Il y a un aspect essentiel du mode de production esclavagiste, c’est sa dimension statique.
Tout le Cosmos étant appréhendé comme sous le rapport de l’enclos, il ne peut saisir le réel à mesure de sa croissance et ratatine son imagination en pensant l’existence comme une quête d’un juste équilibre se justifiant au-delà du monde matériel Il s’agit ici de tendre à clore et immobiliser la réalité pour la rapprocher de la perfection « divine » servant de modèle.
Il faut sur ce point le rapprocher du mode de production capitaliste que nous avons sous les yeux pour observer adéquatement cette particularité.
Dans Le capital, Karl Marx nous dit que :
« La période d’activité qui dépasse les bornes du travail nécessaire coûte, il est du vrai, du travail à l’ouvrier, une dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui.
Elle forme une plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d’une création ex nihilo [= à partir de rien]. Je nomme cette partie de la journée de travail temps extra et le travail dépensé en elle surtravail (…).
Les différentes formes économiques revêtues par la société, l’esclavage, par exemple, et le salariat, ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l’ouvrier. »
Le bourgeois exploite le prolétaire tout comme l’homme libre exploite l’esclave durant l’antiquité. Il est bien connu que cela a été source d’immenses tensions dans les rapports entre hommes libres et esclaves.
Il faut ici distinguer deux types d’esclavage. Dans un cas, les esclaves relèvent de marchandises possédées par des personnes ; dans l’autre, les esclaves sont de la main d’œuvre propriété de l’État.
La cité grecque de Sparte possédait ainsi ces esclaves appelés « hilotes », et les Spartiates pratiquaient une formation militaire très poussée afin de maintenir leur domination, organisant également des massacres de ces hilotes pour asseoir celle-ci. L’historien grec Thucydide, contemporain de Sparte, raconte ainsi :
« Les Lacédémoniens [ = les Spartiates] leur demandèrent de désigner ceux d’entre eux qui les avaient le mieux secondés à la guerre, en disant qu’ils voulaient les affranchir.
En réalité, ce n’était qu’un piège ; ils estimaient que ceux qui seraient les premiers à revendiquer par fierté d’âme la liberté seraient également les premiers à se soulever.
Deux mille environ furent ainsi désignés ; le front ceint d’une couronne, ils se promenèrent autour des temples, en signe que déjà ils étaient affranchis ; mais peu de temps après, les Lacédémoniens les firent disparaître, et nul ne sut jamais de quelle manière ils avaient péri. »
Athènes et Rome sont par contre l’exemple même d’un régime social utilisant de manière systématique le principe d’esclaves comme marchandises.
Sparte était en fait restée à une étape arriérée, où les esclaves consistaient en une tribu ou plusieurs tribus vaincues. Avec Athènes et Rome, on a l’esclavage comme moyen d’approfondir sa domination, de cumuler des richesses.
Cependant, ce processus d’élargissement de l’esclavage est très mesuré. En effet, l’esclave travaille mal et est méprisé ; le mode de production esclavagiste n’est nullement propice à un développement des forces productives, des techniques.
Disposer de davantage d’esclaves, c’est ainsi se faciliter la vie, mais il ne saurait y avoir de révolution de la vie quotidienne par l’accumulation d’esclaves, seulement plus d’aisance. Ce qui compte, c’est de profiter de l’usage de nombreuses choses, de vivre de manière oisive ; la dynamique d’une telle position sociale historique est donc purement passive.
C’est pourquoi Karl Marx souligne dans Le capital que :
« Le capital n’a point inventé le surtravail.
Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production
Que ce propriétaire soi Kalos kagathos [= beau et bon en grec] athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe !
Avant d’aller plus loin, constatons d’abord un fait.
Quand la forme d’une société est telle, au point de vue économique, que ce n’est point la valeur d’échange mais la valeur d’usage qui y prédomine, le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle de besoins déterminés ; mais le caractère de la production elle-même n’en fait point naître un appétit dévorant.
Quand il s’agit d’obtenir la valeur d’échange sous sa forme spécifique, par la production de l’or et de l’argent, nous trouvons déjà dans l’antiquité le travail le plus excessif et le plus effroyable. Travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive devient alors la loi. Qu’on lise seulement à ce sujet Diodore de Sicile.
Cependant dans le monde antique ce sont là des exceptions. »
En ce sens, le mode de production esclavagiste est en profonde contradiction avec lui-même, car il ne parvient pas à développer une dynamique entraînant sa base. L’asservissement peut se généraliser, il ne saurait pourtant être accepter durablement par les masses. Le mode de production capitaliste dispose en comparaison d’un effet d’entraînement et même les prolétaires sont emportés par le mouvement, que ce soit parce qu’ils doivent payer leur loyer ou leur alimentation, ou bien parce que leur mode de vie s’élève relativement.
