Qui sont les dirigeants de l’URSS social-impérialiste ? De qui parle-t-on précisément ?
Il s’agit de gens de la même génération que Nikita Khrouchtchev, ayant eu le même parcours que lui, s’alignant sur les mêmes valeurs.
On parle de gens qui ont eu leur jeunesse dans les années 1920-1930, avec un parcours de scolarité ou de début dans le monde du travail accompagnant les grandes transformations du pays alors. Ils ont eu de lourdes responsabilités administratives dans les années 1930-1940, et encore plus pendant la guerre.
Ils ont été tenaces et combatifs, ils n’ont cédé en rien face aux coups de boutoir du nazisme. Les meilleurs dans leurs activités, ils ont grimpé les échelons et ils sont devenus incontournables de par leur capacité.
Ce sont eux qui sont les plus efficaces, les plus vifs, les plus travailleurs ; ils ont pris le dessus dans le cadre de leur action pratique. Ils se sont cependant installés dans l’appareil, et ici il va y avoir une certaine ambivalence. Il y en effet deux camps qui se forment.
Le premier, c’est celui de certains qui décident de se laisser aller, ou du moins espèrent pouvoir le faire. Ils sont représentés par Nikita Khrouchtchev dans les années 1950.
Ils pensent que l’économie va se développer toute seule, ils veulent de la franchise et sont optimistes quant à l’avenir. Ils pensent que l’URSS va rapidement dépasser les États-Unis, dans un contexte de paix mondiale.
Ils sont à ce titre assez les enfants du 19e congrès du Parti de 1952, où il y a l’illusion que la force de l’URSS impose les choses d’elles-mêmes tant dans le pays qu’au niveau mondial. La paix sera quasiment forcée au niveau mondial, le Parti ne joue plus le rôle que de courroie de transmission et de force vigilante, etc.
La porte était ouverte à une URSS « participant » au monde et cessant toute bataille idéologique, au nom d’un confort croissant « inéluctable ». On a d’ailleurs ici affaire à des gens suivant attentivement ce qui se passe dans le monde, et prenant parti : avec Nikita Khrouchtchev, l’URSS donne un avis sur absolument tout et tout le monde.
Les intellectuels qui accompagnent ces dirigeants sont dans la même veine : ils penchent vers le libéralisme, ils veulent de l’honnêteté, ils changent assez rapidement de style, mais ils ont confiance en le cours des choses.
On l’a compris, le but était de profiter du développement économique propre à la planification, tout en supprimant l’État socialiste façonné par Staline, afin de rester dirigeant et de profiter des choses telles qu’elles existent et existeront.
Or, il est apparu que l’un ne va pas sans l’autre et l’éviction de Nikita Khrouchtchev en 1964 relève de cette terrible prise de conscience de la part de la direction soviétique. Il y a alors une tentative de reprise en main générale et c’est le second camp qui l’emporte.
Ce second camp est beaucoup plus circonspect, il est plus dur, il est beaucoup plus profondément marqué par la seconde guerre mondiale impérialiste. Il pense que les choses peuvent mal tourner, et en ce sens ils ne suivent pas ce qu’ils voient comme l’optimisme béat de Nikita Khrouchtchev.
S’ils sont révisionnistes aussi, ils sont pétris dans le monopolisme d’État, alors que Nikita Khrouchtchev était plus marqué par le Parti, par les milieux économiques, littéraires et scientifiques.
Par conséquent, Nikita Khrouchtchev se fait débarquer de son poste de dirigeant du Parti Communiste d’Union Soviétique en 1964, et il est remplacé par Léonid Brejnev qui le conservera jusqu’à sa mort en 1982.
Léonid Brejnev, qui a participé à la guerre mondiale, doit pourtant tout à Nikita Khrouchtchev, qu’il a justement rencontré durant le conflit. C’est lui qui l’amène à avoir de grandes responsabilités étatiques (notamment dans le domaine industriel et spatial), c’est sous son égide qu’il devient en 1959 le secrétaire du Comité central et le président du praesidium du Soviet suprême.
Mais ce n’était pas le premier choix de Nikita Khrouchtchev, qui entendait avoir comme successeur Frol Kozlov, qui eut cependant de très importants problèmes de santé en 1963 et décéda dès 1965.
Et Léonid Brejnev représente justement ceux qui se sont soumis au second camp, formé de ceux pour qui les formes du capitalisme monopoliste d’État ne doivent en aucun cas être ébranlées. Pour eux, Nikita Khrouchtchev a été trop confiant, il a trop ouvert les vannes, il faut redresser la barre.
Qui retrouve-t-on ici ? Des gens qui ont eu de très lourdes responsabilités structurelles.
