Tract de l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière. Écrit en prison au cours de l’automne 1896.

Lénine
Au gouvernement tsariste
Novembre 1896

Fiche anthropométrique de Vladimir Ilitch Oulianov établie par la police secrète tsariste en 1895. Lénine fut emprisonné pour sédition à la prison de Saint-Pétersbourg de décembre 1895 à janvier 1897, puis fut déporté durant trois ans à Chouchenskoïé, en Sibérie.

Fiche anthropométrique de Vladimir Ilitch Oulianov établie par la police secrète tsariste en 1895. Lénine fut emprisonné pour sédition à la prison de Saint-Pétersbourg de décembre 1895 à janvier 1897, puis fut déporté durant trois ans à Chouchenskoïé, en Sibérie.

En cette année 1896, le gouvernement russe a déjà publié à deux reprises des informations au sujet de la lutte des ouvriers contre les fabricants. Dans les autres États, de telles informations ne sont pas rares : on n’y cache pas ce qui se passe dans le pays et les journaux impriment librement les nouvelles relatives aux grèves. Mais en Russie, le gouvernement craint comme la peste toute publicité relative au régime en vigueur dans les fabriques et à ce qui s ‘y passe : il a interdit de parler des grèves dans les journaux ; il a interdit aux inspecteurs du travail de faire imprimer leurs rapports ; il a même retiré aux tribunaux jugeant en audience publique les procès pour fait de grève – bref, il a pris toutes ses mesures pour tenir rigoureusement secret ce qui se passe dans les fabriques et parmi les ouvriers. Et voici que tout à coup ces astuces policières crèvent comme des bulles de savon et le gouvernement lui-même est contraint de reconnaître publiquement que les ouvriers luttent contre les fabricants. D’où vient ce changement ? En 1895, les grèves ont été particulièrement nombreuses.

Oui, mais il y avait aussi des grèves auparavant, et le gouvernement parvenait à les tenir secrètes, elles avaient lieu à l’insu de la grande masse des ouvriers. Les grèves d’à présent ont été beaucoup plus puissantes que les précédentes et elles étaient concentrées dans une même région. Oui, mais il y a eu précédemment des grèves non moins puissantes, par exemple en 1885-1886 dans les provinces de Moscou et de Vladimir. Pourtant le gouvernement avait tenu bon et n’avait soufflé mot de la lutte des ouvriers contre les fabricants. D’où vient qu’il en ait parlé cette fois-ci ? C’est que, cette fois-ci, les socialistes sont venus en aide aux ouvriers, les ont aidés à tirer les choses au clair, à les faire connaître partout, aussi bien parmi les ouvriers que parmi le grand public, à formuler avec précision les revendications des ouvriers, à faire éclater aux yeux de tous la mauvaise foi et les violences odieuses du gouvernement. Celui-ci s’est rendu compte qu’il devenait parfaitement stupide de se taire alors que tout le monde était au courant des grèves, et il a fait comme les autres. Les tracts des socialistes ont mis le gouvernement en demeure de répondre, et le gouvernement a répondu.

Voyons quelle a été sa réponse.

Le gouvernement a d’abord cherché à éluder une réponse franche et publique. L’un des ministres – Witte, ministre des Finances – adressa aux inspecteurs du travail une circulaire dans laquelle il qualifiait les ouvriers et les socialistes de « pires ennemis de l’ordre public » : il y conseillait aux inspecteurs du travail d’intimider les ouvriers, de les persuader que le gouvernement interdirait aux fabricants de faire aucune concession, de leur vanter les bonnes dispositions et les intentions généreuses des fabricants, de leur parler de la sollicitude des fabricants pour les ouvriers et leurs besoins, des « bons sentiments » des fabricants.

Le gouvernement ne disait rien des grèves, il ne soufflait mot ni de leurs causes, ni des brimades scandaleuses et des illégalités des fabricants, ni des revendications des ouvriers ; bref, il présentait sous un jour délibérément mensonger les grèves de l’été et de l’automne 1895, se bornant à des phrases officielles rebattues sur les actes de violence et les agissements « illégaux » des ouvriers, bien que ceux-ci ne se soient livrés à aucun acte de violence : seule la police en a commis.

