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Nadejda Kroupskaïa
Les journées d’Octobre – Souvenirs sur Lénine
L’insurrection armée d’Octobre à Petrograd.
Éditions en Langues étrangères, Moscou, 1958, pp. 5-25
La prise du pouvoir en octobre avait été mûrement étudiée et préparée par le parti du prolétariat, le Parti bolchévik. En juillet, une insurrection éclata spontanément.1 Mais le parti, conservant toute sa lucidité, estimait que l’heure de l’insurrection n’avait pas encore sonné, les masses n’y étant pas encore prêtes. Le Comité Central décida de retarder le soulèvement populaire. Il était difficile de retenir les insurgés, ceux qui n’aspiraient qu’au combat ; il était particulièrement dur aux bolcheviks d’entreprendre cette action, mais ils firent leur devoir, comprenant l’énorme importance d’un choix judicieux de l’heure de l’insurrection.
Deux mois s’écoulèrent. La situation s’était modifiée. Aux environs du 13 septembre, Lénine obligé de se cacher en Finlande, écrivait au Comité Central ainsi qu’aux Comités de Petrograd et de Moscou :
« Disposant de la majorité dans les deux Soviets des députés ouvriers et soldats de la capitale, les bolchéviks peuvent et doivent s’emparer du pouvoir d’État. »
Lénine expliquait pourquoi c’était précisément à ce moment qu’il fallait prendre le pouvoir. Il était question de livrer Petrograd, ce qui aurait réduit les chances de victoire. On parlait également d’une paix séparée entre les impérialistes anglais et allemands.
« Proposer la paix aux peuples, précisément en ce moment, c’est s’assurer la victoire »2, écrivait Lénine.
Dans sa lettre au Comité Central, Lénine expliquait en détails comment déterminer l’instant de l’insurrection, comment la préparer :
« Pour réussir, l’insurrection doit s’appuyer non sur un complot, non sur un parti, mais sur la classe d’avant-garde. C’est là le premier point. L’insurrection doit s’appuyer sur l’essor révolutionnaire du peuple. Deuxième point. L’insurrection doit s’appuyer sur un tournant décisif dans l’histoire de la révolution ascendante, quand l’activité des rangs avancés du peuple est la plus grande, que les hésitations dans les rangs des ennemis et dans les rangs des amis faibles, incertains et irrésolus de la révolution sont les plus fortes. Troisième point. »3
En terminant sa lettre, Lénine indiquait ce qu’il fallait faire pour aborder l’insurrection selon la méthode marxiste, c’est-à-dire comme un art :
« Et pour considérer l’insurrection en marxistes, c’est-à-dire pour la considérer comme un art, nous devons en même temps, sans perdre une minute, organiser un état-major des détachements insurrectionnels, répartir nos forces, dépêcher les régiments sûrs vers les points les plus importants, cerner Alexandrinka4, occuper la forteresse Pierre-et-Paul arrêter l’état-major général et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la division sauvage des détachements capables de sacrifier leur vie plutôt que de laisser l’ennemi passer vers les centres importants de la ville. Nous devons mobiliser les ouvriers armés, les appeler à un dernier combat acharné, occuper d’un coup le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major insurrectionnel au Central téléphonique, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les points où se déroulera la lutte armée, etc.
Tout cela naturellement n’est dit qu’a titre d’indication pour montrer qu’à l’heure où nous sommes, on ne saurait rester fidèle au marxisme, rester fidèle à la révolution, sans regarder l’insurrection comme un art. »5
Obligé de rester en Finlande, Lénine redoutait vivement que l’on ne laisse échapper le moment favorable à l’insurrection. Le 7 octobre, il écrit à la Conférence de la ville de Petrograd, au Comité Central, au Comité local, au Comité de Petrograd, ainsi qu’aux bolchéviks, membres des Soviets des villes de Petrograd et de Moscou. Le 8, il adresse une lettre aux camarades bolchéviks, membres du Congrès des Soviets de la région du Nord ; il craint que cette lettre ne leur parvienne pas ; le 9, il arrive à Petrograd s’installe clandestinement dans l’arrondissement de Vyborg, d’où il dirige la préparation de l’insurrection.
Ce dernier mois, une seule et unique pensée occupait Lénine, celle de l’insurrection ; il communiquait son enthousiasme et sa conviction à tous ses camarades. Sa dernière lettre, adressée de Finlande aux bolchéviks qui participaient au Congrès des Soviets de la région du Nord6, a une importance toute particulière. En voici un passage :
« … l’insurrection armée est une forme particulière de la lutte politique ; elle est soumise à des lois particulières, qu’il importe de méditer attentivement. Karl Marx a exprimé cette pensée avec un relief saisissant quand il écrivait : « Comme la guerre, l’insurrection armée est un art. »
Voici quelques règles principales que Marx a données de cet art :
1. Ne jamais jouer avec l’insurrection et, quand on la commence, être bien pénétré de l’idée qu’il faut marcher jusqu’au bout.
