La répression du Vatican mit de côté la perspective développée par « maître » Eckhart sur un plan général, mais il existait dans les pays allemands des gens considérant que cette perspective était la bonne.
La voie mystique ouverte par Eckhart fut en mesure de temporairement se maintenir en Allemagne, correspondant tant aux mentalités des pays allemands qu’aux intérêts de nombreuses forces sociales.
Une perspective plus intimiste accompagnait inévitablement le développement des villes, alors que l’Église était en même temps romaine et présentait une nature toujours étrangère avec l’émergence du sentiment national.
Immédiatement après Eckhart, on trouve ainsi Johannes Tauler (1300 ? – 1361) dont l’importance fut capitale et dont le rôle fut déterminant pour Martin Luther, ainsi que pour Thomas Müntzer.
Se rattachant directement à Eckhart, Johannes Tauler reprit son concept de « fond de l’esprit », qu’il assimilait également au concept d’abditum mentis d’Augustin.
Johannes Tauler s’appuyait également de manière importante sur Proclus, le philosophe néo-platonicien. On a ici un retour aux sources qui contourne littéralement l’autonomie théologique complète assumée par l’Église par rapport à ses sources d’inspiration initiale.
À la différence de chez Eckhart, Johannes Tauler considérait que ce « fond » de l’esprit avait bien été créé. Il évitait par conséquent le mysticisme complet qui avait tant déplu à l’Église catholique romaine.
Une autre figure essentielle fut Henri Suso (1295 ? – 1366), disciple d’Eckhart et ardent mystique, s’imaginant être avec Jésus à table et lui présentant son verre, pratiquant des mortifications morbides (dormant sur une porte, s’appliquant un tissu avec une centaine de clous, etc.), avant de les remettre en cause et de prôner le mysticisme intériorisé.
On reconnaît ici une autonomie de développement de la zone germanique par rapport à la Renaissance italienne.
Le mouvement intellectuel lancé par Johannes Tauler et Henri Suso à la suite d’Eckhart amena la naissance de la mouvance des Gottesfreunde, les amis de Dieu, influents notamment à Bâle, Strasbourg et Cologne.
Cela nous amène directement à Martin Luther, car celui-ci fit publier un document de la mouvance de ces « amis de Dieu ». Cet écrit, anonyme et manuscrit, fut partiellement publié en 1516 et entièrement en 1518, Martin Luther lui donnant le titre d’Eyn deutsch Theologia, une théologie allemande.
L’œuvre est très clairement la base idéologique de Martin Luther et de Thomas Müntzer, qui ont justement chacun développé une interprétation particulière de la thèse essentielle d’Eyn deutsch Theologia :
« Le vieil être humain, c’est Adam et la désobéissance, l’autosuffisance et le fait de s’orienter par le « je », et tout ce qui en relève.
Mais le nouvel être humain, c’est le Christ et la vraie obéissance, un dépouillement et un déni de son soi, de toutes les choses temporelles et la recherche de l’honneur de Dieu dans toutes choses. »
On retrouve ici la démarche propre à Eckhart, combinée à la théologie du Pseudo-Denys l’Aréopagyte. Chez ce dernier, il existait une hiérarchie de lumière depuis Dieu et l’Église reproduisait une hiérarchie divine.
Mais dans l’école rhénane, on a un effacement de la hiérarchie devant la lumière elle-même, dans un affrontement spiritualité/matière. On lit dans Eyn deutsch Theologia :
« La véritable lumière est Dieu et divine, mais la fausse lumière est Nature et naturelle.
Il appartient à Dieu qu’IL ne soit ni ceci ni cela, tout comme qu’il ne veut, recherche ou cherche ceci ou cela dans un être humain déifié, mais seulement le bien en tant que bien et rien d’autre que le bien.
Il en retourne ainsi également de la vraie lumière.
Mais il appartient à la créature et à la Nature qu’elle soit quelque chose, ceci ou cela, et également qu’elle ait quelque chose dans son avis ou sa requête, et pas simplement et uniquement le bien en tant que bien, et au sujet du bien, mais bien au sujet de quelque chose, ceci ou cela.
Et tout comme Dieu et la véritable lumière est sans caractère relevant du je, caractère relevant du soi et sans propre requête, la Nature et la fausse lumière, naturelle, appartient au je, au à moi, au mien, au moi et tout ce qui en relève, et que cela et qu’elle cherche davantage soi-même et le sien dans toutes les choses que le bien en tant que bien. »
On ne saurait assez souligner la question du rapport entre le « moi » et l’ensemble dans cette mystique rhénane et pour le protestantisme. En apparence, le protestantisme est une religion personnelle, puisqu’on est seul face à Dieu, le clergé s’effaçant.
Mais en pratique, ce rapport personnel n’est possible que parce qu’on relève de l’ensemble. Il y a une dimension panthéiste très puissante, qui selon les interprétations rejoint pratiquement le matérialisme.
La différence historique justement entre Martin Luther et Thomas Müntzer consiste en ce que le premier privilégiera l’individu à l’ensemble, tandis que le second accordera à l’ensemble la place primordiale dans la dynamique individuelle.
Regardons ce que dit justement Eyn deutsch Theologia au sujet du rapport entre le tout et les parties :
« Saint Paul dit ainsi « quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra. » Donc, saisis. Qu’est le parfait et qu’est le partiel ?
Le Parfait est un être qui comprend et contient en lui et dans son être tous les êtres, sans lequel et hors duquel il n’y a pas d’être véritable, et dans lequel toutes les choses ont leur être : il est, en effet, l’être de toutes choses et est en soi immutable [qu’on ne peut faire muter] et immobile, et transforme et fait se mouvoir toutes les autres choses.
Mais le partiel et ce qui n’a pas atteint la perfection est ce qui est ou sera survenu de ce parfait, tout comme un éclat brillant ou un trait de lumière, qui s’écoule depuis le soleil ou d’une lumière et brille quelque chose, cela ou cela.
Et cela signifie une créature, et ce partiel en tant que tel n’est en rien le parfait. Ainsi, le parfait n’est également nullement le partiel.
Les partiels sont saisissables, reconnaissables et exprimables ; mais le parfait est insaisissable, inexprimable et non reconnaissable aux créatures en tant que créatures (…).
Car pour que soit reconnu le parfait dans une créature quelconque, il faut que soient perdu et anéanti la nature de créature, la nature de création, le caractère propre au moi, le caractère propre à la personnalité, et tout ce qui est similaire. »
Pour cette raison, il est expliqué dans la Théologie allemande que le problème n’est pas tant qu’Adam ait mangé la pomme, en fait le fruit de la connaissance du bien et du mal, mais qu’il l’ait prise pour lui.
À partir du moment où il a raisonné en terme de « mien », de « mon », il s’est affirmé et en cela il a rompu avec l’unicité divine.
Comment ne pas imaginer qu’avec une telle perspective, le panthéisme s’affirme toujours davantage et rejoigne le matérialisme, avec sa conception de la totalité matérielle comme seule réalité ?