[Article publié dans la revue au format PDF « Crise »]
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a immédiatement débouché sur une guerre entre deux armées conventionnelles, de type réactionnaire, puisque tant l’Ukraine que la Russie sont dominées par des oligarchies, avec un capitalisme bureaucratique, la première se subordonnant à la superpuissance impérialiste américaine avec ainsi une dimension semi-coloniale, la seconde étant de type impérialiste, dans un cadre national-bureaucratique.
Cependant, cela est riche d’enseignement, car même si le régime ukrainien est réactionnaire, la résistance nationale ukrainienne a une portée historiquement progressiste, même si elle n’a pas de représentant politique et si elle est par conséquent éparpillée, diffuse, particulièrement faible. Il y a des leçons à tirer de cette résistance nationale générée par les larges masses, même si de manière embryonnaire.
Un autre aspect est que l’invasion russe vise à mettre en place un contrôle administratif des zones conquises, dans un cadre urbain souvent, ce qui est là aussi quelque chose fournissant beaucoup de connaissances.
Un autre aspect encore est que l’armée russe, si elle est mieux organisée que l’armée ukrainienne, ne possède que 200 000 soldats, par rapport à une armée ukrainienne plus nombreuse, faisant appel à des réservistes, à des structures administratives non militaires. Il y a un rapport du fort au faible qui là encore éclaire beaucoup sur la question de l’affrontement pour la prise du pouvoir.
Il va de soi, en même temps, que tout ce qu’on peut apprendre ici est relatif, car ce n’est pas une révolution qui a lieu en Ukraine, ni même une guerre de libération nationale suivant une orientation communiste. La situation historique est tout à fait différente de ce qui se présente dans le cas d’une guerre civile révolutionnaire.
Il est bien connu que la grande scission entre socialistes et communistes, au début du XXe siècle, a principalement comme source la question de l’analyse de l’État. Les socialistes, révisant les enseignements du marxisme, considèrent que l’État bourgeois peut être récupéré, refaçonné, après que les masses combinent victoire électorale et mouvements de masse. Les communistes, fidèles aux enseignements du marxisme, affirment la nécessité de la destruction du vieil État et la constitution d’un nouvel État, dont la substance est prolétarienne.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les communistes ont connu en leur sein un vaste mouvement révisionniste, qui a ramené à la conception socialiste de la prise du pouvoir ; la ligne rouge a alors été porté par Mao Zedong et les communistes chinois. La prise du pouvoir par la violence révolutionnaire reste l’objectif des communistes n’ayant pas basculé dans le révisionnisme.
Par violence révolutionnaire, il faut entendre une violence au caractère de classe, dont les traits sont déterminés historiquement, déterminés par les communistes selon la lutte des classes, son niveau, ses exigences. Il n’y a pas de « violence » en général, abstraite, qui aurait une caractéristique « idéale », comme l’a par exemple prétendu l’idéologue syndicaliste-révolutionnaire et apôtre du « guerrier », Georges Sorel, au début du XXe siècle.
La violence révolutionnaire est portée par le camp de la révolution, c’est-à-dire le prolétariat et ses alliés, dans tous les cas les larges masses. Il ne peut pas s’agir d’une « minorité » active se substituant à ce camp de la révolution, prétendant le représenter comme bras armé ou comme outil technique. Ce sont les masses qui font l’Histoire, et le Parti les dirige.
La violence révolutionnaire consiste en la prise du pouvoir non pas au nom des masses, mais par les masses, qui par conséquent doivent être organisées en ce sens. On parle ici de masses conscientisées mettant en place des organes pratiquant la violence afin de triompher du vieil État et de pouvoir mettre en place le nouveau pouvoir.
C’est le principe de l’armée rouge ouvrière et paysanne dans le cadre de la révolution d’Octobre 1917 en Russie, de l’Armée Populaire de Libération organisé dans le cadre de la révolution chinoise ayant triomphé en 1949. Les masses doivent être organisées au niveau militaire, formant par-là même un nouvel État, une nouvelle administration.
La stratégie de cette prise du pouvoir est ainsi la guerre du peuple, la guerre populaire, conforme à la vision du monde du prolétariat visant le pouvoir, conceptualisée par Mao Zedong et formalisée théoriquement par Gonzalo, le dirigeant du Parti Communiste du Pérou de 1980 à 1992.
Le peuple est ici l’aspect principal de la guerre. Cela récuse deux options. Il y a tout d’abord, le guévarisme, qui suit l’aventurisme d’Ernesto « Che » Guevara, consistant à former des « foyers » révolutionnaires qui déclencheraient de l’extérieur du peuple la révolution, en créant un appel d’air révolutionnaire.
