Nous avons vu que le capitaliste donne naissance à la force collective, parce qu’il unifie des travailleurs dans une direction de production commune.
Cependant, au-delà de la réalité sociale transformée en tant que telle, lui-même ne se conçoit que comme individu, comme simple capitaliste individuel ayant lui-même décidé ce qu’il voulait. Le protestantisme est la religion adaptée à sa vision du monde, avec l’entrepreneur individualiste et exigeant une société disciplinée, considérant sa réussite comme un signe d’élection divine, etc.
Ce n’est pourtant pas la seule figure qui a été produite par le développement du capitalisme. Il y a également l’avare.
De fait, la figure de l’avare est bien connue en Belgique et France, avec par exemple la figure de Gobseck chez Balzac, ou bien encore la pièce de Molière.
Pourquoi l’avare conserve-t-il son or ? Nous avons vu que le capitaliste ne le fait pas ; il sait en effet qu’il peut l’agrandir en le jetant dans la production capitaliste.
L’avare, lui, a perdu cela de vue, parce qu’il s’imagine dominer la puissance de l’argent, devenir lui-même la puissance. Grâce à l’argent, il peut faire de nombreuses choses ; l’argent est puissant et universel.
L’avare a fait un fétiche de cette potentialité ; le fétichisme de l’argent est un produit du mode de production capitaliste.
L’avare est toutefois dans une contradiction, dont il a conscience, et cela le perturbe, lui donnant une dimension tragique. En effet, comme un peu d’argent ne vaut qu’une certaine valeur, l’avare est obligé est tenté de chercher à avoir plus d’or, afin de combler le fossé entre la valeur finie des pièces d’or et la valeur infinie de l’or comme moyen d’échange.
Il est coincé entre la puissance de l’argent qu’il a et la dimension infinie de l’argent infini qu’il pourrait avoir.
Rappelons ici brièvement que l’argent est un intermédiaire qui est né socialement comme outil, pour dépasser le troc. Il est plus facile, naturellement, de ne pas transporter des marchandises pour les échanger, mais d’avoir su soi de simples pièces.
Ces pièces d’or permettent d’acheter quelques marchandises, mais au sens strict l’argent permet de « tout » acheter.
Avec le mode de production capitaliste, on peut de plus également acheter de la force de travail, dans un processus renforçant cet argent.
Par conséquent, l’avare est aliéné, possédé par l’or pour sa capacité de tout acheter. L’illustre Karl Marx nous explique que :
« La possibilité de retenir et de conserver la marchandise comme valeur d’échange ou la valeur d’échange comme marchandise éveille la passion de l’or.
A mesure que s’étend la circulation des marchandises grandit aussi la puissance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale (…).
Le penchant à thésauriser n’a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme représentant universel de la richesse matérielle, l’argent est sans limite parce qu’il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise.
Mais chaque somme d’argent réelle a sa limite quantitative et n’a donc qu’une puissance d’achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours définie et la qualité de puissance infinie de l’argent ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe.
Il est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu’à une nouvelle frontière. »
L’avare conserve l’argent sans y toucher, ou bien se précipite dans une quête sans fin derrière l’argent, devenant la figure du capitaliste authentique.
La culture peut être très marquée par ce phénomène. Comme le constate Karl Marx :
« Le trésor n’a pas seulement une forme brute : il a aussi une forme esthétique. C’est l’accumulation d’ouvrages d’orfèvrerie qui se développe avec l’accroissement de la richesse sociale. »
Comme le remarque Marx, c’est en Inde que ce fétichisme a été très prononcé ; y compris en Europe, les palais des Maharajas font immanquablement penser à l’or, aux diamants, etc.
La richesse apparente est censée représenter la richesse réelle ; l’apparat acquière une symbolique formidable.