l’Université de Pétersbourg, il se consacre au journalisme, à la tête de la revue d’avant-garde « Rousskoïé Slovo » où il poursuit la ligne du « Sovrémennik » de Tchernychevski (V.), la ligne de la démocratie révolutionnaire russe.
Bien que Pissarev ait peu vécu (il s’est noyé à 28 ans et il avait passé quatre ans et demi comme détenu politique à la forteresse Pierre et Paul) il a beaucoup fait pour le développement de l’opinion publique en Russie.
A une époque où Biélinski (V.) et Dobrolioubov (V.) n’étaient plus, où Herzen (V.) se trouvait en exil, et Tchernychevski au bagne de Sibérie, il a été l’âme des milieux russes d’avant-garde, surtout de la jeunesse universitaire.
L’objet suprême de toutes nos pensées, disait-il, est de « résoudre une fois pour toutes le problème inéluctable de ceux qui ont faim ». Au temps où il était encore étudiant, il s’était déclaré ennemi du servage et avait appelé au « renversement par la violence de la bienheureuse dynastie régnante des Romanov ».
Ne pouvant appeler ouvertement à la révolution, il se consacra à la diffusion des connaissances parmi le peuple, persuadé que l’instruction accroîtrait la productivité du travail et aiderait à élever le bien être du peuple.
Mais il soulignait que l’essor de l’industrie, l’augmentation des richesses ne suffiraient pas à assurer le mieux-être des masses. Il invoquait l’exemple de la France et surtout de l’Angleterre où l’accroissement des richesses entraînait la paupérisation progressive de la population.
Tout en préconisant la propagande des connaissances historiques, des sciences naturelles et de l’ « industrialisme », il proposait la transformation démocratique du régime social, politique et économique.
Pissarev s’est efforcé de montrer le rôle décisif des masses populaires. Il traite les libéraux de « canailles de tout acabit qui jonglent avec des phrases progressistes ». Il condamnait résolument la politique de conciliation entre les partis : les divergences politiques, il faut les mettre à nu jusqu’au bout, et non les estomper.
Ayant évolué de l’humanisme abstrait au démocratisme révolutionnaire et au socialisme utopique (V.), il devint un propagateur audacieux des idées socialistes.
Il était profondément convaincu que l’avenir appartient au socialisme : « La théocratie médiévale a été abolie, le féodalisme a été aboli, l’absolutisme a été aboli ; la domination tyrannique du capital finira aussi par disparaître. »
Pissarev prévoyait que pour la Russie également, à mesure que se développera son industrie, le problème ouvrier sera le problème essentiel. Son activité s’est déployée à l’heure où, selon la profonde définition de Lénine, le socialisme et le démocratisme en Russie formaient encore un tout.
Les personnalités d’avant-garde exprimaient alors les intérêts de l’ensemble des travailleurs, les intérêts de la masse populaire exploitée, qui, à cette époque, était essentiellement la masse paysanne.
Les vues philosophiques et sociologiques de Pissarev continuaient la philosophie matérialiste de Tchernychevski.
Il défendait les grands philosophes matérialistes, d’Epicure (V.) à Tchernychevski, et dénonçait le mensonge de l’idéalisme de Platon (V.) et de Hegel (V.), jusqu’à Iourkévitch et Grigoriev dont il stigmatisait l’inconsistance théorique et l’orientation politique réactionnaire.
La matière et le mouvement sont, d’après Pissarev, indestructibles, éternels et infinis dans leurs manifestations : « Dans la nature aucune parcelle de matière ne disparaît, aucune particule de la force ne se perd… »
Les lois de la nature revêtent également un caractère matériel : toutes « découlent des propriétés nécessaires et éternelles de la matière universelle illimitée». L’être, la matière sont des données premières, la conscience est une donnée seconde.
Le monde spirituel de l’homme, y compris les mobiles inconscients, l’illusion, etc., ne fait que reproduire les phénomènes extérieurs dans l’esprit humain. L’homme, disait-il, n’est pas un corps passif dans la nature, mais un être actif, agissant.
La science n’a pas été arbitrairement inventée par l’homme : « Elle est une image de la nature, la nature elle-même, mise à jour, devinée, offrant ses lois à l’intelligence scrutatrice de l’homme »
Reconnaissant le caractère objectif de la science, il blâmait résolument les formules qui ne font que traduire l’opinion subjective de la personne et non la propriété réelle de l’objet.
De même que la science, l’art n’est qu’une forme de la reproduction de la réalité. Dans les années 60 du siècle dernier la lutte entre le matérialisme et l’idéalisme, en Russie, était devenue particulièrement vive dans les questions d’esthétique.
A la suite de Schelling (V.), les idéalistes affirmaient que la création artistique n’a pas de but, se dérobe au contrôle de l’entendement.
Pissarev s’est élevé avec force contre l’esthétique réactionnaire, contre « l’art pur » et il a défendu l’idée d’un art orienté socialement, riche de contenu, démocratique. Le poète, disait-il, doit traduire les pulsations de la vie sociale, il doit haïr avec passion l’injustice, écrire avec le sang de son cœur.
Tout en défendant les principes matérialistes de l’esthétique de Tchernychevski et de Dobrolioubov, Pissarev a commis de graves erreurs. Ainsi, il niait le rôle social et instructif de la musique, de la sculpture, de la peinture, il niait la valeur de l’œuvre de Pouchkine.
C’est surtout dans les questions d’esthétique que s’est fait sentir l’étroitesse historique des vues de Pissarev. Par contre ses idées sur le rôle de l’imagination, du rêve, dans la connaissance et dans la création, représentent une grande contribution à la théorie matérialiste.
