Le salariat, c’est la dépendance d’un travailleur libre par rapport à un salaire pour subsister, et tout ce qui va avec.
Marx est logique : si la production de biens se reproduit, et que le capital devient plus grand, c’est qu’il trouve de la richesse dans la production, la reproduction. Mais d’’où vient cette richesse ? Car logiquement, quand on échange quelque chose, qu’on achète et qu’on vend, on le fait au « juste prix » et on ne gagne rien…
C’est là la question, que Marx formule ainsi :
« Notre possesseur d’argent, qui n’est encore capitaliste qu’à l’état de chrysalide, doit d’abord acheter des marchandises à leur juste valeur, puis les vendre ce qu’elles valent, et cependant, à la fin, retirer plus d’argent qu’il n’en avait avancé.
La métamorphose de l’homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la sphère de la circulation et en même temps doit ne point s’y passer. »
C’est là le paradoxe : le capitaliste paie « au bon prix » le travailleur, il vend « au bon prix » la marchandise, et pourtant de la valeur apparaît.
La source de cette valeur tient au travailleur. Il n’y avait pas de capital là où existaient déjà les marchandises et la monnaie ; ce qu’il fallait, c’était un travailleur « libre » vendant sa force de travail.
Le capitaliste a besoin d’ailleurs ici de deux choses par rapport à la situation précédente : que ce travailleur libre soit disponible génération après génération, et que sa nature soit changée.
Il faut donc que le travailleur libre ait assez de subsistances pour qu’il puisse continuer à vivre, reprendre des forces, qu’il dispose des « moyens de subsistance physiologiquement indispensables. »
A cela s’ajoute bien sûr la nécessité qu’il y ait reproduction humaine, de nouvelles générations de travailleurs. La vie du travailleur doit devenir « éternelle » ; Marx souligne cette importante dimension.
Et voici comment le capitaliste façonne la nature du travailleur libre :
« Pour modifier la nature humaine de manière à lui faire acquérir aptitude, précision et célérité dans un genre de travail déterminé, c’est-à-dire pour en faire une force de travail développée dans un sens très spécial, il faut une certaine éducation qui coûte elle-même une somme plus ou moins grande d’équivalents en marchandises.
Cette somme varie selon le caractère plus ou moins complexe de la force de travail. Les frais d’éducation, d’ailleurs très minimes pour la force de travail simple, rentrent dans le total des marchandises nécessaires à sa production. »
Le travailleur libre voit sa nature humaine modifiée : déjà, elle devient en quelque sorte « éternelle », car un enfant ayant grandi prendra par la suite sa place, ensuite, il est encadré, éduqué, formé, et ce pour une activité bien précise.
Sa vie naturelle est happée par la machinerie capitaliste. Et à ce titre, une partie de son travail lui est directement extorquée, elle rentre directement au service du capitaliste : c’est la plus-value.
C’est cela le cœur du capitalisme : le capitaliste arrache du temps au travailleur, après l’avoir façonné de telle manière qu’il serve dans la production.
Karl Marx dit ainsi :
« La production de plus-value n’est donc autre chose que la production de valeur prolongée au-delà d’un certain point.
Si le procès de travail ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur ; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value. »
Lorsque le travailleur transforme des matières, il ajoute de la valeur à cette matière, par exemple en ayant transformé du bois en table. Mais il y a également une partie du temps employé à travailler qui n’est pas rémunérée : ce temps permet la production de plus-value pour le capitaliste. Il y a le travail et le surtravail.
Marx nous décrit par conséquent de manière suivante la journée de travail :
« La somme du travail nécessaire et du surtravail, des parties de temps dans lesquelles l’ouvrier produit l’équivalent de sa force de travail et la plus-value, cette somme forme la grandeur absolue de son temps de travail, c’est-à-dire la journée de travail. »
Et encore :
« Il est évident par soi-même que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation.
Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie !
Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail.
Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil.
Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine.
Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner (…).
Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force du travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.
La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus-value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement par la prolongation de la journée qu’elle impose la détérioration de la force de travail de l’homme, en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral – elle produit l’épuisement et la mort précoce de cette force.
Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie. »
Karl Marx parle donc de la « prolongation contre nature de la journée de travail » : le capital malmène l’être humain, exigeant de lui quelque chose ne correspondant pas à sa réalité naturelle.