C’est là ne pas comprendre que les contradictions sont internes, que chaque pays a une histoire, que chaque révolution a un parcours historique qui lui est propre et dont les conditions nécessitent d’être analysées, afin de calibrer adéquatement l’action révolutionnaire.
La guévarisme contourne le travail de fond en proposant de « déclencher » la révolution au moyen de révolutionnaires hors sol.
Il y a ensuite le hoxhaisme, qui est une idéologie particulièrement répandue en France historiquement. Qui connaît l’histoire d’Enver Hoxha en Albanie sait que celui-ci, dans le cadre de la résistance victorieuse contre l’Allemagne nazie, a effacé le Parti Communiste derrière le Front, exactement comme la Yougoslavie de Tito.
Le hoxhaisme prône ainsi non pas d’unir ce qui peut être uni dans le Front, mais dans le Parti lui-même, qui devient une sorte de conglomérat « accompagnant » les masses en les poussant à aller un pas en avant.
En Espagne, le Parti Communiste d’Espagne (marxiste-léniniste) avait assumé la guerre populaire contre le régime franquiste, au moyen du FRAP (Front Révolutionnaire d’Action Patriotique), mais il a trahi en basculant dans le hoxhaisme « accompagnateur ».
La France est un bastion historique du hoxhaisme, avec historiquement le Parti Communiste des Ouvriers de France (PCOF), mais également les débris du pseudo « Parti Communiste Maoïste » fondé par un renégat du maoïsme ayant rejoint le PCOF pour ensuite revenir trafiquer avec le maoïsme, ou encore l’Unité Communiste de Lyon, les éditions prolétariennes, etc.
Lorsque l’armée russe a envahi l’Ukraine, elle pénétrait dans un pays qui n’était pas le sien. Inversement, l’armée ukrainienne et les gens en Ukraine en général connaissent très bien leur propre territoire. Il y a donc un désavantage fondamental pour l’assaillant, qui ne connaît pas en détail des lieux que les défenseurs, à l’inverse, connaissent parfaitement, les adaptant même éventuellement en leur faveur.
On a une force militaire extérieure venant mettre en défaite des forces militaires locales. Lorsqu’il y a une guerre civile de dimension révolutionnaire, on a d’un côté les larges masses et de l’autre l’État s’appuyant sur une minorité sociale. Cela signifie que les larges masses s’organisent à partir de leur propre vie quotidienne désormais bouleversée. Elles luttent par conséquent, le plus souvent, là où elles vivent ; leur démarche relève d’un soulèvement. Cela implique qu’elles connaissent leur propre environnement, leur quartier, ses particularités. Il y a là un parallèle avec la situation ukrainienne.
Il y a toutefois deux différences majeures, rendant relatif ce parallèle. D’abord, les forces de la contre-révolution connaissent elles-aussi très bien l’environnement concerné. Elles ne sont pas extérieures au pays, elles s’appuient sur les connaissances territoriales très poussées de la police et de la gendarmerie.
Ensuite, les forces militaires ukrainiennes, relevant de l’État, ont pu réaménager l’environnement territorial comme bon leur semblait, suivant le temps qu’elles avaient pour cela en fonction de la compréhension d’une invasion à venir et des modalités pratiques de celles-ci. Les forces populaires se soulevant n’ont à l’inverse pas une capacité de modifier en profondeur leur environnement.
Si, bien entendu, un soulèvement populaire parvient à prendre le contrôle d’une zone, il peut modifier en profondeur son environnement tant qu’il n’y a pas d’intervention directe de la contre-insurrection. En l’espace de quelques jours, il peut mettre en place de quoi barricader un quartier à grande échelle. Cela ne peut toutefois pas avoir l’ampleur de ce que décide un État pour protéger une zone, en profitant de matériel, de véhicules extérieurs au quartier (tels des véhicules de chantier pour placer des plots de béton, etc.).
Cette question de la mise en place d’une défense territoriale est directement reliée à celle de la capacité à organiser une défense immédiate. Sur ce point, l’invasion de l’Ukraine fournit des enseignements qui sont particulièrement inquiétants pour le camp du soulèvement populaire.
Pourquoi cela ? Tout simplement en raison des modifications techniques et technologiques des outils d’une armée conventionnelle. Les médias internationaux ont très largement diffusé les images de la fabrication artisanale de cocktails molotov par la population ukrainienne, pour être en mesure de harceler les véhicules militaires russes. C’est là quelque chose de romantique, mais sur le fond cela ne correspond pas réellement à grand-chose.