2. Rassembler, à l’endroit décisif, au moment décisif, des forces de beaucoup supérieures à celles de l’ennemi, sinon ce dernier, mieux préparé et mieux organisé, anéantira les insurgés.
3. L’insurrection une fois commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer absolument, coûte que coûte, à l’offensive. « La défensive est la mort de l’insurrection armée. »
4. Il faut s’efforcer de prendre l’ennemi au dépourvu, de saisir le moment où ses troupes sont dispersées.
5. Il faut remporter chaque jour des succès, même peu considérables (on peut dire à chaque heure, quand il s’agit d’une ville), en gardant à tout prix l’« avantage moral ».
Marx a résumé les enseignements de toutes les révolutions sur l’insurrection armée en citant le mot de Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que l’histoire ait connu :«de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace »
Appliqué à la Russie et à octobre 1917, cela veut dire : offensive simultanée, la plus soudaine et la plus rapide possible sur Petrograd, venant absolument du dehors et du dedans, des quartiers ouvriers et de Finlande, de Revel et de Cronstadt, offensive de toute la flotte, concentration de forces de beaucoup supérieures aux 15-20 mille hommes (peut-être davantage] de notre « garde bourgeoise » (élèves-officiers), de nos « troupes vendéennes » (une partie des cosaques), etc.
Combiner nos trois forces principales : la flotte, les ouvriers et les unités de troupes de façon à occuper à tout prix et à conserver, quelles que soient les pertes que cela puisse coûter : a) le téléphone ; b) le télégraphe ; c) les gares ; d) les ponts en premier lieu.
Choisir les éléments les plus résolus (nos « troupes de choc », la jeunesse ouvrière et les meilleurs matelots] et en former de petits détachements chargés d’occuper les points les plus importants et de participer partout à toutes les opérations décisives, par exemple : Encercler et isoler Petrograd, le prendre par une attaque combinée de la flotte, des ouvriers et des troupes, tâche qui exige de l’art et une triple audace.
Former des détachements, composés des meilleurs ouvriers qui, armés de fusils et de grenades, marcheront sur les « centres » de l’ennemi (écoles d’élèves-officiers, télégraphe, téléphone, etc.) et les encercleront sous le mot d’ordre : périr jusqu’au dernier plutôt que de laisser passer l’ennemi.
Espérons que si l’insurrection est décidée, les dirigeants sauront appliquer Efficacement les grands préceptes de Danton et de Marx.
Le triomphe de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte ».7
Cette lettre avait été écrite le 8 (21) octobre, et le 9 (22) Lénine était déjà à Petrograd. Le lendemain le Comité Central se réunit et décida, sur la proposition de Lénine, de déclencher l’insurrection. Zinoviev et Kaménev se prononcèrent contre et exigèrent la convocation d’une réunion plénière extraordinaire du Comité Central. Kaménev déclara avec ostentation qu’il quittait le Comité Central. Lénine exigea que l’on prenne à leur égard les sanctions disciplinaires les plus sévères.
Brisant les courants opportunistes, la préparation à l’insurrection se poursuivait avec ardeur. Le 13 (26) octobre, le Comité exécutif du Soviet de Petrograd prit une décision portant création du Comité militaire révolutionnaire. Le 16 (29) eut lieu la séance élargie du Comité Central avec la participation des représentants des organisations du parti. Le même jour, au cours d’une séance du Comité Central, un centre militaire révolutionnaire fut constitué afin d’assurer la direction de l’insurrection, comprenant les camarades Staline, Sverdlov, Dzerjinski et d’autres.
Le 17 (30), le projet de constitution du Comité militaire révolutionnaire fut approuvé non seulement par le Comité exécutif du Soviet de Petrograd, mais aussi par le Soviet en entier. Cinq jours plus tard la réunion des comités de régiments reconnut le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd comme organe dirigeant des unités de la capitale et décida de ne pas exécuter les ordres de l’état-major qui ne seraient pas contresignés par le Comité militaire révolutionnaire.