Lénine dans son livre « Que faire ? » et ses « Cahiers philosophiques » a souligné la profondeur des idées de D. Pissarev sur le « rêve utile ».
A côté du mécanisme et de la métaphysique, on trouve dans les œuvres de Pissarev d’appréciables éléments de dialectique.
Il a compris nettement la lutte entre l’ancien qui dépérit et le nouveau qui naît. Il a exprimé des idées dialectiques remarquables dans ses études sociologiques.
Mais, en ce qui concerne les lois et les forces motrices du développement historique, il est resté, pour l’essentiel, sur les positions idéalistes d’avant Marx.
Le progrès ne s’expliquerait que par le progrès des connaissances et de la conscience populaire.
Néanmoins ses travaux contiennent de nombreux éléments d’une conception matérialiste des faits historiques. Comme économiste, il a préconisé la théorie de la valeur-travail. Il attachait une grande importance au rôle du travail et des masses laborieuses dans le processus historique.
Il pressentit le rôle des besoins matériels des masses, du facteur économique, le rôle décisif des masses populaires dans le développement de la société.
Selon Pissarev, la force motrice de l’histoire « ne réside jamais dans les individus, les cercles ou les œuvres littéraires, mais dans les conditions générales et, de préférence, dans les conditions économiques d’existence des masses ».
Idéologue des masses paysannes laborieuses, il était en somme un partisan des méthodes de lutte révolutionnaires contre le régime social fondé sur l’exploitation.
L’influence de Pissarev a été très grande pour son époque. Il a été lu passionnément dans les milieux avancés en Russie et dans les pays slaves voisins.
Un des premiers darwinistes de Russie, il a exercé une action considérable sur le développement des sciences de la nature en Russie.
D’illustres savants russes tels que Bach, Pavlov (V.), Timiriazev (V.) et d’autres, ont rendu hommage à l’œuvre de Pissarev. Ses vues sociologiques, comme celles de Tchernychevski, ont influencé la conception du monde de Svétozar Markovitch (V.) de L. Karavélov et d’autres penseurs progressistes des pays slaves.
Œuvres philosophiques et sociales de Pissarev : « Scolastique du XIXe siècle » (1861), « Le gouvernement russe sous la protection de Chédo-Ferroti » (1862), « Etudes sur l’histoire du travail » (1863), « Le progrès dans le monde des animaux et des plantes » (1864), « Esquisses historiques » (1864), « Heinrich Heine » (1867), « Le paysan français de 1789 » (1868), etc.
PLATON (427-347 av. n. è.). Philosophe idéaliste de la Grèce antique, ennemi du matérialisme et de la science, adversaire de la démocratie athénienne et défenseur de l’aristocratie réactionnaire d’Athènes.
Parlant des deux lignes, des deux partis en philosophie, Lénine oppose la ligne matérialiste de Démocrite (V.) à la ligne idéaliste de Platon. L’idéalisme « objectif » de Platon oppose le monde instable des choses naturelles au monde des essences intelligibles, des Idées, de l’« être véritable », éternel et immuable, le monde d’ici-bas à celui de l’au-delà.
Le monde des Idées serait une donnée première, tandis que le monde des choses sensibles serait une donnée seconde et dérivée. Les choses ne sont que les ombres des Idées. Arbre, cheval, eau, etc. sont engendrés par l’Idée surnaturelle de l’arbre, du cheval, etc.
Platon combattait le sensualisme des penseurs antiques et affirmait que les sens ne peuvent servir de source à une véritable connaissance, car ils ne dépassent pas le monde des objets.
La source de la véritable connaissance, c’est la réminiscence de l’âme immortelle qui se remémore le monde des Idées qu’elle a contemplé avant de venir habiter le corps périssable.
La méthode qui permet de susciter dans l’âme les réminiscences des idées est, selon Platon, la dialectique conçue comme l’art de confronter et d’analyser les concepts au cours d’une discussion.
La dialectique idéaliste des concepts est ébauchée dans la philosophie platonicienne. A la conception matérialiste de l’univers infini, qui se développe suivant des lois, Platon oppose la doctrine religieuse de la création du monde par Dieu ; au déterminisme il oppose la théologie.
Lénine a fait une critique serrée de la « philosophie de la nature » de Platon, qu’il qualifie de « mysticisme archi-absurde des idées ».
La théorie sociale de Platon vise à éterniser la domination de l’aristocratie. Dans sa doctrine de l’« Etat idéal », il affirme que l’ordre social doit reposer sur trois castes : 1° philosophes gouvernants, 2° gardes, 3° agriculteurs et artisans.
La première gouverne, la seconde monte la garde, la troisième est occupée à la production. Cette division du travail destinée à éterniser l’exploitation des esclaves, Platon la considérait comme « naturelle » et immuable.
Il n’admettait aucune participation des masses populaires, du « demos », à la gestion de l’Etat. Il affirme que la démocratie est une forme inférieure de la structure d’Etat, alors que la république aristocratique en serait la forme idéale.
« La République de Platon, écrit Marx, en tant du moins que la division du travail y figure comme principe constitutif de l’Etat, n’est qu’une idéalisation athénienne du régime des castes égyptiennes » (« Le Capital », L. I, t. 2, P. 1938, p. 61).
La doctrine de Platon continuée par le néoplatonisme (V.) et le christianisme inspira de nombreuses théories réactionnaires mythiques et antiscientifiques.
De nos jours, elle est utilisée par les idéologues réactionnaires contemporains dans leur lutte contre la science et le mouvement révolutionnaire des masses.