C’est le cas du responsable de l’armement Dmitri Oustinov, dont le rôle fut absolument essentiel tout au long des années 1960-1970. C’est le cas pour celui de l’intérieur Nikolaï Chtchelokov, à la tête de l’Intérieur de 1966 à 1982.
C’est vrai pour les autres : Iouri Andropov, Konstantin Tchernenko, Sergueï Gorchkov, Mikhaïl Souslov.
Iouri Andropov était un grand organisateur ; il a notamment encadré la guerre de partisans sur le front finlandais. Montant les échelons, il fut à la tête du KGB de 1967 à 1982. Il prit ensuite la succession de Léonid Brejnev en 1982, jusqu’en 1984.
Konstantin Tchernenko avait de grandes qualités d’organisateur, mais est purement un homme de Léonid Brejnev ; il dirigea le pays de 1984 à 1985.
Sergueï Gorchkov fut l’amiral de la flotte soviétique ; organisateur pair, c’est lui qui la fit se développer sans commune mesure, l’amenant à être capable de concurrencer la flotte américaine. Sa logique monopoliste d’État le poussa par contre à multiplier de manière aberrante les types d’équipement, de navires, etc.
On a enfin et surtout Mikhaïl Souslov. S’il est largement inconnu du public voire des « chercheurs », on peut résumer les choses en disant que l’URSS social-impérialiste, c’est Mikhaïl Souslov, et que Mikhaïl Souslov, c’est l’URSS social-impérialiste.
Cadre éminent du Parti, il fut remarqué initialement par Staline. Celui-ci avait demandé une information technique à quelqu’un et celui-ci aboutit à l’étudiant Mikhaïl Souslov, qui disposait de très nombreuses fiches avec les citations de Marx, Engels, Lénine et Staline.
Mikhaïl Souslov fut ensuite notamment organisateur de partisans dans la partie du pays occupé par l’Allemagne nazie, et il devint secrétaire du Comité Central du Parti en 1947, ainsi que le rédacteur en chef de la Pravda.
Il accompagna la remise en cause de Staline, comme il accompagna celle de Nikita Khrouchtchev. C’est lui qui jouait le rôle d’idéologue lors de tout le processus de mise en place de l’URSS social-impérialiste.
Pour ses soixante ans, il reçoit le titre de Héros du travail socialiste avec l’Ordre de Lénine et la médaille du Marteau et de la Faucille, de même pour ses soixante-dix ans. Lors de son décès en 1982, il obtient une tombe personnelle dans la nécropole du Kremlin, avec la cérémonie funéraire retransmise en direct.
Mikhaïl Souslov n’a jamais profité matériellement de son rôle-clef en URSS ; il a toujours vécu humblement, possédé une attitude en retrait empreint de cordialité et de politesse.
Il est littéralement le nexus de la contradiction que représente l’URSS social-impérialiste, car il croyait vraiment être communiste et agir conformément aux exigences du communisme, tout en étant historiquement au cœur du dispositif social-impérialiste soviétique.
Sa mort scelle cette prétention, c’est la fin d’une époque et de leurs protagonistes : Mikhaïl Souslov meurt en 1982, Léonid Brejnev également, Iouri Andropov en 1984, Nikolaï Chtchelokov en 1984, Dmitri Oustinov également, Konstantin Tchernenko en 1985, Sergueï Gorchkov en 1988.
Les autres figures importantes meurent durant la même période : Alexis Kossyguine qui a été président du Conseil des ministres en 1980. Le Biélorusse Piotr Macherov, qui avait même été pressenti pour prendre la direction de l’URSS, meurt dans un mystérieux accident de voiture en 1980.
Sharof Rashidov, le responsable du Parti en Ouzbékistan, pratiquant un népotisme complet là-bas et une corruption massive autour de la production de coton, meurt en 1983. Le Biélorusse Tikhon Kiseliov meurt en 1983, tout comme le Letton Arvīds Pelše.
Grigori Romanov, qui a participé à la seconde guerre mondiale impérialiste puis a dirigé le Parti Communiste d’Union Soviétique à Leningrad, est mort en 2008, mais il avait été mis de côté en 1985.
Au milieu des années 1980, alors que le social-impérialisme soviétique a atteint son apogée, qu’il est devant sur le plan militaire dans sa compétition avec la superpuissance impérialiste américaine, il voit son personnel dirigeant disparaître.
Et la génération qui prend les commandes n’a pas vécu la guerre ni les années de formation de l’époque de Staline. Ils sont opportunistes et modernistes ; bien souvent, leur idéal est devenu extrêmement vague, voire inexistant.
Que voient-ils ? Que l’URSS social-impérialiste a cherché à forcer les choses, par son poids. Mais qu’elle n’y est pas arrivée, et qu’elle fait face à un problème immédiat qui l’étouffe : l’agriculture.