Le 24 juillet dernier, le ministre belge de la Défense, Theo Francken, accompagné d’une délégation, a effectué une visite au mausolée de Mustafa Kemal Atatürk à Gazi. Exprimant son plus profond respect, il se prosterne en déposant une gerbe de fleurs en hommage à celui qu’il considère comme une grande référence historique dans le cadre d’une tradition purement fasciste.

Alors que dans la presse belge c’est le silence quasi complet, une vidéo de la cérémonie a été partagée des milliers de fois sur les réseaux sociaux.

Dans la continuité de ces nombreux partages, Théo Francken s’est fendu de la déclaration que voici :

« À Ankara, j’ai rendu hommage à Mustafa Kemal Atatürk, père fondateur de la nation turque moderne.

Atatürk a fermement défendu les réformes et a transformé la Turquie en une république démocratique et laïque.

Il a accordé aux femmes des droits politiques complets bien avant de nombreux pays européens, aboli le califat, écarté la religion de la direction de la société, et s’est concentré sur l’éducation, le développement et la science.

J’ai exprimé mon profond respect pour cet homme et son projet politique en m’agenouillant. »

Les motivations profondes qui ont conduit Francken à s’agenouiller au mausolée d’Atatürk sont à priori claires. A l’instar de Francken, Atatürk est un nationaliste convaincu qui n’a pas hésité quant à lui à imposer une assimilation culturelle forcée à une série de minorités ethniques. Ce nationalisme le poussera à marcher dans les pas de l’ignoble génocidaire, Talaat Pacha, pour parachever le génocide arménien. Le régime de Mustafa Kemal Atatürk reposant en grande partie sur les fonctionnaires du régime Jeunes-Turcs.

De récents travaux d’historiens s’appuyant sur l’exploitation de nouvelles archives, ont largement démontré la continuité entre les deux régimes.

Comme nationaliste flamand, Francken est incapable de comprendre cela. En Mustafa Kemal, il voit de manière principale le « père fondateur de la nation turque ‘moderne’ », le tout pour oublier de manière opportune le rôle joué par ce dernier dans les massacres d’Arméniens, de Grecs pontiques, de Kurdes, etc.

Débuté en avril 1915, le génocide arménien fut le premier grand génocide du XXe siècle, organisé de manière méthodique, répondant à des objectifs précis. Tout comme l’Holocauste juif de la Seconde Guerre mondiale par le fascisme, le génocide arménien est le produit du nationalisme réalisant ses perspectives politiques dans le cadre moderne du capitalisme développé.

Toutefois, nous sommes au début du XXe siècle. A l’instar de l’Empire russe ou de l’Empire austro-hongrois, l’Empire ottoman était une grande puissance féodale en pleine décadence, alors que les pays capitalistes s’élançaient et s’affirmaient comme puissances impérialistes. La féodalité ne faisait pas le poids face au capitalisme.

De plus, si le capitalisme unifie, comme on a pu le voir en Europe Occidentale, le féodalisme ne forme pas les conditions d’un marché unifié. Tout reste fracturé. C’est d’autant plus un problème pour l’Empire ottoman. Tout comme l’Autriche-Hongrie et la Russie, l’Empire ottoman s’étendait sur des étendues gigantesques et renfermait un grand nombre de peuples sous sa domination.

Avec la montée cependant des révolutions bourgeoises dans toute l’Europe, l’Empire ottoman fut évidemment touché par un double mouvement d’émancipation des peuples et de revendications démocratiques internes. A cela s’ajoutent de fortes attaques de la part des autres puissances expansionnistes ou impérialistes d’Europe, afin de le démembrer et de coloniser ses anciennes dépendances, voire de le réduire en colonie.