Les véhicules militaires du 21e siècle, à part les jeeps et les camions, restent dans une grande mesure imperméable aux risques de destruction par des cocktails molotov. Les seuls points faibles à ce niveau sont les espaces d’ouverture, telles les vitres et les portes.
Cependant, il ne faut pas vraiment espérer être en mesure de stopper des forces blindées avec un tel outil. C’est pour cette raison que l’Ukraine a tout misé sur les lance-roquettes anti-chars à usage unique, en étant fourni massivement par la superpuissance impérialiste américaine (les FGM-148 javelins) et l’impérialisme britannique (les NLAW – Next generation Light Antitank Weapon), puis par l’impérialisme allemand (les MATADOR – Man-portable Anti-Tank, Anti-DooR).
Ces lance-roquettes anti-chars s’appuient sur une haute dimension technique pour la visée, avec un ordinateur permettant un verrouillage de la cible puis un auto-guidage, ce qui explique notamment que le prix à l’unité va, grosso modo, de 10 000 à 120 000 euros. Cet auto-guidage est essentiel pour ce type d’armes, car le point faible des chars au niveau blindage est en effet les tourelles et le haut de l’arrière du véhicule, le moteur étant en-dessous. La roquette anti-char doit donc attaquer en arrivant par en haut, selon une trajectoire perpendiculaire.
Pour tenter de contrer ces armes, les chars russes avaient installé des petites cages en fer sur leur haut, pour espérer que l’explosion se déroule sans attendre le véhicule lui-même. Cette expérience technique ne semble pas avoir porté ses fruits.
Autant dire que ce n’est pas du tout quelque chose sur quoi pourrait s’appuyer un soulèvement populaire. Inversement, une contre-insurrection peut profiter de ces outils pour détruire des murs, des portes, etc.
De fait, l’unique possibilité réaliste face aux tanks et de jeter des produits comme la peinture ou l’huile sur les blocs rectangulaires de vue, qui se trouvent à gauche et à droite sur le devant et au-dessus du canon, ou bien encore de placer de longues barres de métal dans les chenilles à l’arrière.
Si les véhicules blindés correspondent à l’avantage de l’assaillant, qui dispose de moyens techniques plus élevés, il ne faut pas perdre de vue que le but est le contrôle de la zone visée.
En ce qui concerne l’invasion en Ukraine, la Russie dispose de la Rosgvardia, c’est-à-dire de la Garde Nationale, mise en place en 2016. Ces forces militaires sont spécialisées dans le maintien de l’ordre et interviennent une fois que le terrain a été reconquis militairement.
Ce dispositif peut fonctionner dans le cadre de l’invasion d’un pays comme l’Ukraine où la population est laissée à l’écart de la libération nationale. Il ne le peut pas dans le cadre d’un soulèvement populaire. La qualité dont dispose un État anti-populaire sur le plan technique s’efface ici devant la quantité nécessaire de forces pour mettre au pas une population révoltée.
Même si des véhicules blindés parviennent à occuper un quartier révolté, il reste encore à mettre au pas les révoltés. S’ils sont d’un certain nombre, cela dépasse l’opération policière et on passe au niveau militaire, mais si les quartiers révoltés sont nombreux, cela rend d’autant plus ardue la tâche.
C’est la raison pour laquelle les États ont toujours à leur disposition des plans d’arrestation massive en cas de troubles et de rassemblements de 10-20 000 personnes considérées comme les plus menaçantes dans un lieu fermé pour les isoler, tels dans un stade. Il s’agit d’empêcher que les poches d’une rébellion soient trop nombreuses et pour empêcher cela il s’agit d’arrêter à l’avance les cadres éventuels qui contribueraient à une telle situation.
Cela souligne l’importance des mesures de contre-révolution préventive que l’ancien régime est capable de mettre en œuvre.
La question du contrôle zonal a un grand rapport avec les drones. Ce n’est pas vraiment le cas pour l’invasion de l’Ukraine. L’armée russe a au départ totalement évité de les employer, l’Ukraine les utilisant massivement. On parle ici de deux types de drones : il y a ceux qui permettent de larguer des explosifs, à l’instar du Bayraktar TB2 de fabrication turque, et il y a ceux qui permettent la reconnaissance.
Il va de soi que, dans une guerre civile, ce serait ces derniers drones qui seraient le plus employés, de part et d’autre d’ailleurs.