Le ministre aurait voulu que cette circulaire restât secrète ; mais les fonctionnaires à qui il l’avait confiée ne surent pas tenir leur langue, et la circulaire fut portée à la connaissance du public. Les socialistes l’imprimèrent. Le gouvernement, se voyant ridiculisé comme toujours avec ses « secrets » de polichinelle, l’imprima à son tour dans les journaux. Ce fut, nous l’avons déjà dit, sa réponse aux grèves de l’été et de l’automne 1895.

Mais voici qu’au printemps 1896 de nouvelles grèves éclatèrent, plus imposantes encore. Aux rumeurs qu’elles suscitèrent vinrent s ‘ajouter les tracts des socialistes. Le gouvernement commença par garder un silence poltron en attendant la tournure que prendraient les événements ; puis, la révolte des ouvriers calmée, il fit entendre sa voix après coup, avec toute sa sagesse bureaucratique, comme on rédige un procès-verbal de police antidaté.

Cette fois, il dut parler franchement et s’engager à fond. Son communiqué parut dans le numéro 158 du Pravitelstvenny Vestnik [Messager du Gouvernement]. Il n’était plus possible de dénaturer les grèves comme précédemment. Il fallut tout dire, détailler les brimades des fabricants, exposer les revendications des ouvriers ; il fallut reconnaître que les ouvriers s’étaient conduits « convenablement ». Les ouvriers ont ainsi fait passer au gouvernement l’habitude de ses odieux mensonges policiers ; ils l’ont obligé à reconnaître la vérité lorsqu’ils se sont soulevés en masse, qu’ils ont expliqué par des tracts de quoi il s’agissait. C’est un grand succès. Les ouvriers sauront désormais quel est l’unique moyen d’exposer publiquement leurs besoins, de faire connaître la lutte des ouvriers à toute la Russie.

Ils sauront désormais que pour réfuter les mensonges du gouvernement, ils doivent lutter unis et affirmer leur volonté consciente de faire triompher leur bon droit. Après avoir reconnu les faits, les ministres cherchèrent une justification : ils affirmèrent dans leur communiqué que ces grèves s’expliquaient uniquement par « une situation particulière aux filatures de coton et aux tissages ». Vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt par la situation particulière à toute l’industrie russe, par les méthodes particulières à l’État russe, Qui permettent à la police de persécuter et d’appréhender de paisibles ouvriers coupables de se défendre contre les brimades ?

Pourquoi donc, messieurs les ministres , les ouvriers s’arrachaient-ils des tracts où il n’était question ni de fil ni de coton, mais de l’absence de droits des citoyens russes et de l’arbitraire monstrueux du gouvernement au service des capitalistes ? Non, cette nouvelle justification est peut-être encore pire, plus odieuse, que celle avancée dans sa circulaire par le ministre des Finances Witte, lorsqu’il mettait tout sur le dos d’« excitateurs ». Le ministre Witte raisonne, quand il parle de grève, comme le premier fonctionnaire de police venu qui se fait graisser la patte par les fabricants : des excitateurs sont arrivés, et la grève a éclaté.

Aujourd’hui, après la grève de 30 000 ouvriers, les ministres ont réfléchi tous ensemble et fini par découvrir que ce ne sont pas les excitateurs socialistes qui provoquent les grèves, mais les grèves, la lutte des ouvriers contre les capitalistes, qui provoquent l’apparition des socialistes. Les ministres assurent maintenant que les socialistes ne se sont « joints » qu’ensuite aux grèves. C’est une bonne leçon pour le ministre des Finances Witte. Faites donc votre éducation, monsieur Witte !

Apprenez à l’avenir à démêler les causes d’une grève, apprenez à lire les revendications des ouvriers, et non les rapports de vos argousins, auxquels, avouez-le, vous-même n’ajoutez pas la moindre foi ! Messieurs les ministres voudraient faire croire au public que seuls des « individus mal intentionnés » ont essayé de donner aux grèves « un caractère politique criminel » ou, comme ils disent encore, « un caractère social » (MM. les ministres voulaient dire socialiste, mais par ignorance crasse ou par pusillanimité bureaucratique, ils ont dit « social » , et il en est résulté une absurdité : socialiste veut dire qui soutient les ouvriers dans leur lutte contre le capital, alors que social veut simplement dire qui concerne la société.