Le 23 octobre (5 novembre), ce Comité nomma des commissaires près les différentes unités. Le lendemain, 6 novembre, le Gouvernement provisoire décida de traduire en justice les membres du Comité militaire révolutionnaire, d’arrêter les commissaires nommés dans les diverses unités et concentra les élèves des écoles militaires près du Palais d’Hiver. Mais il était déjà trop tard : les troupes étaient pour les bolchéviks, les ouvriers pour la prise du pouvoir par les Soviets, et le Comité militaire révolutionnaire travaillait sous la direction immédiate du Comité Central, dont la majorité des membres, y compris Staline, Sverdlov, Molotov, Dzerjinski, Boubnov et d’autres, faisaient partie du Comité militaire révolutionnaire. L’insurrection s’étendait.
Le 24 octobre (6 novembre), Lénine se cachait encore dans l’appartement d’un membre du parti, Margarita Fofanova, dans l’arrondissement de Vyborg (à l’angle des rues Bolchoï Sampsonievski et Serdobolskaïa, 92/1, appartement 42) ; il savait que l’on préparait l’insurrection et souffrait de ne pas prendre part au travail en un pareil instant. Par le truchement de Margarita il m’adressait des missives à transmettre plus loin, précisant qu’on ne pouvait plus tarder avec l’insurrection. Enfin, dans la soirée, il reçut la visite de Eïno Rakhia, un camarade finlandais, lié avec les usines et l’organisation du parti, dont il assurait la liaison avec Lénine.
Eïno raconta à ce dernier que les patrouilles en ville avaient été renforcées, que le Gouvernement provisoire avait ordonné de lever les ponts sur la Néva afin d’isoler les quartiers ouvriers, que ces ponts étaient gardés par des détachements de soldats. Une chose était claire : l’insurrection commençait. Lénine pria Eïno de lui amener le camarade Staline, mais il apparut que c’était presque impossible, car Staline devait se trouver au Comité militaire révolutionnaire, à Smolny, que les tramways ne marchaient probablement pas et que cela prendrait un temps fou. Lénine décida d’aller lui-même à Smolny. Il se dépêcha de partir, après avoir laissé un petit mot a Margarita :
« Je suis parti là, où vous ne vouliez pas que j’aille. Au revoir. Lénine. »
Cette nuit-là, l’arrondissement de Vyborg s’armait, se préparant à l’insurrection. L’un après l’autre, des groupes d’ouvriers affluaient vers le comité d’arrondissement pour y recevoir des armes et des instructions. Dans la nuit, j’allai voir Lénine dans l’appartement de Fofanova et c’est là que j’appris qu’il était à Smolny. Avec Génia Egorova, secrétaire du comité de l’arrondissement de Vyborg, nous montâmes dans un camion que les nôtres envoyaient, je ne sais pour quel motif, à Smolny. Je voulais savoir si Lénine était bien arrivé. Je ne me souviens plus si je l’ai vu alors, ou si j’ai seulement appris qu’il était à Smolny, en tout cas nous n’avons pas causé, car il était entièrement absorbé par la direction de l’insurrection, et, comme toujours, il entrait dans tous les détails.
Smolny, tout éclairé, connaissait une activité fébrile. Des gardes rouges des représentants des ouvriers et des soldats y affluaient de toutes parts, pour obtenir des instructions. Ce n’était que sonneries de téléphone, crépitement de machines à écrire … Au deuxième, le Comité militaire révolutionnaire siégeait sans interruption. Sur la place, devant Smolny, des autos blindées manœuvraient ; un 75 voisinait avec des poutres entreposées là pour des barricades éventuelles. À l’entrée étaient disposées des mitrailleuses et des canons ; des sentinelles gardaient les portes.
Le 25 octobre (7 novembre), à 10 heures, un appel « Aux citoyens de Russie » émanant du Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd, fut mis sous presse. Cet appel précisait que :
« Le Gouvernement provisoire est renversé. Le pouvoir a passé aux mains du Comité militaire révolutionnaire, organe du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, placé à la tête du prolétariat et de la garnison de Petrograd.
La cause pour laquelle le peuple a combattu : proposition immédiate d’une paix démocratique, abolition de la grande propriété foncière, contrôle ouvrier de la production, formation d’un gouvernement soviétique, le succès de cette cause est assuré.
Vive la révolution des soldats, des ouvriers et des paysans ! »8
Bien qu’il fût clair que la révolution avait triomphé, un travail intense n’en fut pas moins poursuivi dans la matinée du 25 octobre par le Comité militaire révolutionnaire, qui occupait les unes après les autres toutes les administrations gouvernementales, en organisait la défense, etc.