Il faut cependant noter ici que, bien évidemment, une armée conventionnelle sait bien plus facilement quoi faire tactiquement des informations acquises. Elle a des soldats capables de mettre en place un schéma tactique utilisant des combinaisons très poussées entre les forces employées, avec un niveau d’entraînement qui peut valoir ce qu’il vaut, mais qui est existant.
Même l’utilisation des drones du côté populaire ne modifierait pas une situation de défensive, par ailleurs difficile sur le plan technique. L’exemple ukrainien informe ici de très nombreux éléments. Il ne suffit pas de tendre de grands draps afin de masquer la vue aux drones, encore faut-il également disposer de protections en béton (soit du mortier pour faire du ciment, du sable et de l’eau, en proportion 1:2:3), le mieux étant d’y ajouter des barres de métal pour les renforcer.
En effet, le bois ne résiste pas aux balles plus avancées employées par les armées moderne, le sable ne résiste pas aux explosifs. Les images de petites barricades composées de tels éléments qu’on a pu voir dans les médias présentant les préparations dans les villes ukrainiennes pour résister à l’invasion ne servent en fait pas à grand-chose.
C’est là qu’on s’aperçoit à quel point on est dans une situation totalement différente de la Commune de Paris en 1871. Une armée conventionnelle peut d’ailleurs frapper sans avoir même à approcher réellement de trop près une zone à maîtriser, avec les tireurs d’élite.
Il est bien connu que les snipers ont joué un rôle meurtrier dans la guerre en Yougoslavie ou encore dans combats urbains américains en Irak. Le principe est simple : il n’est pas tiré d’une fenêtre, trop facilement repérable, mais il est fait un petit espace dans un endroit lui-même masqué le plus possible. Les snipers ont comme fonction d’agir de manière autonome, en paralysant toute une zone en raison de leurs activités meurtrières. Il n’est en effet plus possible de passer sans être touché ou risqué d’être touché. Et il est très difficile de repérer les snipers, puis de les neutraliser.
Il va de soi qu’on parle ici d’un matériel de haute précision, avec des gens très bien formés. Les armées russe et ukrainienne disposent bien entendu de cela, mais c’est surtout dans un front figé ou dans un environnement urbain que cela prend pleinement son sens, et il n’y a aucun compte-rendu à ce niveau.
On peut toutefois justement dire qu’un soulèvement populaire ne disposerait pas d’une telle option, alors que ce serait à l’inverse le cas du vieil État pratiquant la contre-insurrection.
Le paradoxe à tout cela, c’est que les doctrines militaires disent qu’à armes et forces égales, la proportion de combattants nécessaires est 1:1, que dans un environnement urbain sans protection particulière il est de 3:1 (soit trois assaillants pour un défenseur), alors que dans un environnement urbain fortifié, on passe à 5:1 – 10:1 (entre cinq et dix assaillants pour un défenseur).
Comment expliquer cela alors que, sur le papier, il est évident que tout assaillant disposant de forces plus développées ne peut que maîtriser un adversaire fortifié, comme l’ont fait les forces impérialistes américaines en Irak ?
C’est que tout dépend de la capacité à structurer la défense, et donc de la mobilisation populaire et ses implications psychologiques.
L’Ukraine est un pays qui est envahi et par conséquent, que la population le veuille ou non, elle est obligée de concéder qu’une généralisation du système défensif est nécessaire.
Il y a là une pression psychologique immense imposée par la situation, par l’attaque d’un ennemi. Il faut dire concéder, car si la situation est mieux qu’en Irak, il n’y a pas pour autant d’élan national de grande ampleur, avec une mobilisation à grande échelle – il faudrait un régime démocratique-populaire ou socialiste pour cela.
Dans le cadre d’un soulèvement populaire, c’est tout à fait différent, bien entendu. Les masses font le choix de se révolter – elles pourraient ne pas le faire.
Or, dans quelle mesure sont-elles prêtes à stocker de l’eau en masse pour tenir dans le cas où il n’y a plus d’accès à l’eau potable ?
Sont-elles capables d’avoir anticipé et stocké de la nourriture ? Sont-elles en mesure de creuser des tunnels, d’organiser des points de repli pour les combattants ? Sont-elles prêtes dans un tel cadre à accepter de démolir des logements – peut-être même leur propre logement –, des bâtiments, pour organiser un système de défense impliquant un point de non-retour à ce niveau sur le plan de la vie privée ?
C’est une chose que des gens se prennent en main, comme en Ukraine, pour aller dans des ateliers fabriquer des « hérissons tchèques » au moyen de poutres en métal, afin de ralentir l’ennemi et d’en faire une cible plus facile à atteindre.