On n’a rien de cela dans le mode de production esclavagiste, où l’homme libre apparaît comme figé dans le temps face à un esclave lui-même figé dans le temps. Cela ne pouvait que provoquer des explosions sporadiques, avec des révoltes d’esclaves sapant les bases mêmes du mode de production esclavagiste, telle celle dirigée par Spartacus entre 73 et 71 avant notre ère.
Il est à noter dialectiquement que, dans certains cas, l’esclavage est parvenu à un effet d’entraînement, avec son affirmation comme fin en soi. En effet, c’est l’isolement de l’activité de chaque esclave qui empêchait le développement réel des forces productives. Or, lorsque l’esclavage était par moments employé sous supervision centralisée, cela aboutissait à une coopération de grande ampleur.
C’est cette coopération qui a amené la production des sept merveilles du monde ; elles restent cependant isolées dans leur existence, comme expression marginale d’un esclavagisme replié en fait sur lui-même.
Il était cependant inévitable que le mouvement l’emporte, et malgré sa tendance à vouloir geler la société, on peut établir une chronologie du mode de production esclavagiste.
Voici concernant l’aire méditerranéenne ce qu’il est possible d’établir en terme d’étapes :
* De 3500 à -1200 prédominent les organisations centralisées autour de palais ou de temples, préfigurant les villes, et les royaumes, sous la forme de la fédération aristocratique.
Les forces d’unification sont faibles, et la pulvérisation multipolaire l’emporte. De grandes réalisations, parfois spectaculaires, mais d’autant plus remarquables et exceptionnelles justement, sont néanmoins possibles à mesure que les capacités politiques et religieuses se développent pour asservir et encadrer des masses de plus en plus larges.
Régulièrement, des révoltes s’élancent, soit au sein des masses asservies au cœur même du dispositif, soit depuis les marges-refuges plus ou moins arriérées, avec l’appui de telle ou telle faction. Les grands États de cette période, à savoir les palais mycéniens, le royaume Hittite, le royaume d’Égypte notamment sont emportés en -1200 par une crise générale, sous la forme d’une révolte/invasion connue comme celle des « Peuples de la mer ».
* De -1200 à -400 il y a l’essor à proprement parler des Cités-États et des Empires en tant que tels, avec comme aboutissement l’Empire perse et Athènes.
Les deux fusionnent suite aux conquêtes d’Alexandre le Grand, ce qui avec l’hellénisme produisit la première véritable culture universaliste, d’abord destinée aux couches dominantes, mais qui permit d’ouvrir un espace idéologique à l’utopie révolutionnaire, cherchant la rupture avec le mode de production esclavagiste au sens strict.
* De -400 à 300, les développements de l’hellénisme puis de la romanisation aboutissent à la formation impériale de la Cité universelle, sous la forme de l’Empire romain.
Les empereurs deviennent les figures de la nouvelle Humanité qui se dessine dans le mode de production esclavagiste décadent, annonçant le féodalisme : soit pour conserver stoïquement le monde dans son enclos, avec par exemple le Siècle d’Auguste, soit pour entraîner les masses dans un nouvel élan, en mesure de susciter leur adhésion, sous la forme d’une servitude volontaire et « juste », avec par exemple Caracalla, mais surtout Constantin, qui relance l’Empire en posant les bases du féodalisme, que les invasions germaniques du Ve siècle permettront de développer de manière définitive.
Parallèlement à l’Empire romain, l’Empire perse connut une série d’évolution comparable, sans que là une religion universelle ne parvienne toutefois à s’imposer du fait de l’échec du zoroastrisme à écraser les résistances. La Perse et l’Orient entreront dans le féodalisme avec l’Islam, mais sous une forme peu avancée du fait du maintien d’un puissant appareil impérial issu du mode de production esclavagiste.
On peut aussi évoquer ici le cas de l’Inde, où les couches dominantes parvinrent à « geler » la société dans l’asservissement, en assumant très tôt un saut qualitatif distordu dans le féodalisme à travers l’écrasement du bouddhisme et le passage du brahmanisme à l’hindouisme avec toutes ses variantes concurrentes mais unifiées.
D’une manière générale donc, le mode de production esclavagiste, dominé par une caste de propriétaires, se relance en quelque sorte de lui-même en développant un État impérial, sur une base fiscalo-militaire, appuyé par une idéologie religieuse permettant une adhésion et un encadrement des masses.
Cet aspect quantitatif détermine un saut qualitatif dans un nouveau mode de production : le féodalisme.