A 2 heures 30 se tint une séance du Soviet de Petrograd des députés ouvriers et soldats. C’est avec un enthousiasme délirant que le Soviet accueillit la nouvelle de la déposition du Gouvernement provisoire, l’arrestation de certains ministres, alors que les autres allaient être arrêtés, la dissolution du Pré-parlement9, l’occupation des gares, de la poste et du télégraphe, ainsi que de la Banque d’État. L’assaut du Palais d’Hiver était déclenché.
Le palais n’était pas encore pris, mais son sort était déjà décidé, les soldats faisant preuve d’un héroïsme extraordinaire ; la révolution s’était effectuée sans effusion de sang. Le Soviet acclama chaleureusement Lénine, qui vint à cette séance pour y présenter un rapport. Il ne prononça aucune phrase ronflante au sujet de la victoire remportée. C’était un trait caractéristique chez lui. Il parla d’autres choses, des tâches qui se posaient devant le pouvoir soviétique et à l’accomplissement desquelles il fallait maintenant s’atteler.
Il dit qu’une ère nouvelle commençait dans l’histoire de la Russie, et annonça que le Gouvernement soviétique allait administrer le pays sans la participation de la bourgeoisie. Un décret allait être adopté sur l’abolition de la propriété privée sur la terre, un contrôle effectif des ouvriers sur la production allait être institué, la lutte pour le socialisme allait commencer. L’ancien appareil d’État allait être brisé, anéanti et un pouvoir nouveau, celui des organisations soviétiques, allait être créé. Lénine disait que le pays disposait d’une force : l’organisation des masses, capable de triompher de tout obstacle. La tâche à l’ordre du jour était la conclusion de la paix. Pour cela, il fallait vaincre le capital, et dans cette tâche, le pouvoir soviétique allait bénéficier de l’aide du prolétariat international, au sein duquel on notait déjà les symptômes d’une effervescence révolutionnaire.
Ces paroles allaient droit au cœur des membres du Soviet de Petrograd des députés ouvriers et soldats. Oui, une ère nouvelle commençait dans notre histoire. La force des organisations de masse est invincible. Les masses se sont dressées, et le pouvoir de la bourgeoisie a croulé. Prenons les terres aux propriétaires fonciers, maîtrisons les fabricants, et, surtout, obtenons la paix. La révolution mondiale nous viendra en aide. Lénine a raison. Et une tempête d’applaudissements salua son discours.
L’inauguration du IIe Congrès des Soviets devait avoir lieu dans la soirée. Il devait proclamer l’avènement des Soviets, consacrant ainsi la victoire qui venait d’être remportée.
Les délégués arrivaient. Une vive polémique se déroulait entre eux. Le pouvoir des ouvriers devait prendre appui sur la paysannerie, l’entraîner avec lui. Les socialistes-révolutionnaires étaient considérés comme le parti représentant la paysannerie : les socialistes-révolutionnaires de droite défendaient les intérêts de la paysannerie riche, des koulaks, alors que les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui se posaient en défenseurs de la paysannerie pauvre, étaient des représentants typiques de la petite bourgeoisie, avec toutes ses hésitations entre la bourgeoisie et le prolétariat.
À la tête du Comité de Petrograd des socialistes-révolutionnaires se trouvaient Natanson, Spiridonova et Kamkov. Lénine avait connu Natanson lors de la première émigration. À cette époque, en 1904, Natanson était assez proche des idées marxistes, il prétendait seulement que les social-démocrates sous-estimaient le rôle de la paysannerie. Spiridonova jouissait alors d’une grande popularité.
Lors de la première révolution, en 1906, Spiridonova, jeune fille d’à peine 17 ans, tua Loujénovski, l’étrangleur du mouvement paysan dans le gouvernement de Tambov. Soumise ensuite à de cruelles tortures, elle fut condamnée aux travaux forcés en Sibérie, et ne fut libérée que par la révolution de Février. Les socialistes-révolutionnaires de gauche de Petrograd se trouvaient sous la forte influence des opinions bolchéviques des masses et ils avaient pour les bolcheviks plus de sympathie que n’importe quel autre parti. Ils voyaient que ceux-ci luttaient sérieusement pour la confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et pour leur remise à la paysannerie. Les socialistes-révolutionnaires de gauche estimaient qu’il fallait instaurer un système de jouissance égalitaire du sol, tandis que les bolchéviks comprenaient qu’une réorganisation socialiste de tout le fonds agraire était nécessaire.
Mais Lénine considérait que le plus urgent, à ce moment-là, était la confiscation des terres des gros propriétaires fonciers ; quant à savoir quelles voies emprunterait par la suite la future réorganisation, il estimait que les événements indiqueraient eux-mêmes la meilleure solution et réfléchissait au libellé du décret sur la terre.