Dans ce cadre, on put déjà voir lors du XIXe siècle l’émancipation de la Grèce, de la Bulgarie, de la Serbie, du Monténégro et de la Roumanie, à la suite de soulèvements armés contre le joug ottoman. Des parties importantes de ses possessions d’Asie furent petit à petit grignotées par l’Empire russe tentant de pallier sa faiblesse économique par l’expansionnisme et les soulèvements des peuples arabes commencèrent à monter en puissance. Dans ce dernier cas, comme dans d’autres par ailleurs, l’opposition interne à l’empire ottoman fut de plus en plus soutenu par le Royaume-Uni et la France.

Les Jeunes-Turcs représentaient les différentes couches de la bourgeoisie nationale, mais principalement commerçante. On y trouvait deux grands courants idéologiques. Le premier, « occidentaliste », était libéral et réclamait des réformes démocratiques et décentralisatrices radicales et l’abandon de l’Islam comme référence juridique et culturelle; il était notamment porté par les intellectuels et les notables arméniens.

Le second, « turquiste », état influencé par le positivisme d’Auguste Comte et le social-darwinisme, souhaitait régénérer l’Empire ottoman en le transformant et était influencé idéologiquement par le « pantouranisme » courant visant à établir un empire regroupant tous les peuples de langues turques voire de langues altaïques.

Dans le premier cas, on a ainsi l’option de l’unification de la bourgeoisie, quelle que soit son origine ethnique ; dans le second cas, on a l’option de l’union de la bourgeoisie turque ethniquement avec une partie de la féodalité, mais sur une base moderne et non plus uniquement féodale : en pratique, c’est une option semi-féodale.

L’Empire ottoman vit donc durant la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle dans un état d’instabilité permanent, connaissant de nombreux soulèvements, victorieux, des nations vivant sous sa coupe et perdant pratiquement toutes les guerres menées contre lui par ses voisins.

Le chauvinisme turc d’un côté et l’Islam de l’autre vont être utilisés par les différentes tendances tentant de maintenir sa puissance afin de soulever les masses turques derrière les grands propriétaires terriens ottomans.

C’est précisément cela qu’il faut saisir pour comprendre le génocide arménien.

Au-delà des liens entre chauvinistes flamands et turcs, il y a évidemment un autre aspect à saisir ici. Il se manifeste dans le cadre de la lutte pour le repartage du monde. En effet, à la suite du dernier sommet de l’OTAN en 2025, la Belgique consacre environ 12 milliards d’euros à son réarmement, soit 2 % de son PIB. Pour 2035, les ambitions militaires sont encore plus ambitieuses, puisqu’il est question de consacrer jusqu’à 5 % du PIB à l’armement.

Dans ce contexte, Francken a rencontré des représentants du complexe militaro-industriel turc. Une coopération belgo-turque autour des drones et des systèmes anti-aériens a été évoquée. Si ce marché se concrétise, cela pourrait marquer un tournant dans la politique d’achat de la Défense belge.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que le ministre belge de la Défense et les responsables turcs discutent désormais de l’après, de la manière dont ils organiseront leur guerre contre la Russie, le tout sous l’égide de l’Otan, donc des Etats-Unis.

Le principal, c’est de voir comment est façonné sérieusement une propagande de guerre, pour mener la Belgique à l’engagement militaire contre la Russie plein et entier.

La séquence qui se joue est absolument décisive, comme est décisif de voir à quel point en face, dans la Gauche de Belgique, il n’existe aucune forme d’opposition, pas même antiguerre.

La bourgeoisie belge, engluée dans son capitalisme en pleine décadence, cherche une porte de sortie dans la guerre de repartage du monde.

La tendance à la guerre déboussole et il s’agit d’amener les gens à l’accepter sans pour autant qu’ils ne la comprennent !

Les gens sont embarqués dans le jeu de la guerre tels des somnambules et les temps futurs vont être toujours plus marqués par ce rouleau compresseur écrasant tout sur son passage.

Il faut être au niveau politique de cette époque, au risque de se faire plier en deux.

Voilà l’arrière-plan des réunions semi-opaques belgo-turque. Voilà le pourquoi du comment de la présence de Francken en Turquie.

