Pourquoi Michel de Montaigne n’a-t-il pas choisi le camp des calvinistes ? C’est une question essentielle, qui puise sa racine dans la situation de la France au moment d’Henri IV et de l’Édit de Nantes.
A partir du moment où François Ieravait réussi à arracher des prérogatives au Vatican, tout un espace pour un gallicanisme – équivalent de l’anglicanisme – disparaissait. L’appareil d’État se situant dans la perspective impulsée par la monarchie absolue, Montaigne suit la tendance, il ne peut pas raisonner autrement.
La langue française est puisée par Michel de Montaigne dans l’affirmation monarchique elle-même, avec Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard ; toute sa culture est liée à ce curieux mélange français de Renaissance et d’humanisme.
Michel de Montaigne se situe clairement à mi-chemin de ces deux derniers mouvements, tendant tantôt plutôt vers l’un, tantôt plutôt vers l’autre. Mais en définitive, de par ses références gréco-romaines et son intérêt pou l’Italie, où il a voyagé – en sera tiré un Journal de voyage –, il penche culturellement et idéologiquement du côté de la Renaissance.
Michel de Montaigne est ainsi indéniablement un conservateur. S’il parle beaucoup des malheurs de son temps, en même temps il considère que les événements ne sont qu’anecdotes sur le plan historique. Il dit ainsi :
« Ce sera déjà bien si dans cent ans on se souvient, en gros, qu’à notre époque il y eut des guerres civiles en France ! »
Il ne croit pas que le calvinisme ait une chance de réussir ; à ses yeux, il a déjà perdu. Quant à Martin Luther, avec sa variante bien moins radicale et bien plus conservatrice, ce n’est qu’une variante… religieuse, donc tout à fait secondaire par rapport aux besoins de l’État d’une rigueur, d’une morale, d’une démarche pragmatique évaluant les situations de manière adéquate.
En définitive, pour Michel de Montaigne, la question de la religion ne peut servir que la religion, ne peut que la renforcer, alors qu’il s’agit justement de s’en émanciper pour avoir un appareil d’État indépendant.
Voici comment il agresse littéralement Martin Luther :
« J’ai vu, en Allemagne, comment Luther a soulevé autant et même plus de divisions et de discussions à propos de ses opinions qu’à propos des saintes écritures.
Notre contestation n’est qu’une question de mots. Quand je demande ce que sont la Nature, le plaisir, le cercle, la substitution, c’est une question qui porte sur les mots, et on y répond avec des mots. Une pierre est un corps ; mais si on insiste : un corps, qu’est-ce donc ? Une substance. Et une substance ?
Et ainsi de suite… on acculerait finalement l’interlocuteur au bout de son dictionnaire. On remplace un mot par un autre, et souvent plus inconnu encore. Je sais mieux ce que signifie « homme » que « animal », ou « mortel », ou « raisonnable ». Pour répondre à un doute, on me le multiplie par trois ! C’est comme avec la tête de l’Hydre… »
C’est à ce mépris de la théologie que l’on voit bien que Michel de Montaigne est un averroïste politique, qui cherche à séparer radicalement la politique et la religion. C’est une position en retard, car elle exprime la position des intellectuels à partir de l’introduction des conceptions d’Averroès en Europe, au XIIIe siècle. Désormais, c’est la bourgeoisie qui devient le moteur historique, mais Michel de Montaigne ne le voit pas : il est focalisé sur l’appareil d’État.
Il réalise en fait idéologiquement la séparation de la religion et de l’État et pour ce faire il parle d’un Dieu en général, le séparant concrètement des exigences de l’Église. Voilà comment, de manière trés savante, il fait l’éloge de la religion et de la théologie, pour en réalité mettre celles-ci de côté, tel un aspect secondaire, une dimension parallèle à l’État mais sans caractère central :
« Il y a le nom et la chose: le nom, c’est un mot qui désigne et signifie la chose; le nom, ce n’est pas une partie de la chose, ni quelque chose de concret : c’est un élément étranger associé à la chose et extérieur à elle. Dieu qui est la plénitude en soi, et le comble de toute perfection, ne peut pas être plus qu’il n’est, il ne peut pas s’accroître en tant que tel; mais son nom, lui, peut être augmenté, il peut s’accroître, par la bénédiction et les louanges que nous adressons à ses manifestations extérieures.
Et puisque ces louanges ne peuvent être incorporées à son Être – qui ne peut s’augmenter de quelque Bien que ce soit– nous les attribuons donc à son nom, qui est l’élément extérieur le plus proche de Lui.
Voilà pourquoi c’est à Dieu seul qu’honneur et gloire appartiennent; et rien n’est aussi déraisonnable que de les rechercher pour nous-mêmes, car nous sommes indigents et misérables intérieurement, notre essence est imparfaite, et nécessite une constante amélioration, et c’est à cela que nous devons œuvrer.
Nous sommes creux et vides : ce n’est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir : nous avons besoin, pour nous réparer, d’une substance plus solide.
Bien bête, l’affamé qui chercherait à se procurer un beau vêtement plutôt qu’un bon repas! Il faut courir au plus pressé. Comme le disent nos prières courantes: « Gloire à Dieu dans les cieux, et paix aux hommes sur la terre. »
C’est de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et de qualités essentielles de cette sorte que nous manquons, et les ornements externes devront êtres recherchés plus tard, quand nous aurons pourvu aux choses nécessaires. La théologie traite amplement et pertinemment de ce sujet, mais je n’y suis guère versé. »
Les Essais
On a donc chez Michel de Montaigne un éloge national de la France, d’un pays compris comme projet relevant d’une économie politique : celle de la monarchie absolue en construction. La chose est présentée ainsi :
« Je ne veux pas oublier ceci : j’ai beau me rebeller contre la France, je vois toujours Paris d’un bon œil. Cette ville a conquis mon cœur dès mon enfance, et il s’est passé avec elle ce qui se passe avec les choses les meilleures : plus j’ai eu l’occasion, ensuite, de voir d’autres belles villes, et plus s’est développée mon affection pour la beauté de celle-ci.
Je l’aime par elle-même, plus par ce qu’elle est tout simplement que renforcée d’apparats étrangers.
Je l’aime tendrement, j’aime jusqu’à ses verrues et ses taches. Je ne suis français que par cette grande cité. Elle est grande par ses habitants, par sa situation exceptionnelle, mais surtout grande et incomparable par la variété et la diversité de ses agréments.
C’est la gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde.
Puisse Dieu chasser loin d’elle nos divisions ! Si elle est entière et unie, elle est à l’abri de toute autre violence. Je le déclare ici : de tous les partis, le pire sera celui qui mettra chez elle la discorde ; je ne crains pour elle qu’elle-même – même si je crains autant pour elle, certes, que pour toutes les autres parties de cet état. Tant que Paris durera, je ne manquerai pas de retraite où rendre mon dernier souffle, et elle suffit à m’ôter le regret de toute autre retraite. »
Les Essais
Michel de Montaigne est clairement inconséquent face au calvinisme, mais justement cela permet de bien voir que sa position est celle de l’averroïsme politique, de la séparation de la religion et de l’État, ou plus précisément : de la domination sociale, idéologique et culturelle de l’État.