Čierna nad Tisou est une petite ville de 2500 habitants à la frontière soviéto-tchécoslovaque, du côté slovaque. En 1946 fut mise en place une gare frontière et de transbordement, en raison de la taille différente des voies alors entre la Tchécoslovaquie et l’URSS.
Les négociations soviéto-tchécoslovaques s’y déroulèrent du 29 juillet au 1er août, dans la maison de la culture. On a droit ici à un humour typiquement tchèque, puisque fut projeté dans celle-ci, juste avant l’ouverture des négociations, le film Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution de Jean-Luc Godard.
La ville d’Alphaville est dominée par Alpha 60, un ordinateur qui a tout collectivisé, mais au moyen de la poésie, les individus se libèrent : c’est une dystopie classiquement anticommuniste. Cela correspond tout à fait à l’approche de la bourgeoisie tchèque, qui s’est reconnue dans le cubisme, la poésie d’Apollinaire, etc.
Le résultat des négociations fut, au-delà de l’expression de la camaraderie, de l’unanimité des points de vue, etc., un appel à une réunion de l’ensemble des dirigeants de l’URSS et des pays de l’est (sauf la Yougoslavie et la Roumanie) à Bratislava, capitale de la Slovaquie, le 3 août.
C’est dans le bilan des négociations qu’Alexander Dubček, dans un discours du 2 août qui fut radiotélévisé, utilisa l’expression traduite en français comme « socialisme à visage humain » :
« Nous leur avons promis que nous nous en tiendrons de manière déterminée aux positions de la politique prise depuis janvier. Cette politique nous donne comme tâche de réaliser dans notre patrie une société socialiste qui ait un forme vraiment humaine, qui sera orienté de manière profondément démocratique, sociale, juste, et moderne, où sont étroitement liées les valeurs sociales communes avec les valeurs nationales, et où nos citoyens seront en mesure de décider eux-mêmes leur propre destin, selon leurs connaissances et leurs croyances. »
Alexander Dubček remercia l’URSS et présenta la réunion de Bratislava comme le prolongement des négociations de Čierna nad Tisou.
Celle-ci rassembla les six principaux dirigeants tchécoslovaques, les trois principaux dirigeants Bulgare, les trois principaux dirigeants hongrois, les cinq principaux dirigeants est-allemands, les quatre principaux dirigeants polonais, les sept principaux dirigeants soviétiques (dont Mikhaïl Souslov, la grande éminence grise de l’URSS d’après 1953).
Le passage le plus important du communiqué de la conférence est le suivant :
« Après une vérification de la situation en Europe, les participants à la consultation constatent que l’activation des forces du revanchisme, du militarisme et du néo-nazisme en Allemagne de l’Ouest touche directement à la sécurité des Etats socialistes et menace la paix générale.
Aussi mènerons-nous dans le futur en ce qui concerne les affaires européennes une politique unie de manière décidée, qui correspondent aux intérêts communs des pays socialistes, aux intérêts de la sécurité européenne et rejetteront toute tentative de modifier les résultats de la seconde guerre mondiale et modifier les frontières existantes en Europe.
Nous continuerons à maintenir que les accords de Munich étaient irréguliers depuis le début ; nous défendrons sans retenue la RDA, cet État socialiste des masses laborieuses allemandes, qui défend la cause de la paix. »
On devine l’argument de la RDA : si la Tchécoslovaquie modifie son régime et se tourne vers l’Allemagne de l’Ouest, alors celle-ci demandera des réparations pour l’expulsion passive des Allemands après 1945 et tout l’ordre établi en Europe va vaciller. La Tchécoslovaquie se présentait comme la boîte de Pandore d’une modification générale du paysage européen.
Alexander Dubček fit un discours radiotélévisé le 4 août et présenta le tout comme un succès, expliquant que d’un côté tout continue comme avant, de l’autre que la Tchécoslovaquie était ancrée militairement dans le bloc de l’Est. Le présidium du Comité Central du PCT formula la même chose dans son communiqué du 6 août, soulignant l’importance pour les médias de correctement se positionner, notamment pour les questions d’affaires étrangères.
L’article paru le 5 août dans le quotidien servant d’organe du Parti en Pologne, la Trybuna Ludu, exprima de son côté la satisfaction. Il en alla de même le 6 août pour le Bureau Politique du Parti Communiste d’Union Soviétique et la Pravda. Il en fut de même le 7 août du côté hongrois et est-allemand.
L’organe quotidien du Parti de Roumanie, la Scînteia, protesta naturellement, le 7 août, contre l’absence d’invitation de la Roumanie ; dans l’organe yougoslave Komunist, le 8 août, il était parlé de nouvelle atmosphère mais il était affirmé qu’il fallait attendre pour voir si cela allait se concrétiser.