C’est pourquoi nous disons : la révolution ou la guerre ! Et si la révolution n’empêche pas la guerre, la guerre provoquera la révolution !

En dernier point, donnons la parole au grand révolutionnaire de Turquie, İbrahim Kaypakkaya, assassiné par le régime nationaliste turc.

Né en 1949 – à une date inconnue – il est mort très jeune, le 18 mai 1973, sous la torture alors qu’il était le dirigeant du TKP/ML, Parti Communiste de Turquie / Marxiste-Léniniste. Ibrahim Kaypakkaya ne révéla rien des structures du TKP/ML après son arrestation, malgré soixante jours de torture.

İbrahim Kaypakkaya : A propos du kémalisme (extraits) – 1971

Résumons :

1. La révolution kémaliste est une révolution de la couche supérieure de la bourgeoisie commerçante, des propriétaires terriens, des usuriers turcs et un nombre plus faible de la bourgeoisie industrielle existante.

C’est-à-dire que les chefs de la révolution sont les classes de la grande bourgeoisie compradore turque et les propriétaires terriens. La bourgeoisie moyenne avec un caractère national n’a pas participé à la révolution en tant que force guide.

2. Les chefs de la révolution ont commencé dans les années de la guerre anti-impérialiste avec à travailler en sous mains avec l’impérialisme de l’Entente. Les impérialistes ont montré une attitude bienveillante vis-à-vis des kémalistes et commencèrent à être d’accord avec un gouvernement kémaliste.

3. Après que les kémalistes aient signé la paix avec les impérialistes, ils poursuivirent leur travail en commun de manière plus étroite.

4. Le mouvement kémaliste s’est dirigé « à la base contre les paysans et les ouvriers, en fait contre les possibilités d’une révolution agraire ».

5. Comme résultat du mouvement kémaliste la structure coloniale, semi-coloniale et semi-féodale de la Turquie se modifia en structure semi-coloniale semi-féodale, c’est-à-dire que la structure économique semi-coloniale et semi-féodale resta.

6. Au niveau social, à la place de la vieille bourgeoisie compradore qui appartenait aux minorités nationales, et de la couche supérieure de la vieille bureaucratie, domine la nouvelle bourgeoisie turque, qui vient de la bourgeoisie moyenne à caractère national et qui est entré en coopération avec l’impérialisme, et la nouvelle bureaucratie.

Une partie des vieux propriétaires terriens, usuriers et négociants spéculateurs poursuivit sa domination, à la place de l’autre partie arrivèrent des nouveaux les remplaçant.

7. Au niveau politique, à la place du gouvernement constitutionnel lié aux intérêts de la monarchie se retrouve le gouvernement qui porte au mieux les intérêts des nouvelles classes dominantes: la république bourgeoise. Ce gouvernement était en apparence indépendant, en réalité politiquement semi-dépendant de l’impérialisme.

8. La dictature kémaliste était démocratique en apparence, en réalité une dictature militaire fasciste.

9. La Turquie kémaliste « ne pouvait plus s’empêcher » « de se jeter dans les bras des impérialistes allemands et français, de se transformer toujours plus une semi-colonie, en un élément membre du monde impérialiste réactionnaire ».

10. Dans les années qui suivirent la guerre de libération, l’ennemi principal de la révolution était la domination kémaliste.

Dans cette phase ce n’était pas la tâche du mouvement communiste que de s’allier avec les kémalistes contre la vieille classe de la bourgeoisie compradore et des propriétaires terriens, qui avait perdu sa position dominante (une telle alliance n’a de toute façon jamais été vraiment réalisé).

La tâche était en fait de renverser la domination kémaliste, qui représentait l’autre clique de la bourgeoisie compradore et des propriétaires terriens, et de former la dictature démocratique du peuple sous la direction de la classe ouvrière et appuyée sur l’alliance principale des ouvriers et des paysans.


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