Les souvenirs de M. Fofanova contiennent un passage fort intéressant :
« Un jour il me chargea de lui trouver tous les numéros parus des Izvestia du Soviet des députés paysans de Russie, ce que je fis évidemment. Je ne me rappelle plus le nombre de journaux que je m’étais procurés, mais je sais qu’il y en avait beaucoup, il y avait de quoi étudier. Vladimir Ilitch travailla longuement, pendant deux jours et une nuit ; au matin, il me dit :
– Allons, je crois que j’ai étudié à fond tous les socialistes-révolutionnaires. Il ne me reste plus qu’à lire aujourd’hui le mandat de leurs électeurs paysans.
Deux heures après il m’appela et me dit tout joyeux, en tapotant des doigts un journal (il tenait le numéro des Izvestia des paysans] du 19 août :
– Et voici l’accord avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Pensez donc, le mandat a été signé par 242 députés de province. Nous le mettrons à la base de la loi sur la terre, et nous verrons comment les socialistes-révolutionnaires de gauche s’arrangeront pour s’en détourner.
Il me montra le numéro du journal constellé de traits au crayon bleu10 et il ajouta :
– Il ne reste plus qu’à se réserver une porte de sortie pour arranger par la suite leur socialisation à notre manière. »
De par sa profession, Margarita était agronome, et, au cours de son travail, elle avait eu souvent à envisager ces questions ; c’est pourquoi Lénine s’entretenait volontiers avec elle sur ce thème.
Les socialistes-révolutionnaires de gauche quitteraient-ils ou non le Congrès ?
Dans la soirée du 25, à 10 heures 45, s’ouvrit le IIe Congrès des Soviets de Russie. Au cours de cette soirée, le Congrès devait se constituer, élire son présidium, fixer ses pouvoirs. Sur les 670 délégués au Congrès, les bolcheviks comptaient 300 mandats ; ensuite, venaient les socialistes-révolutionnaires, puis les menchéviks, avec respectivement 193 et 68 délégués. Les socialistes-révolutionnaires de droite, les menchéviks et les bundistes11 fulminaient et déversaient des flots d’injures contre les bolchéviks. Ils donnèrent lecture d’une déclaration de protestation contre « le complot militaire et la prise de pouvoir perpétrés par les bolcheviks à l’insu des autres partis et fractions représentés au Soviet », et abandonnèrent le Congrès, entraînant une partie des mencheviks-internationalistes. Les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui constituaient l’écrasante majorité des délégués socialistes-révolutionnaires (169 sur 193), restèrent. Au total, 50 personnes quittèrent le Congrès, aux travaux duquel Lénine n’assista pas le 25 octobre.
L’ouverture du IIe Congrès des Soviets avait eu lieu alors que se poursuivait l’assaut du Palais d’Hiver : La veille, Kérenski, travesti en marin, avait disparu et filé sur Pskov en auto. Le Comité militaire révolutionnaire de cette ville ne l’arrêta pas, bien qu’il en eût l’ordre signé par Dybenko et Krylenko ; Kérenski partit donc pour Moscou afin d’organiser une offensive contre Petrograd ou les soldats et les ouvriers s’étaient emparés du pouvoir. Les autres ministres, Kichkine12 en tête, s’étaient réfugiés au Palais d’Hiver, défendu par des élèves-officiers et un bataillon féminin de choc.
Au Congrès les menchéviks, les socialistes-révolutionnaires de droite et les bundistes menèrent grand tapage autour de l’assaut du Palais d’Hiver. Erlich13 déclara qu’une partie des conseillers de la Douma de la ville avait décidé de se rendre désarmés sur la place du Palais, sous le feu des assaillants, l’artillerie, en effet, n’arrêtant pas de pilonner le Palais. Le Comité exécutif du Soviet des députés des paysans, le groupe des menchéviks et celui des socialistes-révolutionnaires décidèrent de se joindre à eux. Après le départ des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, la séance fut interrompue. A 15 heures 10, quand les travaux reprirent, on annonça la prise du Palais d’Hiver, l’arrestation des ministres, le désarmement des officiers et élèves-officiers ; on annonça aussi que le 3e bataillon de cyclistes, envoyé par Kérenski contre Petrograd, était passé à la cause de la révolution.
Lénine, qui n’avait presque pas dormi la nuit précédente et avait pris une part active à la direction de l’insurrection, quitta Smolny dès que l’on fut certain de la victoire et de ce que les socialistes-révolutionnaires de gauche ne quitteraient pas le Congrès. Lénine alla passer la nuit chez les Bontch-Brouévitch, qui habitaient les Peski, non loin de Smolny. Mais il ne put fermer l’œil, se leva doucement et se mit à rédiger le projet, depuis longtemps mûri dans son esprit, du décret sur la terre.
