Culpabiliser et écraser la gauche
Ici nous touchons l’autre aspect de la tactique des comploteurs populistes : banaliser le révisionnisme et protéger les intrigues, attaquer et culpabiliser la gauche à partir d’erreurs secondaires. La critique met constamment sur le même pied, à la file, des actes de trahison et des erreurs secondaires, souvent même des vétilles. La démarcation entre les erreurs des communistes et la pratique des saboteurs en ressort complètement estompée.
Le sommaire (détaillé sur cinq pages !) de la brochure « Texte sur la lutte idéologique » à lui seul permet de se faire une idée de la méthode utilisée : les problèmes les plus futiles sont abordés pêle-mêle, sous la même rubrique, avec des problèmes fondamentaux. Ainsi sous la rubrique : « Le problème central du parti marxiste-léniniste », on trouve en 4) esprit d’initiative et dynamisme prolétarien ou routine et apathie bourgeoises, et en 6) unité communiste ou anarchisme et fractionnisme bourgeois ?
Ou bien, à propos du journal, en a) attitude anti-parti et boycottage du journal communiste − et en b) chaque membre du parti doit collaborer de façon active à la réalisation et à la correction du journal.
Renseigner les coquilles au comité de rédaction, ou boycotter le journal ; ne pas lutter contre la routine ou fractionner le Parti, tout cela perd son importance propre et se confond dans une des innombrables choses qu’il ne faut pas faire. La brochure traite avec le même sérieux la prise de notes aux réunions ou les moindres détails de la réunion de cellule, que l’expulsion des contre-révolutionnaires ou la désertion des cadres.
La lutte contre les saboteurs détruit, non les saboteurs, mais la gauche.
« Combattre le révisionnisme doit se faire dans un esprit d’autocritique, en tirant les leçons de cette lutte, en corrigeant ses propres positions, Comme un avertissement et une leçon pour soi-même. » (Texte sur la lutte idéologique, p. 39)
Les comploteurs ont pour tactique suprême de pousser la gauche à se demander : « suis-je moi-même un comploteur ? » afin de la démolir et l’entraîner dans le gouffre avec eux.
Cette incitation à chercher son propre révisionnisme anime toute la brochure. Sous le couvert d’une grande exigence révolutionnaire, d’une pureté sans complaisance, cette incitation détruit la confiance dans la ligne marxiste-léniniste. Chercher en soi « le » révisionnisme, et chez tous les autres camarades, en dehors de la lutte contre une ligne révisionniste, est le plus sûr moyen pour ne plus rien comprendre au marxisme-léninisme, douter de tout et de tous, et suivre aveuglément les chefs comploteurs qui orchestrent avec assurance cette chasse au révisionnisme.
Le révisionnisme n’est pas un mal inévitable, qui touche nécessairement chacun. Il est lié à des intérêts de classe bourgeois, s’exprime dans une ligne politique bourgeoise, et seuls les dirigeants-traîtres la défendent activement. « Quand on voit qu’une cellule suit une ligne révisionniste… » Vraiment, la dégénérescence des Partis communistes n’aurait pas eu lieu si on avait tenu toutes les cellules à l’œil ! A noter que cette phrase se trouve sous le titre « Se sentir responsable de tout ce que fait la direction » − il s’agit sans doute de la direction de la cellule…
Ludo Martens élargit la cible vers les militants de base et vers la gauche. La suspicion et la répression pourrissent les rapports entre camarades. La même méthode est utilisée pour critiquer les communistes que pour acculer les comploteurs ; AMADA appelle cela la « scherpe kritiek » (la lutte idéologique aiguë). Traiter l’ami comme l’ennemi, paraît-il, donne des résultats efficaces.
« Nous rejetons la théorie bourgeoise : ‘nous ne pouvions pas le combattre sérieusement parce qu’il n’était pas encore parfaitement clair s’il était oui ou non saboteur’.
Une telle question ne s’éclaircit rapidement que dans le cas où nous menons une lutte aiguë. La lutte aiguë contraint inévitablement un tel saboteur à laisser voir au grand jour ses conceptions ses manœuvres et ses intrigues.
