Le matérialisme dialectique considère que toute chose, tout phénomène repose sur une unité des contraires. La question qui se pose alors est de savoir comment exprimer correctement cette unité des contraires lorsqu’on parle d’une chose, d’un phénomène.
Cette question ne peut pas avoir de réponse tant que le matérialisme dialectique n’est pas pratiqué à l’échelle des masses. Ce n’est qu’alors que la quantité fournira à la qualité l’opposé lui manquant pour une résolution productive de la question dans le langage lui-même.
On peut cependant voir ce qui n’est pas possible, ce qui a justement été rejeté dans la pratique elle-même de l’humanité jusqu’ici.
Le problème se pose de la manière suivante. Puisque chaque chose, chaque phénomène consiste en une unité des contraires, alors les contraires peuvent et doivent être présentés pour parler de la chose, du phénomène.
Au lieu donc de parler d’une chose, d’un phénomène, on pourrait alors utiliser la paire de contraires.
Par exemple, au lieu d’utiliser le mot électricité, on pourrait le remplacer par l’expression « pôle positif – pôle négatif ». Au lieu d’employer le mot ascenseur, on pourrait bricoler le mot « monteur – descendeur ».
Il s’agit ici bien entendu d’abstractions, malhabiles qui plus est, mais il existe déjà des cas concrets. En anglais, un pompier se dit un « Fire-fighter », un « feu-combattant », soit un combattant du feu. C’est là une opposition dialectique.
Et la problématique révèle sa nature si on regarde le mot français. Le pompier, c’est en effet celui qui avec ses bras actionne une pompe, un instrument pour pomper l’eau, afin de combattre le feu.
C’est-à-dire qu’au lieu de mettre en avant les opposés, on a la considération que l’aspect principal est mise en avant de l’action, de la transformation qui a lieu. Le pompier apporte en effet, à la contradiction entre lui et le feu, de l’eau.
C’est très intéressant car cela souligne qu’il faut étudier non seulement les opposés, mais leur rapport avec les différents aspects.
Prenons un exemple où les opposés sont si sous-entendus qu’ils ne sont pas mentionnés. Au sens strict, si l’on dit d’un mur qu’il est blanc, on veut dire par là également qu’il n’est pas noir, ou d’ailleurs d’une autre couleur. Si on dit d’un mur qu’il est jaune, cela implique qu’il n’est pas blanc. C’est là facile à comprendre. Un mur est peint en couleur, ou pas. Quand on répond blanc ou une couleur, on sous-tend l’opposé, inévitablement.
La question est par contre de savoir dans quelle mesure la conscience saisit la nature dialectique de son propos et si, dans certains domaines au moins, il ne faut pas exprimer les choses en témoignant directement de l’unité des contraires.
Par exemple, il y a des gens qui dénoncent le capitalisme, mais qui en réalité n’assument pas le socialisme. C’est tellement vrai que le mot « anticapitaliste » a pris une valeur en soi.
On pourrait alors parler à la place du capitalisme, de « capitalisme-socialisme », et pour socialisme, de « socialisme-capitalisme ». Or, il faudrait dire, de manière juste, « socialisme – dépassement du capitalisme – s’auto-dépassant dans le Communisme ».
Si on parle de « capitalisme-socialisme », on oublie que le capitalisme est né contre le féodalisme ; si on parle de « socialisme-capitalisme », on oublie que le socialisme va être dépassé par le Communisme.
On comprend ici le problème de fond. Outre que toutes ces formulations sont malhabiles, elles ont comme principal problème de figer la contradiction dans le sens historique, dans le sens de la production.
Ces formulations figent également la contradiction sur le plan interne.
Si on parle de la vie par exemple, on pourrait dire la « vie-mort », et pour parler de la mort, on dirait la « mort-vie ». On présenterait une contradiction en l’associant à son contraire, et on mettrait en premier le concept dont on veut parler en particulier.
Or, si on parle de « vie-mort » pour la vie et de « mort-vie » pour la mort, on tend à séparer radicalement les deux notions, à nier la transformation, le fait que la vie devienne la mort et inversement.
Si on utilisait « paix-guerre » et « guerre-paix », alors on ne pourrait pas concevoir que la paix devienne la guerre, et inversement.
On oublierait qu’une chose peut se retourner en son contraire, que les contraires sont mutuellement dépendants au point que chaque opposé est, en même temps, son opposé.
Une autre dimension, enfin, de l’utilisation d’opposés dans l’expression d’une chose, d’un phénomène, est qu’on s’y perdrait vite.
Au lieu de dire « le réveil le matin », on dirait « l’esprit retrouvé au lever du soleil ». C’est plus poétique qu’autre chose. Encore est-ce clair, mais dans d’autres situations c’est intenable.
Au lieu de la « vue », on parlerait par exemple de « l’oeil-reflet ». Et si on est aveuglé par une lumière, il faudrait encore trouver des opposés à l’aveuglement et à la lumière, et tout mettre en vrac. Ce serait trop peu pratique.
Voilà pourquoi il n’est pas possible, dans le langage, d’utiliser directement des opposés. On nierait de manière trop prononcée l’unité des opposés, on séparerait arbitrairement les opposés, on effacerait le mouvement de la contradiction des opposés, on ne saisirait pas quel est l’aspect principal..
Est-ce à dire alors que le langage n’obéit pas à la dialectique? Absolument pas. Cependant, il l’a fait d’une manière non formelle justement. Déjeuner est un mot né pour désigner le repas du matin et s’est construit en associant le privatif – dé avec jeûner. Déjeuner, c’est dépasser le jeûne.
Si l’on étudie l’étymologie, on peut voir comment toute la dialectique est à l’oeuvre dans la langue. C’est là qu’est exprimée, de manière créative, l’opposition des contraires.