Message envoyé clandestinement de sa prison par Patrice Lumumba à M. Rajeshwar Dayal pour l’ONU, le 4 janvier 1961

Thysville [aujourd’hui Mbanza-Ngungu], 4 janvier 61

A M. Dayal, délégué spécial du Secrétaire général des Nations unies, Léopoldville [aujourd’hui Kinshasa] .

Monsieur le Délégué spécial,

J’ai eu la satisfaction de recevoir, le 27 décembre dernier, la visite de la Croix-Rouge qui s’est occupée de mon sort ainsi que de celui des autres parlementaires qui se trouvent avec moi en détention. Je lui ai exposé les conditions inhumaines dans lesquelles nous vivons.

En bref, notre situation est la suivante : je me trouve ici avec sept autres parlementaires − entre autres le président du Sénat, M. Okito − un fonctionnaire et un chauffeur. En tout, nous sommes donc dix. Nous sommes enfermés dans des cellules humides depuis le 2 décembre 1960 et pas une seule fois on ne nous a permis de sortir. Les repas qu’on nous apporte (deux fois par jour) sont très mauvais ; souvent, pendant trois ou quatre jours, je ne mange rien, me contentant d’une banane.

J’ai informé de cela le médecin de la Croix-Rouge qu’ils m’ont envoyé et ceci en présence du colonel de Thysville. J’ai demandé que l’on m’achète des fruits avec mon argent car la nourriture qu’on me donne ici est mauvaise. Bien que le médecin en donne l’autorisation, les autorités militaires qui me gardent me le refusent, disant qu’elles suivent en cela l’ordre reçu du chef de l’Etat, le colonel Mobutu.

Le médecin de Thysville m’a prescrit une petite promenade chaque soir afin que je sorte un peu de la cellule, mais le colonel et le commissaire de district le refusent. Les vêtements que je porte déjà depuis trente-cinq jours n’ont jamais été lavés. II m’est interdit de porter des souliers.

En un mot, nous vivons dans des conditions tout à fait inadmissibles et qui sont contraires aux règlements.

En plus, je ne reçois pas de nouvelles de ma femme et je ne sais même pas où elle se trouve. Je devrais normalement recevoir sa visite, comme cela est prescrit par le régime pénitentiaire congolais.

D’autre part, la procédure pénale en vigueur au Congo prévoit expressément que l’interné soit traduit devant le juge d’instruction qui s’occupe de l’affaire, au plus tard le jour suivant son arrestation ; après un délai de cinq jours, le prisonnier doit être présenté de nouveau devant le juge qui décide si l’état d’arrestation préventive doit être prolongé ou pas. En tout cas, le prisonnier a son avocat.

La loi sur l’instruction criminelle prescrit que la personne en état d’arrestation est libérée « d’office » lorsque, après un délai de cinq jours d’internement, le juge ne décide pas une prolongation de la détention préventive. Et également au cas où la première décision (qui est prise cinq jours après l’arrestation) n’est pas confirmée après un délai de quinze jours.

Depuis notre arrestation, le 1 décembre, jusqu’à maintenant, nous n’avons été traduits devant aucun juge d’instruction, ni n’en avons reçu la visite. Aucun ordre d’arrestation ne nous a été communiqué. On nous garde simplement dans un camp militaire dans lequel nous sommes emprisonnés depuis trente-quatre jours, dans des cellules réservées à des militaires punis.

La loi sur l’instruction criminelle n’est pas respectée.

La législation sur le régime pénitentiaire n’est pas respectée non plus. Il s’agit ici d’une détention purement arbitraire, et il faut ajouter à cela l’immunité parlementaire dont nous jouissons.

Telle est la situation et je vous prie d’en informer M. le Secrétaire général des Nations unies, que nous remercions pour son intervention à mon égard.

Comment pourra-t-on établir la paix et l’ordre au Congo lorsque déjà au début on ne respecte ni la légalité, ni la dignité humaine, ni la vie individuelle ? Jusqu’à ce que l’on nous traduise devant un tribunal légalement constitué, nous sommes privés des droits dont dispose chaque citoyen de défendre son cas devant les tribunaux du pays.

Je reste calme et j’espère que les Nations unies nous aideront à nous sortir de cette situation.

Je suis pour la réconciliation entre tous les enfants de ce pays.

Je vous écris cette lettre clandestinement sur du mauvais papier.

Agréer, M……

P. Lumumba


Revenir en haut de la page.