C’est une autre chose que d’avoir une population, qui n’est pas dans le cadre d’une invasion, qui décide d’employer tous les moyens à sa disposition pour installer un véritable périmètre militaire dans le cadre d’une guerre civile, de contrôler les rues en formant un « S » au moyen d’obstacles pour ralentir le périmètre des véhicules, etc.
C’est là qu’on rentre dans la dimension populaire de la question. Soit le peuple puise dans toutes ses forces – et alors il est invincible −, soit il est broyé par une machine militaire réactionnaire visant à engloutir ses forces éparpillées.
Dans quelle mesure le peuple peut-il être le peuple dans une situation de soulèvement ?
L’armée russe, dans le cadre de son invasion, a demandé à ses soldats de ne pas utiliser leurs téléphones portables. Il y a ici trois aspects : tout d’abord, par les réseaux sociaux il est possible de donner des informations à l’ennemi. Ensuite, les communications peuvent être interceptées et des informations significatives révélées.
Enfin, un nombre important de téléphones à un endroit révèle de fait l’emplacement des troupes. Les mercenaires partis en Ukraine et logés dans un bâtiment tout à l’Ouest du pays l’ont par exemple payé cher, treize Britanniques ayant utilisé leur téléphone, permettant à l’armée russe de repérer l’endroit d’où venait ces communications et de le bombarder.
Qu’en serait-il dans un soulèvement populaire ? Qui dit soulèvement dit mouvement populaire, volonté de diffuser la révolte. Cela irait de pair avec la diffusion de photographies et d’informations forcément préjudiciables au soulèvement, permettant au vieil État d’avoir un aperçu sur ce qui est en place.
Celui-ci peut également, à l’inverse, bloquer l’utilisation des communications dans une zone bien déterminée, empêchant les gens de se relier entre eux, alors que l’armée dispose elle, par principe, de son propre système sécurisé de communication, sans parler des photographies satellites à sa disposition.
Comment un soulèvement populaire peut-il se relier au niveau national, et même au niveau local, sans communications téléphoniques ? Comment peut-il se coordonner ? C’est là bien entendu une question essentielle.
Cette question de la communication est très proche de celle des zones séparées, c’est-à-dire séparées les unes des autres. L’invasion russe a amené l’existence de zones ukrainiennes séparées les unes des autres, soit que certaines sont encerclées, soit que le lien direct n’est pas maintenu car trop menacé. Il y a cependant des communications permettant de savoir où les choses en sont.
Et, dans tous les cas, même dans le cas d’une occupation, l’objectif de la libération nationale rendrait clair l’objectif stratégique, quitte à une absence de communication entre les forces. Qu’en seraient-ils dans un soulèvement populaire ? Il faut noter ici que, depuis qu’il y a des États modernes, aucun mouvement insurrectionnel n’a réussi concrètement à maintenir une centralisation poussée.
En Allemagne de l’Ouest, cela avait d’ailleurs été immédiatement le parti-pris de la Fraction Armée Rouge au début des années 1970, qui a dit : nous faisons la guérilla urbaine, mais nous savons que le centralisme démocratique est par définition impossible en raison de la capacité de surveillance de l’État.
La RAF ne s’est jamais développée au-delà de la taille d’un réseau, mais si l’on regarde les Brigades Rouges en Italie, on peut voir que soit la centralisation a abouti à des arrestations systématiques, soit il y a un processus semblant inévitable de séparation des colonnes, jusqu’à leur indépendance en pratique. Le Parti Communiste du Pérou a connu, après l’arrestation de son dirigeant Gonzalo en 1992, le même processus de division régionale selon les bases.
Les mouvements islamistes des années 1990-2010 semblent avoir observé ce phénomène et l’avoir assimilé. Al-Qaïda a divisé localement ses branches, se contentant d’une faction dirigeante sur le plan idéologique, misant sur le très long terme pour une victoire considérée comme relevant d’un processus mondial tourmenté.
L’État islamique, qui à l’opposé à choisi d’instaurer un pouvoir territorial, a pourtant en même temps toujours divisé son « État » en Wilayas, c’est-à-dire en faction régionales. Il est vrai toutefois que l’islamisme systématise la dimension patriarcale-tribale de l’Islam et que ces mouvements reposent par définition sur des chefs locaux à qui on prête allégeance, les chefs prêtant eux-mêmes allégeance au grand chef. C’est cependant notable que ce choix de la décentralisation dans un cadre insurrectionnel.
