Les productions théâtrales « modernes », tout à fait en phase avec la conception du théâtre d’Antonin Artaud mais de fait de toutes les « avant-gardes », qui convergent vers le nihilisme, considèrent les choses d’un point de vue individualiste. Il y a le spectateur pris isolément, qui fait face à un langage utilisé par un acteur.
Qu’il y ait plusieurs spectateurs, plusieurs acteurs… ne changent ici rien à l’affaire. Tout est perçu de manière uniquement individuelle et, à ce titre, forcément, chacun fait sa propre expérience. C’est pour cela qu’on trouve autant d’interprétations diverses et variées au sujet du théâtre contemporain, sans que jamais leurs auteurs ne donnent leur avis.
En attendant Godot est ici emblématique : deux personnes habillées en clochard attendent Godot et il y a eu une multitude d’interprétations sur ce que cela signifie et si Godot est Dieu, ce qui n’a cependant aucun sens, car le théâtre contemporain se veut :
– un regard momentané de l’auteur, le sens pouvant lui échapper entre-temps ;
– un regard ayant comme dimension la condition humaine, touchant ainsi tout le monde, mais de manière individuelle, donc à chaque fois différente.
On a donc un théâtre de nulle part, sans communication, sans aucun sens ; forcément, on tourne en rond, tout se répète, ce qui se répète se répète, et ainsi de suite.
Estragon : Qu’est-ce que tu as ?
Vladimir : Je n’ai rien.
Estragon : Moi je m’en vais.
Vladimir : Moi aussi.
Silence.
Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?
Vladimir : Je ne sais pas.
Silence.
Estragon : Où irons-nous ?
Vladimir : Pas loin.
Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !
Vladimir : On ne peut pas.
Estragon : Pourquoi ?
Vladimir : Il faut revenir demain.
Estragon : Pour quoi faire ?
Vladimir : Attendre Godot.
Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?
Vladimir : Non.
Estragon : Et maintenant il est trop tard.
Vladimir : Oui, c’est la nuit. »
Face à une telle pièce, le spectateur est censé constater un subjectivisme face à l’absurde, et lui aussi est censé être un subjectivisme face à l’absurde ; le théâtre serait un miroir de la condition humaine.
Le rapport est censé être immédiat, dans une sorte de reconnaissance.
C’est cela qui fournirait une dimension transcendantale : on apprécierait de voir quelqu’un comme soi mais qui n’est pas soi, c’est une expérience.
Le bourgeois admirant dans le film « Intouchables » un tableau blanc avec des tâches rouges et expliquant à un prolétaire que ce type d’art est « la seule preuve d’un passage sur terre » ne dit pas autre chose.
Eugène Ionesco a systématiquement insisté sur cette dimension anti-intellectuelle anti-historique d’un théâtre « moderne » qui vise à être une expérience en soi, équivalente aux drogues d’ailleurs si l’on suit son propos, tel un « trip » :
« Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne.
Dislocation aussi, désarticulation du langage. (…) Pour s’arracher au quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui nous cache l’étrangeté du monde, il faut recevoir comme un véritable coup de matraque.
Sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle conscience, purifiée, de la réalité existentielle, il n’y a pas de théâtre, il n’y a pas d’art non plus ; il faut réaliser une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration. »
Le monde est étrange pour une conscience individualisée et le théâtre « jouant » avec le monde la rassure, tout comme l’étalement du subjectivisme dans l’art contemporain l’amène à se dire que tout est séparé, isolé, purement subjectif.