Accueil → Analyse → Culture → Montaigne, figure averroïste
Socialement, Michel de Montaigne (1533-1592) est exemplaire du penseur au service de la monarchie absolue. Il appartient à une famille de négociants ayant fait fortune à Bordeaux, appelée les Eyquem, qui acheta la petite seigneurie périgourdine de Montaigne et se fit anoblir. Le père de Michel de Montaigne, dans ce processus, abandonna le commerce et participa à des campagnes militaires, avant de grimper les échelons municipaux, jusqu’à devenir maire de Bordeaux.
La logique de ce processus est résolument au service de l’État et de son idéologie. Ce n’est pas la religion qui domine, mais la figure de l’individu qui administre dans un cadre social précis.
Michel de Montaigne lui-même, de l’âge de 22 ans à celui de 37 ans, a administré : tout d’abord à Périgueux dans la Cour des aides (qui s’occupe des finances), puis au Parlement de Bordeaux, d’ailleurs aux côtés de son oncle, de deux cousins de sa mère, du père de sa future femme et du frère de celle-ci. Son amitié avec un parlementaire, Étienne de La Boétie (1530-1563), le prétendu auteur selon Montaigne de De la servitude volontaire, le marquera également profondément comme il le racontera par la suite de manière indéniablement romancée.
Michel de Montaigne fut également un négociateur clandestin – il le reconnaît, mais ne laissera aucun document à ce sujet – au moment des guerres de religion, où il était en pratique le partisan de la faction royale, dans le sens des « politiques ». A ce titre, il fut le gentilhomme ordinaire de la chambre des rois Charles IX et Henri IV.
On comprend ainsi que les Essais de Michel de Montaigne ont une valeur idéologique et culturelle très importante.
Parus en trois « livres » – en 1580 pour les deux premiers, le troisième en 1588 – ils forment le premier ouvrage publié à visée intellectuelle en langue française.
C’est un choix national qui est celui de Joachim du Bellay, de l’équipe poétique de la Pléiade, en opposition au latin dominant intellectuellement dans le cadre féodal.
Il est même à noter que Michel de Montaigne parlait mieux latin que français, son père ayant fait le choix que tout son entourage ne lui parle qu’en latin dès son enfance. C’est d’autant plus un choix idéologique et c’est là un élément très important pour comprendre comment Michel de Montaigne se situe dans la même perspective que François Rabelais.
Conformément à sa nature bornée, la bourgeoisie a développé une interprétation totalement faussée des Essais : en résumé, il est expliqué que Michel de Montaigne se serait enfermé dans son petit château de 1571 à 1580 et que les Essais constituraient en une vaste réflexion sur soi-même.
Les Essais seraient donc une sorte de dialogue avec soi-même qu’effectuerait Michel de Montaigne, dans une démarche échappant à toute interprétation dogmatique.
Michel de Montaigne dirait d’ailleurs une chose, puis son contraire, le tout n’ayant comme sens que Montaigne lui-même, réfléchissant, portant un regard sceptique sur le monde. Il n’y aurait pas donc de clef véritable dans l’œuvre, pas plus que chez François Rabelais avec Gargantua.
C’est là profondément réducteur et même par ailleurs faux ; le matérialisme dialectique permet quant à lui de saisir le caractère réel de l’œuvre.
La nature des Essais ne tient pas à la réflexion personnelle ni au scepticisme, bien que cela soit présent. Leur réelle force tient à ce qu’il s’agit d’un large balayage intellectuel de la vie sociale, de la vie quotidienne, en s’appuyant uniquement sur des auteurs de l’Antiquité gréco-romaine, tout en en présentant l’aspect concret en français et dans une perspective laïque.
Il s’agit, dans le prolongement de François Rabelais, d’une affirmation de l’interprétation laïque de la vie sociale, de la vie quotidienne, de la société sortant de la féodalité : réduire cela à une réflexion sur la vie personnelle « oublie » la substance même de l’œuvre.
Cependant, Michel de Montaigne devait faire face à la même problématique que François Rabelais : la censure, la répression féodale.
Comment la contourner ? En faisant précisément comme François Rabelais : en présentant l’oeuvre de manière désordonnée, en formulant de multiples thèses suivies de leurs contraires, en affirmant que tout est relatif, en soulignant régulièrement que la religion catholique est la seule valable.
Toutefois, au-delà de la forme chaotique, il en sort une logique générale qui oeuvre comme une offensive culturelle et idéologique contre la féodalité : une logique laïque, un raisonnement social, un individualisme pratiquement bourgeois.
Comment Michel de Montaigne démarre-t-il alors les Essais ?
Le Livre I des Essais commence de fait par aborder des questions de la vie quotidienne, pesant le pour et le contre. Dans de nombreux chapitres, il donne d’innombrables exemples, avec des sujets très variés tournant autour de la question des attitudes, des comportements.
Faut-il, quand on est torturé ou quand on perd un être cher, exprimer sa tristesse ou non ? Comment faut-il interpréter les mesures de répression qui peuvent exister ? Il donne une multitude d’exemples, tirés de l’Histoire, comme celle des femmes d’une ville assiégée ayant le droit de sortir avec ce qu’elles pourraient porter, et sortant alors avec les hommes sur le dos :
« L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrit, que de permettre seulement aux gentilles femmes qui étaient assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles.