Il y a d’ailleurs un théoricien islamiste majeur, le Syrien Abou Moussab al-Souri, qui aborde cette question dans son « Appel à la résistance islamique mondiale », une somme de 2 000 pages. Il y prône en effet un djihad décentralisé sur lequel il a été beaucoup fantasmé par les experts, avec beaucoup d’extrapolations sur le mot d’ordre « nizam la tanzim », soit « un système et pas un mouvement (structuré) ». On est en effet ici dans le nihilisme millénariste, pas dans la mise en place d’un réel système d’opérations calibrées selon une idéologie.
C’est que cette question est en fait à l’ordre du jour historiquement, un État moderne ayant de telles capacités que, par définition, il est en mesure de démanteler une structure formant une opposition formelle dès qu’elle s’expose de trop, ce qui arrive très vite dans une société moderne. D’ailleurs, la tentative des Basques d’ETA de contourner la question en scindant une branche légale et une branche illégale a totalement échoué, l’État espagnol n’étant nullement dupe et brisant les structures légales.
Il va de soi de toutes façons que ces considérations sont purement générales, étant donné qu’on parle de structures n’ayant nullement les mêmes idéologies, les mêmes objectifs, etc., et c’est là bien entendu que réside la faiblesse de toute considération formelle à ce sujet, car anti-historique.
Toute lecture pragmatique-machiavélique d’un éventuel soulèvement populaire est condamné par avance ; chaque étape de la lutte des classes est politique et ne peut être comprise que politiquement, à partir d’une subjectivité révolutionnaire sur une position d’avant-garde.
Il n’existe pas de « manuel » pour un soulèvement, et si l’Internationale Communiste en a réalisé un, de manière collective et signé sous le nom de « Neuberg », il est passé à la trappe de l’histoire de par sa dimension purement formelle, techniciste.
Dès le début de la guerre fin février 2022, l’Ukraine a affirmé avoir été en mesure de réaliser de grandes choses en procédant à la destruction des camions russes venant approvisionner les troupes en nourriture et en carburants.
Le régime ukrainien affirme même avoir été en mesure de casser l’offensive russe dans le nord du pays (soit au-dessus de Kiev) en étant capable de harceler justement les véhicules d’approvisionnement. Cela aurait été à un tel point que de nombreux véhicules militaires russes seraient tombées en panne d’essence et aurait pu être récupérées par l’armée ukrainienne, alors que les soldats russes manquaient même de nourriture.
Cette question est l’une des plus essentielles. Si un soulèvement populaire est, pour ainsi dire, fait de bric et de broc, reposant sur le génie populaire, une armée conventionnelle déraille dès qu’il y a un élément de sa mécanique qui n’est plus en place. Qu’il manque un élément d’une chaîne de commandement, un approvisionnement en nourriture ou en carburants, des remplacements des soldats blessés alors que ceux-ci doivent aller à l’arrière se faire soigner, des munitions, des pièces détachées pour réparer des véhicules… et les forces d’une armée conventionnelle sont très rapidement désorientées.
C’est qu’à l’inverse du peuple, dont la capacité productive, « créative », est sans limites, une armée conventionnelle d’un régime condamné historiquement a un horizon borné. C’est pour cela qu’une armée réactionnaire se précipite toujours plus dans un conflit perdu dans la spécialisation, avec des armes spéciales mises en place pour l’occasion, des escadrons de la mort, etc., afin de chercher à compenser les soldats inefficaces. Les deux exemples les plus connus sont, juste avant leur défaite, les « wunderwaffe » (armes miraculeuses) qu’espéraient mettre en place l’Allemagne nazie et la formation par Benito Mussolini d’une « République de Salo » avec une idéologie légionnaire pour tenter de ré-impulser l’esprit de corps des troupes.
La question de la logistique est indubitablement un aspect essentiel de tout affrontement.
Il est tout à fait certain que l’armée ukrainienne a commis de multiples crimes de guerre à l’encontre des soldats de l’armée russe. L’article 13 de la convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre stipule que :
« Les prisonniers de guerre doivent être traités en tout temps avec humanité. Tout acte ou omission illicite de la part de la Puissance détentrice entraînant la mort ou mettant gravement en danger la santé d’un prisonnier de guerre en son pouvoir est interdit et sera considéré comme une grave infraction à la présente Convention.