Comment peut-on donner à une grève un caractère social ? C’est comme si l’on voulait donner aux ministres un rang ministériel ! N’est-ce pas du plus haut comique ? Les socialistes donnent aux grèves un caractère politique. Mais le gouvernement n’a-t-il pas lui-même, bien avant les socialistes, tout fait pour donner aux grèves un caractère politique ? N’est-ce pas lui qui s’est mis à appréhender de paisibles ouvriers comme s’ils étaient des criminels, à les arrêter et à les déporter ? N’est-ce pas lui qui a envoyé partout des mouchards et des provocateurs ? Qui a jeté en prison tous ceux qui lui tombaient sous la main ? Qui a promis de venir en aide aux fabricants pour qu’ils ne cèdent pas ?

Qui a poursuivi des ouvriers pour le seul crime d’avoir collecté de l’argent au profit des grévistes ? Mieux que quiconque le gouvernement a fait comprendre aux ouvriers que la guerre qu’ils mènent contre les fabricants ne peut manquer d’être une guerre contre le gouvernement. Il ne restait plus aux socialistes qu’à le confirmer et à l’imprimer dans leurs tracts. Voilà tout. Mais le gouvernement russe est passé maître en fait d’hypocrisie, et les ministres ont eu soin de ne pas souffler mot des moyens par lesquels notre gouvernement « a donné aux grèves un caractère politique ». Il a informé le public des dates portées sur les tracts des socialistes ; pourquoi n’a-t-il pas indiqué les dates où ont été prises les décisions du gouverneur de la ville et autres sbires, ordonnant l’arrestation de paisibles ouvriers, l’armement de la troupe, l’envoi de mouchards et de provocateurs ? Ils ont énuméré au public les tracts socialistes ; pourquoi n’ont-ils pas indiqué le nombre des ouvriers et des socialistes arrêtés, des familles ruinées, de ceux qui ont été déportés et emprisonnés sans jugement ?

Pourquoi ? Mais parce que les ministres russes eux-mêmes, malgré leur impudence, se gardent bien de parler en public de ces exploits de brigands. Toute la force de l’État, avec sa police et son armée, ses gendarmes et ses procureurs s’est abattue sur de paisibles ouvriers dressés pour défendre leurs droits contre l’arbitraire des fabricants. Toute la force du Trésor public qui avait promis son appui aux pauvres fabricants a été mobilisée contre des ouvriers qui n’avaient que leurs quelques sous et ceux de leurs camarades, les ouvriers anglais, polonais, allemands et autrichiens.

Les ouvriers n’étaient pas unis. Ils ne pouvaient organiser des collectes, ni gagner à leur cause d’autres villes et d’autres ouvriers ; ils étaient partout traqués ; ils ont dû céder devant toute la force de l’État. Messieurs les ministres se réjouissent bruyamment de la victoire du gouvernement ! Jolie victoire ! D’une part, 30 000 ouvriers paisibles qui n’avaient pas le sou ; de l’autre, toute la force de l’État, toute la richesse des capitalistes ! Les ministres auraient été plus sages d’attendre un peu avant de se vanter d’une pareille victoire, car leur vantardise rappelle trop celle du policier qui, après une grève, se fait gloire de s’en être tiré sans une égratignure.

Les « excitations » des socialistes n’ont pas eu de succès, déclare solennellement le gouvernement pour tranquilliser les capitalistes. Certes, répondrons-nous, aucune excitation n’aurait pu produire même la centième partie de l’impression qu’a produite sur tous les ouvriers de Saint-Pétersbourg, sur tous les ouvriers de Russie, l’attitude du gouvernement en cette affaire. Les ouvriers ont vu clairement que la politique du gouvernement consiste à passer sous silence les grèves ou à en dénaturer le sens. Ils ont vu que leur union dans le combat a fait justice de l’hypocrite mensonge policier. Ils ont vu quels intérêts défend le gouvernement, qui a promis son appui aux fabricants.

Ils ont compris où était leur véritable ennemi quand la troupe et la police ont été envoyées contre eux, comme s’il s’agissait d’adversaires en temps de guerre, alors qu’ils n’avaient ni enfreint la loi ni troublé l’ordre public. Les ministres ont beau dire que la lutte s’est terminée par un échec, les ouvriers voient que les fabricants ont partout baissé pavillon, et ils savent que le gouvernement convoque déjà les inspecteurs du travail pour conférer sur les concessions à faire aux ouvriers, car il se rend compte que des concessions sont inévitables. Les grèves de 1895-1896 n’auront pas été vaines. Elles ont rendu un immense service aux ouvriers russes en leur montrant comment ils doivent lutter pour défendre leurs intérêts. Elles leur ont appris à comprendre la situation politique et les besoins politiques de la classe ouvrière.


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