Elles, d’un coeur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même. L’empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce duc, et dès lors en avant le traita humainement, lui et les siens. »
Toutefois, dès que Michel de Montaigne donne un exemple précis allant dans un sens, il en donne un autre dans un autre sens.
En l’occurrence, il donne le contre-exemple d’Alexandre le Grand ne supportant pas la fierté face aux menaces de torture d’un dénommé Bétis lors du siège de Gaza, et lui faisant percer les talons pour le faire traîner au dos d’un char pour le faire mourir dans la souffrance.
Voici deux autres exemples aidant à concevoir une « unité des contraires » permettant de relativiser, d’être sceptique :
« Le philosophe Clirysippe mêlait à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs, et, en un, la Médée d’Euripide ; et disait Apollodore que, qui en retrancherait ce qu’il y avait d’étranger, son papier demeurerait en blanc. Epicure au rebours, en trois cents volumes qu’il laissa, n’avait pas semé une seule allégation étrangère. »
Le début des Essais consiste en toute une série d’exemples de ce type, faisant boule de neige et aidant au relativisme.
Il est très difficile de concevoir une ligne directrice, car comme le dit le titre d’un chapitre, « L’âme exerce ses passions sur des objets auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action » ; aussi faut-il tout appréhender avec réserve.
Tout est relatif, tout dépend de la situation, il faut évaluer et pour cela Michel de Montaigne dresse un panorama de situations et de paradoxes.
Voilà pourquoi le premier chapitre s’intitule également « Par divers moyens on arrive à pareille fin » : selon les moments, il faut avoir telle ou telle attitude.
On ne peut pas réellement savoir, il faut voir au coup par coup, car tout peut se transformer en son contraire, n’importe quand.
Voici deux autres exemples, montrant d’ailleurs que les exemples de Michel de Montaigne vont du cocasse à l’invraisemblable : on est ici dans un artifice de références, nullement dans une réelle érudition.
Dans le premier cas, un homme malade se lance dans une bataille pour mourir en soldat, mais sa blessure le guérit ; dans le second cas, un peintre n’arrivant pas à peindre un certain détail jette une éponge qui, comme par hasard, fait que le détail est figuré de manière adéquate…
« Jason Phereus, étant abandonné des médecins pour une apostume [un abcès] qu’il avait dans la poitrine, ayant envie de s’en défaire, au moins par la mort, se jeta en une bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à travers le corps, si à point, que son apostume en creva, es guérit.
Surpassa-t-elle pas le peintre Protogéne en la science de son art ? Celui-ci, ayant parfait l’image d’un chien las et recru, à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant représenter à son gré l’écume et la bave, dépité contre sa besogne, prit son éponge, et, comme elle était abreuvée de diverses peintures, la jeta contre, pour tout effacer; la fortune porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien et y fournit ce à quoi l’art n’avait pu atteindre. »
Tout peut être paradoxal, surprenant. C’est d’une certaine manière une approche baroque, mais entièrement laïcisé.
Car, et justement, ce qui est frappant, c’est que Michel de Montaigne n’aborde que des thèmes concernant les attitudes de l’élite, de la noblesse, notamment à la guerre. Jamais il n’aborde les questions religieuses, même s’il fait ici et là quelques remarques saluant le catholicisme. Parfois, c’est même opposé aux principes chrétiens.
Voici par exemple comment il décrit un capitaine grec « perdant » son temps, pour Michel de Montaigne, à récupérer les corps de ses camarades morts, au lieu de prolonger sa victoire jusqu’à écraser les ennemis :
« Chabrias, capitaine général de l’armée de mer des Athéniens, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxos, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple.
Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition. »
Tout cela n’a qu’un but : montrer qu’une seule chose mène hors du chaos de la vie réelle : l’organisation politique. Michel de Montaigne est un représentant idéologique et culturel de la faction royale :
« La religion chrétienne a toutes les marques d’extrême justice et utilité ; mais nulle plus apparente, que l’exacte recommandation de l’obéissance du magistrat et manutention des polices.
Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui, pour établir le salut du genre humain et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché, ne l’a voulu faire qu’à la merci de notre ordre politique ; et a soumis son progrès, et la conduite d’un si haut effet et si salutaire, à l’aveuglement et injustice de nos observations et usances, y laissant courir le sang innocent de tant d’élus ses favoris, et souffrant une longue perte d’années à mûrir ce fruit inestimable (…).
D’autant que la discipline ordinaire d’un Etat qui est en sa santé ne pourvoit pas à ces accidents extraordinaires ; elle présuppose un corps qui se tient en ses principaux membres et offices, et un commun consentement à son observation et obéissance. »
On a ainsi une approche très particulière, entièrement laïque, d’esprit humaniste mais sans aller jusqu’au calvinisme. Michel de Montaigne participe en fait à la faction des politiques, la faction royale qui privilégie l’Etat sur tout le reste. Il participe à la formation spécifiquement française d’un protestantisme sans protestantisme, à l’élaboration du néo-stoïcisme qui est historiquement l’idéologie de la monarchie absolue.