En particulier, aucun prisonnier de guerre ne pourra être soumis à une mutilation physique ou à une expérience médicale ou scientifique de quelque nature qu’elle soit qui ne serait pas justifiée par le traitement médical du prisonnier intéressé et qui ne serait pas dans son intérêt. Les prisonniers de guerre doivent de même être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique. Les mesures de représailles à leur égard sont interdites. »
Or, l’armée ukrainienne a exhibé des prisonniers russes, a organisé des mises en scène où des prisonniers dénonçaient le régime russe ; des prisonniers russes ont été maltraités voire il leur a été tiré dessus. Le commandement général des forces ukrainiennes a même publié un communiqué, enlevé quelques minutes après, affirmant que les membres de l’artillerie russe seront « saignés comme des porcs ».
C’est assez représentatif d’un régime ukrainien construit sur une base à la fois nationaliste et vendue à la superpuissance impérialiste américaine. Cela étant, une armée conventionnelle prévoit normalement toujours qu’elle aura à faire face à la gestion de soldats ennemis faits prisonniers. Cela exige une intendance pour les loger (de manière enfermée), de les nourrir et de les surveiller.
Cela exige une intendance pour les loger (de manière enfermée), de les nourrir et de les surveiller. Dans le cadre d’un soulèvement, il existe un décalage toutefois immense entre le régime cherchant à se préserver et les forces populaires organisées sur le tas. En effet, le régime dispose de bases militaires et de commissariats de police, ou de grands locaux de toutes façons s’il doit faire face à un emprisonnement massif.
Mais comment des forces populaires peuvent-elles gérer des prisonniers alors que leur situation matérielle est précaire, avec une capacité de violence révolutionnaire réalisée sur le tas ? Le problème est à la fois matériel et psychologique, car il faut savoir quoi en faire en tant que tel mais également avoir à l’esprit de savoir les gérer suivant les principes de la morale révolutionnaire.
C’est là un défi et on sait que, sur ce point, toute révolution est à la fois simple et complexe : d’un côté, il y a toujours de nombreux éléments des forces réactionnaires comprenant qu’ils sont dans le mauvais camp, de l’autre la révolution, comme l’a dit Mao Zedong, n’est pas « un dîner de gala ».
La guerre en Ukraine a dès le départ été marquée par une très intense guerre psychologique ukrainienne, avec des fausses informations diffusées massivement afin de faire apparaître l’armée russe comme criminelle et de parler de victoires ukrainiennes en série.
C’est une véritable opération de guerre psychologique, menée de manière professionnelle. C’est un aspect qui, de fait, relève désormais directement de l’appareil militaire lui-même. Il n’est pas attendu un conflit pour réfléchir à la question ; tous les outils pour agir en ce sens sont mis en place en amont, c’est tout à fait assumé.
Dans le cadre d’un soulèvement populaire, il va de soi qu’il en sera de même. Le matraquage sera énorme, le bourrage de crâne systématique, les accusations mensongères à la fois nombreuses et odieuses. Et, ce qui apparaît ici clairement, c’est qu’il ne sera pas possible d’y répondre. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, le régime ukrainien dit une chose, le régime russe dit une autre chose, mais il n’y a pas d’échanges, car les médias de l’ennemi sont interdits ou bloqués de chaque côté. Il y a donc un discours unilatéral, qui se diffuse autant que possible, sans freins.
On parle toutefois là de deux États. Dans le cadre d’un soulèvement populaire, l’ancien régime conserve ses moyens médiatiques. Si la presse peut être bouleversée, il lui reste la télévision, la radio et internet. Il peut ici faire ce qu’il veut.
Le camp du soulèvement populaire ne disposera naturellement pas de cela. Internet sera totalement contrôlé, censuré ou coupé et il n’y a pas les moyens concrets de mettre en place une chaîne de télévision ou une radio.
Ce qu’on peut voir avec la guerre en Ukraine, c’est que de nombreuses courtes vidéos ont été diffusées, principalement sur le réseau social TikTok. Cependant, cela n’a pas d’impact réel, si ce n’est d’accompagner un événement en cours.
Il y a ici une question fondamentale qui se pose pour le camp du soulèvement et cela montre encore une fois que ce qui se joue, c’est la capacité du peuple à puiser en lui-même, s’il parvient à comprendre que ses ressources sont illimitées.
On voit également que le niveau de conscience des masses va jouer sans commune mesure dans un contexte d’immense pressions propagandistes de la part du régime. Ce dernier ne reculera devant strictement rien pour se maintenir en place.
Ce qui se joue ici, c’est clairement la capacité des communistes à disposer d’une pensée-guide qui, se répandant dans les masses, confie suffisamment de force pour assumer un haut niveau de confrontation à tous les niveaux.
