Lorsqu’on est dans une situation de monopole, le seul facteur qui permet d’aller de l’avant est subjectif. C’est la détermination politique qui a fait que la planification socialiste avec Staline ne s’est jamais enlisée, mais au contraire a toujours ouvert de nouveaux champs au possible.

Le triomphe du révisionnisme en 1953 change naturellement la donne. La situation monopolistique ne consiste plus qu’en une machine à rentes pour une couche parasitaire. Si au départ, il y avait encore peut-être une forme de mauvaise conscience ou l’envie de bien faire, plus on avance dans le temps, et plus l’URSS social-impérialiste devient un monument de cynisme et de pénuries.

Le contraste avec la croissance formidable de l’URSS dirigée par Staline est immense. L’URSS connaît une stagnation générale – d’où la fuite en avant belliciste justement dans le complexe militaro-industriel tout puissant.

Le seul moyen pour des monopolistes d’État de maintenir leur existence sans s’effondrer est en effet la conquête. C’est la raison pour laquelle Mao Zedong considérait l’URSS social-impérialiste comme la principale menace pour la paix mondiale dans les années 1970, et ce d’autant plus que l’URSS était le challenger de la superpuissance impérialiste américaine.

Dans les années 1960-1980, la population soviétique manque de tout : vêtements, chaussures, appareils électroménagers, meubles, voitures, etc., alors qu’inversement la société de consommation se développe dans les pays capitalistes.

Grosso modo, au début des années 1970, 77 % des gens n’ont pas de douche ou de baignoire, 67 % n’ont même pas l’eau courante.

75 % n’ont pas de chauffage central, 73 % n’ont pas accès aux égouts depuis leur logement, et de toutes façons 30 % des villes et 60 % des petites localités n’ont pas de système d’égouts, 5 % des villes et 15 % des petites localités de l’URSS ne disposent même pas d’un système centralisé d’approvisionnement en eau !

64 % des gens disposent de moins de 10 mètres carrés d’espace de vie par personne, 40 % n’ont pas de télévision, 90 % pas de magnétophone, 90 % pas de téléphone.

Reflet de l’existence d’une grande bourgeoisie parasitaire dans le cadre du capitalisme monopoliste d’État : 11 % des gens ont une moto, 2,3 % une voiture, 1 % une datcha personnelle, 1 % un appartement en coopérative.

L’exemple de la voiture est bien connu. L’URSS produisait en 1970 moins de 400 000 voitures, la France au même moment 2,7 millions ! Même dix ans plus tard, l’URSS n’en produisait que 1 300 000, et ce sera le pic en ce domaine.

Et sur ce faible nombre, 10 % étaient réservées aux organismes d’État (soit la quasi-totalité des plus prestigieuses, notamment les Volga), plusieurs centaines de milliers étaient exportées (notamment les fameuses Lada), les membres de la nomenklatura étaient prioritaires.

Dans certains domaines, l’URSS social-impérialiste s’était bien placée : elle était au premier rang dans plusieurs domaines.

On parle ici du pétrole et de l’acier, de la fonte et du coke. Mais également des locomotives diesels et électriques, des tracteurs (5 fois plus qu’aux États-Unis) et des moissonneuses-batteuses (15 fois plus qu’aux États-Unis).

Des réfrigérateurs et des chaussures en cuir, du lait et de l’huile animale, des tissus en laine et de deux en coton, des préfabriqués en béton et du caoutchouc synthétique, des tubes en acier et du gaz naturel, du bois de construction et des briques.

La moitié des réacteurs à l’uranium et des engins spatiaux étaient alors soviétiques.

Mais en termes d’appareils électroménagers, l’URSS produisait des dizaines de fois moins que la superpuissance impérialiste américaine, et pareillement sept fois moins de papier et de carton, cinq fois moins de plastique.

Sur le plan de l’électronique, c’était un désastre : l’URSS avait 10, 15 ans de retard, et cela va toujours plus la marginaliser dans tous les domaines.

Ce contexte amena la systématisation de la mafia. Dans certaines zones, tout s’achetait, même le poste de secrétaire du comité régional du Parti, ou bien le poste d’agent de police s’occupant de la circulation.

L’accaparement était une norme et la mafia servait d’intermédiaire. Tout le monde se servait au passage lorsqu’il le pouvait et cela donnait naissance à différents systèmes pour placer, masquer l’argent.

Toute activité systématique était ciblée, que ce soit la production de coton en Ouzbékistan ou l’importation de blé depuis les pays occidentaux, ou bien à petite échelle, avec les gens s’occupant de transporter et de découper la viande.

Il était impossible de sortir de chez soi sans disposer d’un petit sac en tissu muni d’une ficelle pour le fermer, au cas où on trouverait quelque chose à vendre. Même les files d’attente devant les magasins étaient prétextes à la vente de bonnes places (donnant naissance au dicton « Si vous faites bien la queue, vous n’êtes pas obligés de travailler »).

Les scandales éclatent ainsi malgré la tentative de cacher les faits, comme l’affaire des changeurs de devises étrangères en 1961, devenue retentissante au point qu’il y eut trois procès différents aboutissant finalement à des condamnations à mort.

Il y eut la mafia des fourrures, en 1974, où les protagonistes furent arrêtés avec des millions de roubles, des centaines de kilos de pierres précieuses et de métaux précieux, avec plusieurs condamnations à mort à la clef.

Il eut l’affaire des poissonneries « okean », où on s’est perçu que les produits de la pêche étaient massivement volés et revendus au marché noir, avec un trafic de caviar avec l’occident.

À cette occasion, dans la région de Krasnodar, 5 000 fonctionnaires furent démis de leurs fonctions, 1 500 personnes condamnées, dont Berta Borodkina la cheffe d’un service de restauration qui fut exécutée en 1985, alors que le maire de Guelendjik, Nicolaï Pogodine, a « disparu » (sans doute en s’enfuyant en Turquie).

15 000 autres personnes furent poursuivies lors de l’affaire des épiceries Eliseyevsky, son responsable Iouri Sokolov étant exécuté en 1984. L’affaire du coton ouzbek, avec des sommes phénoménales détournées par la direction du Parti en Ouzbékistan, fut retentissante dans les années 1980, avec l’appareil d’État local pratiquement purgé.

Lorsque Ekaterina Fourtseva, ministre de la Culture de 1960 à 1974, se fit accuser par le Bureau politique du Parti d’avoir pris des matériaux pour la rénovation du Bolchoï pour sa propre datcha, elle leur répondit : « Il n’y a pas lieu de m’en vouloir ! Regardez-vous ! ».

Dans tous les cas, les Soviétiques fonctionnaient sur le principe du « blat », c’est-à-dire des services rendus les uns aux autres, afin d’avoir accès à telle marchandise, d’être plus haut sur une liste d’attente pour un médecin, etc.

Tous ceux qui ont des contacts avec les étrangers – les guides touristiques, les traducteurs, les chauffeurs de taxi, les prostituées – en profitaient pour acheter des marchandises occidentales, afin de les revendre.

La tendance se généralise et il est considéré qu’autour de 10 % des travailleurs soviétiques relèvent d’activités illégales.

On est dans une logique de troc à l’ombre du capitalisme monopoliste d’État : ce dernier assèche tous les rapports sociaux et provoque la renaissance des formes primitives d’échange.

Pour maintenir de l’ordre dans une telle situation, il faut une dictature terroriste. Son vecteur, c’est le KGB.


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