La conception ethno-différentialiste de Claude Lévi-Strauss est connue à travers des ouvrages ayant eu une énorme résonance universitaire et intellectuelle : Tristes Tropiques publié en 1955, La Pensée sauvage publié en 1962, Le Cru et le Cuit publié en 1964.

Le premier est un récit personnel racontant comment la vocation d’ethnologue s’est ouverte à l’auteur ; il commence par une formule paradoxale en apparence :

« Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. »

Car, en réalité, l’énorme succès de Tristes Tropiques tient à sa thématique, qui est la même que celle du régime de Pétain ou, plus précisément, que celle de Georges Bernanos. Il s’agit du rejet du monde moderne, de la civilisation dite occidentale, au nom d’une protection des différences.

C’est un positionnement anti-universaliste total, au nom de l’ethno-différentialisme. C’est une agression caractérisée des valeurs humanistes, mais tout comme Aimé Césaire à l’époque, cela correspond à un état d’esprit de la bourgeoisie intellectuelle, prétendument anti-coloniale mais en réalité façonnant la formation d’une élite locale bureaucratique dans les pays colonisés ou décolonisés.

Voici une illustration de l’approche ultra-réactionnaire de Claude Lévi-Strauss :

« Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ?

Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n’a certes pas réussi à les produire sans contrepartie.

Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s’élaborent des architectures d’une complexité inconnue, l’ordre et l’harmonie de l’occident exigent l’élimination d’une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est infectée.

Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité.

Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt-mille ans d’histoire sont joués.

Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur diversité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis.

L’humanité s’installe dans la monoculture, elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comporte plus que ce plat. »

Avec La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss théorise cette conception, qui se résume ainsi :

« Il n’y a pas de civilisation « primitive » ni de civilisation « évoluée », il n’y a que des réponses différentes à des problèmes fondamentaux et identiques. »

C’est là, bien entendu, en 1962, une attaque ouverte à la proposition communiste se posant alors au monde. Et cela est fait au nom d’une lecture structuraliste. Il y aurait une « pensée sauvage », une « pensée mythique », qui ne peut être vue que comme structure structurante. Le rôle du structuraliste est d’autant plus souligné…

Claude Lévi-Strauss explique cela de la manière suivante :

« De ce point de vue aussi, la réflexion mythique apparaît comme une forme intellectuelle de bricolage. La science tout entière s’est construite sur la distinction du contingent et du nécessaire, qui est aussi celle de l’événement et de la structure.

Les qualités qu’à sa naissance elle revendiquait pour siennes étaient précisément celles qui, ne faisant point partie de l’expérience vécue, demeuraient extérieures et comme étrangères aux événements : c’est le sens de la notion de qualités premières.

Or, le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : « odds and ends », dirait l’anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société.

En un sens, le rapport entre diachronie et synchronie est donc inversé : la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements, alors que la science, « en marche » du seul fait qu’elle s’instaure, crée, sous forme d’événements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu’elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories.

Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de deux stades, ou de deux phases, de l’évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides.

Déjà, la physique et la chimie aspirent à redevenir qualitatives, c’est-à-dire à rendre compte aussi des qualités secondes qui, quand elles seront expliquées, redeviendront des moyens d’explication ; et peut-être la biologie marque-t-elle le pas en attendant cet accomplissement, pour pouvoir elle-même expliquer la vie.

De son côté, la pensée mythique n’est pas seulement la prisonnière d’événements et d’expériences qu’elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu’elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s’était d’abord résignée à transiger. »

On a ici affaire à un relativisme accompagné d’un éloge d’une lecture magique de la réalité. Cela va, par ailleurs, toujours avec une vision de l’art comme porteuse de transcendance. C’est là une caractéristique essentielle du structuralisme et le rapport avec l’art contemporain est évident.

A ce sujet, dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss dit la chose suivante :

« Le mythe suit le même parcours, mais dans l’autre sens : il utilise une structure pour produire un objet absolu offrant l’aspect d’un ensemble d’événements (puisque tout mythe raconte une histoire).

L’art procède donc à partir d’un ensemble : (objet + événement) et va à la découverte de sa structure ; le mythe part d’une structure, au moyen de laquelle il entreprend la construction d’un ensemble : (objet + événement). »

Claude Lévi-Strauss n’a alors qu’à produire des grilles d’analyses des mythes par des « structures ». Voici le tout début de l’ouvrage Le cru et le cuit :

« Le but de ce livre est de montrer comment des catégories empiriques telles que celles de cru et de cuit, de frais et de pourri, de mouillé et de brûlé, etc., définissables avec précision par la seule observation ethnographique et chaque fois en se plaçant au point de vue d’une culture particulière, peuvent néanmoins servir d’outils conceptuels pour dégager des notions abstraites et les enchaîner en propositions. »

L’œuvre de Claude Lévi-Strauss consiste alors en des pseudo-études de situations de peuples « primitifs », avec des mythes pris à un instant T décodés au moyen d’analyses structuralistes, c’est-à-dire en réalité totalement subjectivistes. La structure est supérieure à l’être humain, qui n’existe d’ailleurs plus que comme matière première de la structure, en quelque sorte.

Aussi, dans Le Cru et le Cuit, Clause Lévi-Strauss affirme :

« Nous ne prétendons pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu. »


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