La guerre en Ukraine a montré que cette démarche est désormais systématique dans les conflits. Le régime ukrainien a immédiatement proposé justement à la fois une amnistie et une importante somme d’argents aux soldats russes désertant et collaborant avec l’armée ukrainienne.
C’est là quelque chose d’important, car cela signifie que la tentative de générer des défections, sous la forme de repentis ou de dissociés, n’est pas conçu sur le tas, mais est théorisé en amont. La tentative de corruption fait désormais partie de la panoplie des outils militaires.
Il apparaît de plus que dans un environnement urbain, il est capital de disposer d’informateurs pour agir. Le régime ukrainien a pour ce faire mener des campagnes systématiques pour débusquer ceux diffusant des informations à l’armée russe.
Il est ici possible que dans les premiers jours du conflit, le régime ukrainien a réussi à démanteler des réseaux russes entendant faciliter des interventions ciblées sur Kiev de la part de l’armée russe.
Tout cela est encore plus vrai dans le cadre d’une guerre civile. Afin de s’opposer à la diffusion d’une pensée-guide, l’ancien régime cherche à utiliser massivement la corruption. En proposant une combinaison d’amnisties et de sommes d’argent, le régime veut affaiblir le camp ennemi et glaner des informations utiles, tant sur le plan pratique que pour comprendre comment fonctionne son adversaire.
La guerre en Ukraine pose naturellement la question de la séparation entre les villes et les campagnes. Les campagnes sont prétextes à des mouvements plus larges, alors que les villes, de par leur densité, implique une action militaire offensive, en l’occurrence de la Russie, bien plus difficile à mettre en place.
Mais une telle lecture est formelle. La question réelle qui se pose est de savoir dans quelle mesure la contradiction entre les villes et les campagnes a posé le terrain propice pour la guerre populaire.
Il est bien connu que la révolution russe repose sur une alliance ouvrière et paysanne, avec une démarche insurrectionnelle dans les villes puis une armée rouge agissant dans les campagnes contre les armées blanches. En Chine, ce fut la démarche inverse, avec une guerre paysanne permettant à des zones libérées de former des bases d’appui pour la conquête des villes.
Mais, dans un pays capitaliste, il n’y a plus de paysans, qui deviennent des agriculteurs rejoignant d’une manière ou d’une autre le prolétariat ou la bourgeoisie. Il n’y a plus d’un côté les ouvriers dans les villes et les paysans dans les campagnes, avec une alliance nécessaire.
La séparation radicale entre les villes et les campagnes réalisée par le capitalisme est, en même temps, une unification de ces deux pôles dans une rurbanisation aliénante qui est, concrètement, le réel lieu de vie du prolétariat métropolitain.
On peut même dire que le chaos complet que forme la géographie rurbaine est le terrain même du soulèvement populaire et de ses possibilités de réussite. C’est en fait l’une des leçons, peut-être la seule au sens strict, que l’on peut tirer de la guerre en Ukraine. Les armées russe et ukrainienne s’affrontent sans réellement savoir quels sont les objectifs, à part de défaire l’adversaire.
Les notions les plus élémentaires de commandement et de contrôle sont caduques, car la Russie n’entend pas « conquérir » au sens strict, et que l’Ukraine est dans une posture défensive tout en ne défendant pas les intérêts nationaux ukrainiens, mais ceux de la grande bourgeoisie ukrainienne liée à la superpuissance impérialiste américaine et ses alliés/valets.
Les deux armées réactionnaires ne peuvent pas réellement appréhender le territoire. C’est là quelque chose qu’il faut fondamentalement étudier. Les guerres impérialistes du passé se déroulent désormais dans un environnement façonné par le capitalisme à tous les niveaux. Cela change tout.
L’époque elle-même, sur tous les plans matériels, fournit les contradictions révolutionnaires. Cela exige d’autant plus une étude approfondie de la réalité matérielle dans ce qu’elle fournit la matière elle-même de la révolution, pour la révolution, comme partie intégrante de la vision communiste du monde. Sans cela, il n’y a aucune crédibilité dans la proposition révolutionnaire.
« Il n’y aura pas de rôle dirigeant des marxistes-léninistes dans les futures luttes de classes si l’avant-garde ne tient pas elle-même la bannière rouge de l’internationalisme prolétarien et si l’avant-garde ne répond pas elle-même à la question de savoir comment sera érigé la dictature du prolétariat, comment le pouvoir politique du prolétariat doit être exigé, comment le pouvoir de la bourgeoisie doit être brisé, si elle n’est pas prête avec une pratique à y répondre. » (Fraction Armée Rouge, Sur la conception de la guérilla urbaine, 1972)