Dans la soirée du 26 octobre (8 novembre), présentant au congrès un rapport sur ce décret, Lénine déclara :
« Des voix se font entendre ici, disant que le décret lui-même et le mandat ont été rédigés par les socialistes-révolutionnaires. Soit. Peu importe qui les a rédigés. Mais comme gouvernement démocratique, nous ne pouvons passer outre à la décision des masses populaires profondes, fussions-nous en désaccord avec elle. Dans le feu de la vie, en l’appliquant pratiquement, en la mettant en œuvre sur place, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité. La vie est le meilleur maître ; elle montrera qui a raison. Que les paysans travaillent à résoudre le problème par un bout ; nous en ferons autant, par l’autre bout. La vie nous obligera à nous rapprocher dans le torrent commun de l’initiative révolutionnaire, dans l’élaboration des nouvelles formes d’État …
Les paysans ont appris bien des choses en ces huit mois de notre révolution ; ils entendent résoudre eux-mêmes toutes les questions touchant la terre. C’est pourquoi nous nous prononçons contre tout amendement à ce projet de loi. Nous ne voulons pas entrer dans les détails, parce que nous rédigeons un décret, et non un programme d’action. »14
Lénine est tout entier dans ces paroles : absence d’amour-propre mesquin – qu’importe l’auteur, pourvu que le libellé soit juste ; prise en considération de l’opinion des couches populaires, compréhension de la puissance de l’esprit créateur révolutionnaire et du fait que rien ne vaut la pratique, les actes pour convaincre les masses ; certitude profonde que les faits et la vie amèneront les masses à comprendre que les bolchéviks ont raison.
Le décret sur la terre, présenté par Lénine, fut adopté. Depuis lors, seize ans se sont écoulés15. La propriété des agrariens sur la terre a été abolie et, pas à pas en lutte contre les opinions et les habitudes anciennes, petites-bourgeoises, une nouvelle forme d’économie est née, l’agriculture collectivisée, qui englobe actuellement la majeure partie des propriétés paysannes. Les petites exploitations d’autrefois, l’ancienne psychologie des petits propriétaires, disparaissent. Une base solide et puissante de l’économie socialiste est née.
Les décrets sur la paix et sur la terre furent adoptés au cours de la séance qui eut lieu dans la soirée du 26 octobre (8 novembre). Un accord fut conclu avec les socialistes-révolutionnaires. La question de la constitution d’un gouvernement fut plus ardue. Les socialistes-révolutionnaires de gauche ne quittèrent pas le Congrès, ils ne le pouvaient pas, car ils comprenaient qu’en le quittant, ils perdraient tout prestige auprès des masses paysannes. Mais le départ des socialistes-révolutionnaires de droite et des menchéviks, le 25 octobre, leurs cris au sujet de l’aventure bolchévique et de la prise du pouvoir par eux, etc., les inquiétaient fort. Après leur départ du Congrès, Kamkov, l’un des leaders des socialistes-révolutionnaires de gauche, déclara que ces derniers étaient partisans d’un gouvernement démocratique unifié et qu’ils feraient tout leur possible pour former un tel gouvernement. Les socialistes-révolutionnaires de gauche affirmaient qu’ils voulaient servir d’intermédiaires entre les bolcheviks et les partis qui venaient de quitter le Congrès. Les bolchéviks ne refusaient pas de mener des pourparlers, mais Lénine comprenait parfaitement que ceux-ci n’aboutiraient à rien. La prise du pouvoir n’avait pas eu lieu et la révolution n’avait pas été faite pour atteler « un cygne, un brochet et une écrevisse »16 au char soviétique, pour créer un gouvernement incapable de s’accorder, incapable d’aller de l’avant. Lénine estimait que la coopération avec les socialistes-révolutionnaires de gauche était possible.
Le 26 octobre, deux heures avant l’ouverture du Congrès, une réunion eut lieu à ce sujet avec les représentants des socialistes-révolutionnaires de gauche. Je me souviens de cette réunion. Elle s’était tenue dans une pièce de Smolny, meublée de canapés rouge foncé. Spiridonova était assise sur l’un d’eux. Lénine se tenait debout près d’elle et lui parlait doucement, mais en même temps avec ardeur, essayant de la convaincre de quelque chose. Mais aucun accord ne fut possible avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, car ils ne voulaient pas entrer dans le gouvernement. Lénine proposa de ne distribuer qu’aux bolchéviks les portefeuilles de ministres.
