Michel de Montaigne s’appuie donc sur Plutarque, en empruntant massivement à sa traduction réalisée par Jacques Amyot. Mais ce n’est pas tout, il emprunte également énormément à Sénèque.

Or, justement, les œuvres de Plutarque traduites par Jacques Amyot ont eu un retentissement gigantesque sur la sphère intellectuelle française à leur parution ; les tragédies françaises qui apparaissent puisent régulièrement en elles, ainsi que dans une autre grande référence : Sénèque, justement.

Michel de Montaigne est ainsi pratiquement au démarrage de la grande vague « néo-stoïcienne » reprenant les questions de morales telles que comprises par Plutarque et le stoïcien Sénèque.

Il dit lui-même dans les Essais que la philosophie ne l’intéresse pas, que Platon et Aristote ne sont nullement ses références, qu’il puise par contre de manière ininterrompue dans Plutarque et Sénèque, que les seules choses qui comptent sont l’histoire et la poésie c’est-à-dire précisément ce dont a besoin la monarchie absolue pour élaborer son affirmation culturelle et idéologique.

Voici comment Michel de Montaigne formule sa conception :

« Car, en somme, je sais qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et grossièrement ce à quoi elles visent. Et à l’aventure encore sais-je la prétention des sciences en général au service de notre vie.

Mais d’y enfoncer plus avant, de m’être rongé les ongles à l’étude de Platon ou d’Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniâtre après quelque science, je ne l’ai jamais fait : ce n’est pas mon occupation, ni n’est art de quoi je susse peindre seulement les premiers linéaments.

Et n’est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus savant que moi, qui n’ai seulement pas de quoi l’examiner sur sa première leçon, au moins selon celle.

Et, si l’on m’y force, je suis contraint, assez ineptement, d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant inconnue, comme à moi la leur.

Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Sénèque, où je puisse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce papier ; à moi, si peu que rien.

L’Histoire, c’est plus mon gibier, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination. »

C’est là une position anti « dogmatique » qui témoigne de l’abandon l’affrontement intellectuel avec la religion – qui était la ligne de l’averroïsme latin – pour le recentrage avec l’alliance intellectuels-monarchie – ce qui est la ligne de l’averroïsme politique.

Michel de Montaigne n’est pas un humaniste affirmant les connaissances, mais un agent intellectuel de la monarchie, défendant ses intérêts.

Voici comment il présente la nécessité de la pratique politique au-dessus de tout, prenant l’exemple de l’enseignement d’Aristote à son disciple Alexandre le Grand tel que Plutarque l’imagine découplé de la philosophie comme vision du monde :

« Je suis de l’avis de Plutarque, qu’Aristote n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l’instruire des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et tempérance, et l’assurance de ne rien craindre ; et, avec cette munition, il l’envoya encore enfant subjuguer l’empire du monde à tout seulement 30000 hommes de pied, 4000 chevaux et quarante-deux mille écus.

Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse ; mais, pour plaisir qu’il y prît, il n’était pas facile à se laisser surprendre à l’affection de les vouloir exercer. »

La monarchie en passe de devenir absolue n’a pas besoin de vision du monde, de philosophie ; elle reste féodale.

Elle a toutefois besoin d’une démarche permettant la formation d’une administration, et donc d’une morale, d’un état d’esprit.

De là les critiques incessantes de Montaigne contre l’intellectualisme religieux, qu’il ne remplace pas par des valeurs progressistes opposées, mais par un style politique.

Voici un exemple très parlant, où il dit que des écoliers auront vite fait d’attraper la syphilis, maladie vénérienne, en raison de leur connaissances intellectuelles ne portant pas sur la pratique concrète :

« On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote, de la tempérance. »

Michel de Montaigne va jusqu’à faire l’éloge de Sparte et de sa morale rigide, contre Athènes et sa culture, son sens de l’économie : on est là dans une approche très différente de l’humanisme.

Il puise dans l’humanisme un style « romain », et encore s’agit-il de la Rome du début, dans l’esprit conquérant, avec une administration solide, un État fort, tel un rouleau compresseur.

Voici comment Michel de Montaigne, dans le style des Essais, s’appuie sur des exemples de l’antiquité pour justifier son raisonnement :

« Quand Agésilas convie Xénophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou dialectique, mais pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit ; à savoir la science d’obéir et de commander.

Il est très plaisant de voir Socrate, à sa mode, se moquant de Hippias qui lui récite comment il a gagné, spécialement en certaines petites villettes de la Sicile; bonne somme d’argent à régenter; et qu’à Sparte il n’a gagné pas un sol : que ce sont gens idiots, qui ne savent ni mesurer ni compter, ne font état ni de grain ni de rythme, s’amusant seulement à savoir la suite des rois, établissements et décadences des Etats, et tels fatras de comptes.

Et au bout de cela Socrate; lui faisant avouer par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement public, l’heur et vertu de leur vie, lui laisse deviner la conclusion de l’inutilité de ses arts. »


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