S’il apparaît qu’il ne s’agit pas d’un comploteur, mais d’un camarade qui commet de lourdes fautes, la lutta aiguë ne peut signifier qu’une aide pour lui. C’est seulement grâce à une lutte aiguë qu’il comprendra la gravité de ses fautes et qu’il fera une autocritique approfondie » (Ibidem, p. 118)
Les responsables de cellules sont l’objet de contrôle et de tracasseries pour la moindre faute ; il faut établir un dossier personnel sur eux, et contrôler régulièrement l’amélioration sur chaque point critiqué etc.
Mais leur les dirigeants nationaux n’avaient quant à eux pas besoin d’enquête ni de contrôle…
c) La conception du Parti : les statuts
Les statuts d’AMADA, établis en décembre 1974, donnent une forme concrète aux conceptions bureaucratiques et idéologistes apparues dans les textes sur « la lutte idéologique » de 1972 et 1973, qui visent à protéger les chefs comploteurs et à détruire la gauche.
Bureaucratisme
Le premier devoir des membres, dans les statuts du Parti Communiste de Chine, est de veiller à l’unité du Parti, tout en luttant pour empêcher les arrivistes et les comploteurs de s’emparer de la direction du Parti.
Les statuts d’AMADA reviennent sans cesse sur cette question de la vigilance face aux espions et aux conspirateurs, mais jamais n’indiquent l’enjeu central de cette lutte : la direction du Parti. Dans les devoirs des membres , c’est le dernier point ; dans les principes organisationnels, les organes inférieurs :
« doivent veiller à ce que les organes dirigeants restent idéologiquement et politiquement sains, exercer un contrôle fraternel, présenter des critiques et des propositions ».
Plus loin, la nécessité de s’unir avec le plus grand nombre « permet de démasquer les arrivistes bourgeois, les comploteurs etc. » . Les choses sont sur leur tête, pour le plus grand profit des comploteurs : s’unir n’est justement possible que sur base de l’adhésion à la ligne, et de l’expulsion des traîtres qui dévient cette ligne.
Le Comité central et la Conférence nationale sont mis sur le même pied, tous deux sont qualifiés d’« organes suprêmes ». Seule la Conférence nationale est l’instance suprême dans un véritable Parti marxiste-léniniste.
Il est significatif que les statuts de Martens n’indiquent pas les tâches de la Conférence (définir la ligne, élire les organes dirigeants). Les devoirs des dirigeants n’apparaissent nulle part non plus, alors que ceux des cellules sont abondamment détaillés. Les dirigeants ont la haute main sur les instances régionales, les conférences locales ne peuvent élire les cadres locaux sans l’« indispensable approbation du Comité central ».
La démocratie au sein du Parti est justifiée de façon assez renversante : au point quatre
« la démocratie s’impose afin que les conceptions erronées puissent s’exprimer. C’est uniquement quand elles sont exprimés ouvertement que les conceptions erronées peuvent être analysées et qu’une éducation marxiste-léniniste peut être donnée » (p. 16)
La démocratie sert donc à coincer les militants. De quoi se compose-t-elle d’ailleurs ?
Selon AMADA, c’est la permission de « donner son opinion » − en réalité, c’est le droit d’élire et d’être élu, et la libre discussion des problèmes politiques. Le droit de « donner son opinion » doit de toute évidence être assez relatif, à voir par exemple, dans la Résolution interne sur l’unité du 15 février 1976, comment il est précisé :
« Une conférence du Parti sera convoquée, probablement en mai-juin. Il y sera pris une décision concernant l’unité avec l’UC(ML)B. Chaque membre aura le droit de défendre sa position, pour ou contre l’unité, avant cette conférence ».
Ici le droit ressemble plutôt à une mesure exceptionnelle.