J’assistai à la séance du 26 octobre (8 novembre) dont l’ouverture eut lieu à 9 heures du soir. Je me souviens de la façon dont Lénine présenta son rapport ; il était parfaitement calme en argumentant le décret sur la terre. L’auditoire écoutait attentivement. Je remarquai l’expression de l’un des délégués, assis non loin de moi. C’était un homme d’un certain âge, un paysan probablement. D’émotion, son visage était devenu cireux, presque transparent, ses yeux brillaient d’un éclat particulier.
La peine de mort, instaurée au front par Kérenski, fut abolie ; les décrets sur la terre, sur la paix, sur le contrôle ouvrier furent adoptés ; la composition bolchevique du Conseil des commissaires du peuple fut validée. Vladimir Oulianov (Lénine) fut nommé Président du Conseil des commissaires du peuple, A Rykov, commissaire du peuple aux Affaires intérieures ; V. Milioutine, à l’Agriculture ; A Chliapnikov, au Travail ; V. Ovséenko (Antonov), N. Krylenko et P. Dybenko constituèrent le Comité des affaires militaires et navales; V. Noguine fut nommé commissaire du peuple au Commerce et à l’industrie, A Lounatcharski, à l’instruction publique ; I. Skvortsov (Stépanov), aux Finances ; L. Bronstein (Trotski), aux Affaires étrangères ; G. Oppokov (Lomov) à la Justice ; I. Todorovitch, à l’Alimentation; N. Avilov (Glébov) aux Postes et Télégraphe ; J. Djougachvili (Staline), président aux Affaires des nationalités. Le poste de commissaire aux Transports resta vacant.
Le camarade Eïno Rakhia raconte qu’il avait assisté à la réunion du groupe bolchévik, au cours de laquelle la liste des premiers commissaires du peuple fut ébauchée ; une des personnes pressenties voulut se désister, prétextant son manque d’expérience en la matière. Lénine partit d’un éclat de rire :
« Croyez-vous que quelqu’un parmi nous la possède, cette expérience ? »
Évidemment, personne n’avait l’expérience nécessaire, mais Lénine se représentait déjà le commissaire du peuple, ce type nouveau de ministre, organisateur et dirigeant de telle ou telle branche du travail d’État, intimement lié avec les masses.
Lénine pensait constamment aux formes nouvelles de gestion. Il cherchait comment organiser un appareil auquel serait étranger l’esprit bureaucratique, qui saurait s’appuyer sur les masses, les organiser afin qu’elles lui vinssent en aide, qui saurait former pour cette œuvre des travailleurs d’un type nouveau. Tout cela fut exprimé dans la décision du IIe Congrès des Soviets, relative à la formation d’un gouvernement ouvrier et paysan, par les paroles suivantes :
« La direction des diverses branches de la vie publique est confiée à des commissions, dont la composition doit assurer, en contact étroit avec les organisations de masses des ouvriers, des ouvrières, des marins, des soldats, des paysans et des employés, l’application du programme proclamé par le Congrès. Le pouvoir gouvernemental sera exercé par le collège formé des présidents de ces commissions, c’est-à-dire par le Conseil des Commissaires du Peuple.»17
Je me souviens des entretiens que j’eus avec Lénine à ce sujet, à l’époque où il habitait chez Fofanova.
Je travaillais alors avec un grand enthousiasme, dans l’arrondissement de Vyborg, observant avidement l’activité révolutionnaire des masses et la façon dont la vie se transformait. Au cours de mes rencontres avec Vladimir Ilitch, je lui parlai de la vie de cet arrondissement. Une fois, je lui décrivis une séance originale du tribunal du peuple à laquelle j’avais assisté. De tels tribunaux fonctionnaient déjà par endroits, lors de la révolution de 1905, notamment à Sormovo.
Le camarade Tchougourine, un ouvrier que je connaissais bien car il avait fréquenté l’école du Parti à Longjumeau, non loin de Paris, et avec lequel je collaborais maintenant à la municipalité de l’arrondissement de Vyborg, avait travaillé à Sormovo. Il avait proposé d’instituer de tels tribunaux dans l’arrondissement de Vyborg. La première audience de ce tribunal eut lieu dans la Maison du Peuple. La salle était archi-comble, le public était perché sur les bancs, sur les appuis de fenêtres.
Je ne me rappelle plus exactement les causes entendues. Il ne s’agissait pas de crimes dans le sens étroit du mot, c’étaient des affaires courantes. On jugeait deux individus louches, qui avaient essayé d’arrêter Tchougourine. On « jugeait » un gardien, homme de haute stature au visage bronzé, qui battait son fils, un adolescent, l’exploitait et l’empêchait de fréquenter l’école. De nombreux ouvriers et ouvrières prenaient la parole, prononçaient des discours enflammés.
