Le théâtre contemporain exprime le subjectivisme de la conscience « individuelle », cependant la société existe encore. Le consommateur capitaliste est coincé entre son isolement social défini par une pseudo-conscience « libre » et sa participation « voulue » à certains aspects de la société.
On est dans tous les cas dans quelque chose d’individuel-partiel, de subjectif-limitatif. Le théâtre contemporain oscille par conséquent toujours entre souligner l’atomisation sociale et représenter une communauté de destin aux contours identitaires. On est qui on veut, là où on l’a voulu, comme on l’a voulu.
Eugène Ionesco, dans Rhinocéros, décrit une épidémie de « rhinocérite », c’est-à-dire de collectivisme : tout le monde commence à se ressembler et vouloir la même chose. C’est une vision du monde totalement anti-communiste, qui culmine à la fin bien entendu par un éloge du « moi » individualiste, radicalement différent des autres, qui est parvenu malgré tout à résister, à ne pas faire « comme tout le monde » :
Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant:) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !
RIDEAU
Ce que Rhinocéros expose de manière nette, on le trouve dans tout le théâtre contemporain, avec l’individu cherchant à se définir tout en rejetant toute définition, ce qui est impossible et est la base même de la dynamique des pièces contemporaines.
Jean-Paul Sartre, prix Nobel de littérature en 1964 (qu’il a refusé), avait tenté d’aller dans cette direction, sans la « folie » du théâtre contemporain, avec sa pièce Huis-Clos, de 1944.
Trois personnes sont en enfer, mais il n’y a nul tourment à part leur présence permanente, faisant qu’ils s’entre-déchirent : « l’enfer, c’est les autres ».
GARCIN
Il ne fera donc jamais nuit ?INÈS
Jamais.GARCIN
Tu me verras toujours ?INÈS
ToujoursGARCIN abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.
GARCIN
Le bronze .. . (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi . Tous ces regards qui me mangent .. . (Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru … Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.
On a ici toute l’incohérence du « moi » bourgeois qui est entièrement replié sur lui-même, mais vit en société ce qui perturbe toutes ses propres définitions subjectivistes. On a ainsi dans le théâtre contemporain systématiquement une dynamique individualiste-identitaire et une communauté sociale partielle, floue, d’autant plus abstraite que par définition le subjectivisme ne peut pas reconnaître la société.
Pour répondre à ce conflit, le théâtre contemporain trouve une voie en portant sur le malsain, le difforme, le monstrueux, l’angoisse ; il y a une valorisation extrême des marges et des marginaux, non pas pour leur rupture avec les normes, mais pour la dimension métaphysique qu’atteindraient leur existence en vivant réellement « au-delà » du bien et du mal, là où les gens normaux seraient faux et inauthentiques.
C’est le seul moyen de résoudre le conflit entre un moi individualisé et une société encore existante. Le marginal abolissant la société et se réalisant dans cette abolition devient la figure idéale pour le théâtre contemporain.
Chez Albert Camus, dans Le malentendu, un jeune homme devenu riche est tué par sa famille pauvre qu’il avait quittée et avec qui il voulait renouer sans avoir eu le temps de se faire reconnaître ; dans Caligula, un empereur fou cherche le sens de la vie pour s’y placer mais meurt de sa folie.
Chez Jean Genet, Le balcon se déroule dans un bordel où des individus travestis (en évêque, en juge, en général) attendent le résultat d’une révolution à l’extérieur ; dans Les nègres on a pareillement du théâtre dans le théâtre avec des noirs déguisés en blanc jugeant le meurtre d’une blanche par un noir, la consigne est que pour la cour « chaque acteur sera un Noir masqué dont le masque est un visage de Blanc posé de telle façon qu’on voit une large bande autour, et même les cheveux crépus ».
Dans Les paravents, on a des colonisés arabes se révoltant mais sans parvenir à construire une identité autre, alors que les morts de la pièce restent sur scène à l’écart tout en causant avec ceux encore vivants.
Dans Combat de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès, on a un noir venant en Afrique réclamer le corps de son frère mort à un blanc dirigeant un chantier, avec une histoire d’amour où une femme blanche se scarifie pour ressembler à l’homme noir qu’elle aime ; dans Roberto Zucco du même auteur, un tueur en série est en quête d’identité.
Dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, un homme vient annoncer à sa famille perdue de vue qu’il va bientôt mourir, mais il n’y parvient pas ; dans Incendies de Wajdi Mouawad, un frère et une sœur découvrent qu’ils sont les enfants de leur frère ayant violé leur mère, etc.
On a à chaque fois des flux incessants de mots associés à un mélange incompréhensible des genres, des propos, des événements, etc., avec des tourments identitaires d’êtres isolés, séparés les uns des autres, sans jamais ne parvenir à aucune solution, alors que le monde apparaît comme fluide, insaisissable, sans contenu.
Il y a systématiquement des renversements d’identité, des répétitions et des élans à prétention poétiques, avec en toile de fond le fait que la vie ne serait qu’un vaste théâtre où la conscience individuelle, entièrement différente, ne fait qu’endosser un rôle. Le monde serait un théâtre et le théâtre n’est qu’une partie du monde, où toutes les consciences joueraient à qui elles veulent être.
Dans une telle démarche, c’est l’ordure qui est vraie, car elle-seule s’arrache à ce qui est stable, par un choix témoignant du libre-arbitre, car il est criminel ou marginal, ou auto-destructeur, preuve de liberté, transcendance des valeurs.
Dans la présentation de sa vision du monde, Wajdi Mouawad fournit le texte suivant pour qu’on saisisse son approche, tout à fait représentative de l’artiste à la marge vivant de la marge :
« Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui.
Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère.
De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.
Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables.
L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté. »
Cette fascination pour l’ordure est le véritable drapeau du théâtre contemporain, sa seule esthétique, seule forme en phase avec un moi tout puissant combiné à une société partielle et toujours trop partiale pour qui veut être « libre ».