L’URSS était socialiste, mais pas seulement en raison de la propriété collective des moyens de production. Cet aspect concerne le mode de production, mais tant qu’on n’est pas à un certain niveau de développement des forces productives, il y a encore la lutte des classes, et elle s’exprime par la planification.
Loin de consister en des décisions simplement administratives, la planification socialiste répond à des exigences historiques de transformation décidées par le Parti. Lorsque les choix sont mauvais, le camp du prolétariat est affaibli : le développement des forces productives se fait de manière chaotique et donc hostile pour lui, l’idéologie socialiste dominante se voit être attaquée.
Mao Zedong a reproché à Staline d’avoir une lecture trop mécanique du développement des forces productives, de sous-estimer la question de la lutte des classes. Cela est juste, Staline considérant de manière erronée que le socialisme avait triomphé et qu’un retour en arrière ne serait plus possible.
C’est pourquoi il portait toute son attention sur la question du mode de production seulement, y voyant bien que les luttes de classe pourtant censées être non existantes y apparaissaient, mais sans comprendre de quelle manière précisément, d’où ses décisions de type administratives-répressives surtout.
C’est cette erreur de sous-estimation de l’idéologie et de la culture qui a abouti à la défaite du socialisme en URSS, avec l’appareil du Parti et de l’État s’alignant sur le révisionnisme, sur l’accaparement des richesses en se fondant sur une installation corrompue dans les rouages politico-administratifs et militaires.
Comme la planification est portée par un appareil administratif, forcément le triomphe des révisionnistes dans le Parti et l’État implique celui-ci également. Et comme dans le socialisme, cet appareil est porté par la subjectivité révolutionnaire, alors forcément la victoire de l’opportunisme et du carriérisme empêche tout fonctionnement correct.
La planification devient une coquille vide sur le plan du contenu subjectif. Cela devient une bureaucratie – et une bureaucratie au pouvoir, puisque la propriété est collective et administrée par l’État.
C’est ainsi un capitalisme monopoliste d’État. Les monopoles de type socialiste restent des monopoles, mais leur gestion subjective révolutionnaire passe aux mains de révisionnistes, qui l’utilisent pour en tirer profit.
Comme l’aspect principal est la lutte de classe, le mode de production se modifie en fonction de celle-ci, afin d’asseoir, de renforcer et de développer l’appropriation par la petite couche privilégiée.
En URSS, dans les années 1950-1960, cela consiste en la mise en place d’un complexe militaro-industriel qui ne va plus cesser de grandir, jusqu’à représenter dans les années 1980 une immense part de l’économie – autour de 40 %.
L’URSS pratique alors un régime intérieur littéralement terroriste. Même si la couche dominante ne le voulait pas – et au début, elle ne le voulait pas, d’où la prise du pouvoir de Nikita Khrouchtchev – l’existence même d’une base sociale monopoliste implique la logique d’écrasement.
La couche sociale dominante, de par sa position, devenait immédiatement une grande bourgeoisie, aux commandes de monopoles. Mao Zedong résuma donc fort justement la situation de l’URSS social-impérialiste en disant que :
« En URSS aujourd’hui, c’est la dictature de la bourgeoisie, la dictature de la grande bourgeoisie, c’est une dictature de type fasciste allemand, une dictature hitlérienne. »
Il faut bien saisir la différence avec Léon Trotsky, qui fut le premier grand dénonciateur de l’URSS. Celui-ci considérait que l’URSS était un « État ouvrier dégénéré ». Il ne comprenait pas ce qu’est la politique, aussi se contentait-il de regarder de manière formelle les titres de propriété.
D’où sa conception aberrante d’un État à la fois socialiste et capitaliste, comme ici dans La révolution trahie, publiée en 1936.
« Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes.
Mais l’État acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. »
D’où, selon Léon Trotsky, soit une « révolution » pour chasser la bureaucratie parasitaire, soit une restauration du capitalisme :
« L’U.R.S.S. est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle :
a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’État un caractère socialiste ;
b) le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ;
c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ;
d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ;
e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ;
f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ;
g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ;
h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ;
i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international. »
Léon Trotsky n’avait rien compris à ce qu’est le capitalisme dans sa version monopoliste, d’où d’ailleurs son incompréhension du fascisme, qu’il s’imaginait être porté par des aventuriers, des gangsters et des déclassés. Il n’a pas compris ce qu’est la grande bourgeoisie.
Le fétichisme du droit par Léon Trotsky est tout à fait emblématique du problème. Le capitalisme monopoliste d’État est par nature parasitaire, c’est une force pratiquant l’exploitation tellement de manière ultra-capitaliste qu’elle se retourne en son contraire et retourne pratiquement au féodalisme.
C’est pourquoi la couche dominante n’est plus à s’ennuyer avec des titres de propriété, une accumulation personnelle de capital. Tout devient fondamentalement impersonnel, bureaucratique.
On s’imagine bien que dans le cadre d’un tel régime, la crise interne est perpétuelle, en raison du manque de développement possible, tout étant figé.
C’est le sens précisément de la seule opposition possible en l’absence de compréhension matérialiste dialectique : la « dissidence », qui oscille entre socialisme humaniste et appel au libéralisme, pour justement en finir avec les blocages bureaucratiques permanents.