Au début, l’« accusé » s’épongea le front, puis des larmes de repentir coulèrent le long de ses joues et il promit de ne plus maltraiter son fils. Ce n’était pas, à proprement parler, un jugement, mais un contrôle public de la conduite des citoyens, c’est ainsi que se forgeait l’éthique prolétarienne. Vladimir Ilitch s’intéressa vivement à ce « tribunal » et voulait en connaître tous les détails.
Mais c’est des formes nouvelles du travail culturel que je lui parlai le plus. À la municipalité, je dirigeais la section de l’instruction publique. Pendant l’été, les écoles ne fonctionnant pas, nous avions à nous occuper davantage du travail d’éducation politique. Mon expérience des cinq années de travail à l’école du soir du dimanche dans le quartier Nevski, dans les années 90, me fut très précieuse. Évidemment, les temps avaient changé, et maintenant, l’on pouvait donner à ce travail toute l’ampleur voulue.
Chaque semaine, nous nous rassemblions avec les représentants d’environ 40 fabriques et usines ; nous discutions des mesures à prendre et en étudiions le mode d’application. Puis, nous mettions immédiatement en pratique ce que nous avions décidé. Ainsi, par exemple, après avoir résolu d’en finir avec l’analphabétisme, les représentants des fabriques et des usines firent eux-mêmes, chacun dans son entreprise, le compte des analphabètes, trouvèrent des locaux, firent des démarches auprès de la direction des usines, obtinrent les moyens nécessaires. Un ouvrier fut désigné auprès de chaque école de liquidation de l’analphabétisme, afin de veiller à ce qu’elle soit pourvue de tout le nécessaire : tableaux noirs, craie, abécédaires ; des délégués furent nommés qui contrôlaient l’organisation de l’enseignement et prenaient note de l’opinion des ouvriers à ce sujet.
Nous écoutions les rapports des délégués et leur donnions nos instructions. Nous réunissions les déléguées des femmes de soldats et discutions conjointement de la situation des maisons d’enfants, nous en organisions le contrôle par l’intermédiaire des déléguées, donnions nos instructions à celles-ci, bref, nous effectuions un grand travail d’explication. Nous réunissions les bibliothécaires de l’arrondissement et étudiions avec eux et avec les ouvriers le fonctionnement des bibliothèques publiques. L’initiative des ouvriers ne tarissait pas et beaucoup de bonnes volontés se groupaient autour de la section de l’instruction publique.
Lénine disait alors que le travail de notre appareil d’État, de nos futurs ministres, devrait s’organiser sur ce modèle, suivant l’exemple des commissions d’ouvriers et d’ouvrières, qui connaissent la vie, les conditions de travail, tout ce qui, à un moment donné, importe le plus aux masses populaires.
C’est parce qu’il semblait à Vladimir Ilitch que je comprenais comment il fallait intégrer les masses à la gestion de l’État, qu’il aimait s’entretenir avec moi sur ces sujets et maudissait tout spécialement cette « sale bureaucratie » qui s’infiltrait par toutes les fentes ; plus tard, lorsqu’il fut question d’accroître la responsabilité des commissaires du peuple et des chefs des différents services des commissariats, qui rejetaient souvent la responsabilité sur les collèges et les commissions, lorsqu’il fut question d’instituer une direction unique, Lénine me nomma, d’une façon tout à fait inattendue, membre de la commission près le Conseil des Commissaires du peuple, qui avait pour tâche l’étude de cette question ; il m’indiqua qu’il fallait veiller à ce que la direction unique n’étouffe pas l’initiative et l’activité de la commission, n’affaiblisse pas la liaison avec les masses ; qu’il fallait savoir allier la direction unique à l’art de travailler avec les masses. Lénine s’efforçait d’utiliser l’expérience de chacun de nous dans l’édification d’un État de type nouveau.
Devant le pouvoir soviétique, à la tête duquel se trouvait maintenant Lénine, se dressait la tâche de créer un appareil d’État d’un type jusqu’alors inédit, qui se baserait sur les plus larges couches de travailleurs, qui transformerait tout l’édifice public, tous les rapports humains d’une façon absolument nouvelle, d’une façon socialiste.
Mais, il importait avant tout de défendre le pouvoir soviétique contre les tentatives de l’ennemi de le renverser par la force, contre les tentatives de le corrompre de l’intérieur. Il fallait consolider nos rangs.