Les pythagoriciens sont, historiquement, surtout liés à la grande Grèce, les parties de l’actuelle Italie qui ont été colonisées par des Grecs. Comme on l’a vu leur attention s’est surtout porté sur Dieu, sur « l’un », c’est-à-dire Dieu en tant qu’être unique, le monde consistant en les chiffres, le « multiple ».
C’est le processus inverse qui s’est développé en Ionie, région consistant actuellement en l’ouest de la Turquie. Il existait alors une fédération de villes : Chios, Éphèse, Érythrée, Clazomènes, Colophon, Lébédos, Milet, Myonte, Phocée, Priène, Samos, Téos et Halicarnasse.
Pythagore vient de Ionie, mais son idéologie s’est répandue en grande Grèce ; la tradition ionienne est partie quant à elle dans une autre direction : celle de la compréhension du multiple, du monde réel, de la physique.
Il faut ici absolument noter qu’est totalement fausse la vision bourgeoise moderne d’une Grèce « européenne ». C’est une lecture ethnique bien entendu erronée : la Grèce est tournée vers l’Est ou le Sud, vers la Perse, l’Egypte, et absolument pas vers l’Ouest. C’est l’empire romain qui inversera la tendance, après que la Grèce, par Alexandre le Grand, s’est unifiée et a réussi à triompher militairement, pratiquement jusqu’à l’Inde.
Donc, l’idéologie de la Grèce antique est le fruit de deux développements parallèles : les pythagoriciens d’un côté et l’école ionienne de l’autre. La bourgeoisie a tenté de gommer la valeur historique de ce processus, en prétendant qu’il y aurait une « rupture » entre des « présocratiques » d’un côté, et de l’autre une philosophie authentique ouverte par Socrate et développée par Platon.
Et cela, alors que le terme de « philosophie » a été façonné par Pythagore et qu’en réalité, Socrate et Platon ne sont en tant que tel rien d’autre que des pythagoriciens justement influencés par l’école ionienne !
En quoi consiste donc cette école ionienne ? La figure la plus connue est Thalès, mais on trouve également Anaximandre, Anaximène, Leucippe, Héraclite, Anaxagore. Tous se posent la question du mouvement ; ils inaugurent le savoir scientifique grec, en profitant des apports égyptiens et babyloniens.
Ils tentent de comprendre, non pas l’un en tant qu’ensemble absolu et unique, mais au contraire ce qui compose le multiple et lui permet d’exister. Ils appellent la matière qui compose la réalité multiple la « physis », la « nature », au sens d’une sorte de matière première, informe, qui est façonnée par quelque chose d’autre – reste à savoir quoi et surtout comment.
C’est Thalès qui inaugure cette tradition. Voici comment Aristote, dans la Métaphysique, présente la conception de Thalès :
« La plupart de ceux qui philosophèrent les premiers ne considérèrent les principes de toutes choses que sous le point de vue de la matière. Ce d’où sortent tous les êtres, d’où provient tout ce qui se produit, où aboutit toute destruction, la substance persistant la même sous ses diverses modifications, voilà, selon eux, l’élément, voilà le principe des êtres.
Aussi pensent-ils que rien ne naît ni ne périt véritablement, parce que cette nature première subsiste toujours (…).
Thalès, fondateur de cette philosophie, regarde l’eau comme premier principe. C’est pourquoi il va jusqu’à prétendre que la terre repose sur l’eau ; amené probablement à cette idée, parce qu’il voyait que c’est l’humidité qui nourrit toutes choses, que le chaud lui-même en vient, et que tout animal vit de l’humidité. Or, ce dont viennent les choses, est le principe de toutes choses.
Une autre observation encore l’amena à cette opinion. Les semences de toutes choses sont humides de leur nature. Or l’eau est le principe de l’humidité des choses humides.
Quelques-uns pensent que les hommes des plus anciens temps, et, avec eux, les premiers Théologiens, bien antérieurs à notre époque, se figurèrent la nature de la même manière que Thalès.
Ils ont en effet représenté, comme les auteurs de l’univers, l’Océan et Téthys ; et les dieux jurent, selon eux , par l’eau, par cette eau que les poètes appellent le Styx. Car ce qu’il y a de plus ancien est aussi ce qu’il y a de plus sacré ; et ce qu’il y a de plus sacré, c’est le serment.
Y a-t-il dans cette vieille et antique opinion une explication de la nature ? c’est ce qu’on ne voit pas clairement. Telle fut toutefois, à ce qu’on dit, la doctrine de Thalès sur la première cause. »
Aristote souligne, à la fin de cet extrait, la différence avec les pythagoriciens. Les pythagoriciens cherchent la source du multiple, c’est-à-dire l’un, qui est la source de la proportion, de l’harmonie. A l’opposé, l’école suivant Thalès cherche la nature de ce qui est façonné par le principe du multiple.
Les pythagoriciens tentent de formuler une religion en posant un Dieu « un » qui donne naissance au multiple, tandis que l’école de Milet formule la religion en posant une « matière » qui obéit à des règles instaurées par une force divine.