Idéologisme
Après les statuts, viennent six chapitres « idéologiques ». Ils ont pour mission de faire oublier la ligne politique, fondement à l’appartenance au Parti, à son unité et au respect de la discipline. Dans les tâches ; idéologiques elles-mêmes, la refonte de la conception du monde passe en premier lieu, avant l’étude du marxisme-léninisme et la critique du révisionnisme, en tant que « mission centrale pour tout communiste ».
Les communistes sont la cible de toute cette partie du texte ; ils sont incités à s’analyser, à passer au crible tout ce qu’ils ont de bourgeois en eux, de façon presque religieuse (un examen de conscience) coupée des tâches et de la ligne politique (on transforme sa conception du monde avant d’étudier le marxisme-léninisme et de combattre pour la révolution).
Ce thème date de l’époque du SVB ; Ludo Martens a toujours propagé l’idéologie des « missionnaires rouges » parmi les petits-bourgeois radicaux fort vulnérables à ce genre de mystification. L’émission à la télévision flamande de mars 1976 consacrée à AMADA portait d’ailleurs ce titre significatif.
Être communiste signifie une mortification personnelle constante ; la tâche centrale des membres du Parti communiste est de se forcer à défendre le communisme comme si le communisme était la société la plus rébarbative, la plus inhumaine qui soit :
« il faut s’en tenir aux principes marxistes-léninistes » (p. 17) − il faut s’astreindre à une étude et une critique incessantes du révisionnisme (p. 30) − un communiste doit apprendre à compter sur ses propres forces pour affronter les difficultés et surmonter les échecs et les déceptions (p. 27) − Un communiste doit souvent réfléchir à ses faiblesses, ses insuffisances ses erreurs. Ses fautes et ses manquements doivent l’inciter à se perfectionner d’avantage (p. 35)
S’en tenir aux principes marxistes-léninistes, critiquer le révisionnisme : tâches surhumaines, que bien peu de membres accomplissent ; échecs et déceptions ; faiblesses et manquements : lot commun des membres rongés par le révisionnisme, péché originel ineffaçable.
Et pour achever cette sinistre farce, non seulement les militants se retrouvent écrasés d’un côté par le révisionnisme tout puissant et de l’autre par le communisme inaccessible, mais ils sont encore obligés de se déchiqueter les uns les autres : en effet, la critique doit, selon les statuts d’AMADA s’exercer entre les militants ; comme dans les textes de 1972-73, la « lutte idéologique aiguë » (p. 39) règle du même coup d’assommoir les contradictions au sein du peuple et celles avec l’ennemi, selon le principe bien connu « frappez sans merci, on verra bien ce qu’il en était exactement en ramassant les morceaux ».
« Il y a deux types de contradictions : les contradictions sein du peuple et les contradictions entre le peuple et l’ennemi de classe.
Quand des fautes sérieuses sont constatées, il faut mener une lutte idéologique aiguë et fidèle aux principes, persévérer dans cette lutte et exiger des résultats. S’il s’agit de camarades qui commettent de lourdes fautes, c’est ainsi qu’ils seront les mieux aidés afin de faire des progrès pas à pas. S’il s’agit d’éléments ennemis ou dégénérés, c’est ainsi qu’ils seront le plus vite démasqués. Le nombre d’ennemi de classe et d’éléments incorrigibles est infiniment petit. » (Statuts d’AMADA, point 33, page 39)
La campagne « statuts » a duré près d’un an − l’idéologisme a atteint des sommets inégalés, proportionnels au découragement et à la débandade généralisée qui frappaient AMADA à l’époque.
Le matraquage intensif pour « prouver son dévouement au Parti », notamment en participant le soir de Noël a la manifestation pour la paix en Europe (dislocation solennellement garantie pour 20 heures !!!) s’orchestrait au moment-même où le programme communiste était allègrement jeté aux orties, et où la scission prenait une forme officielle. Ludo Martens connaissait par cœur le petit-bourgeois radical : il le manipulait depuis dix ans déjà.
Les statuts d’AMADA synthétisent le mieux le genre de « communiste » produit par la machine diabolique des comploteurs populistes : des fanatiques désespérés, gibier consentant de toutes les provocations social-fascistes.