Comment aborder une chose, un phénomène, du point de vue du matérialisme dialectique ?
1. La première chose à bien comprendre, c’est qu’il est impossible d’avoir un regard scientifique sur une chose, un phénomène, sans reconnaître la dignité du réel.
La thèse bourgeoise de l’observateur « neutre » est bien connue. Sous des apparences d’objectivité, cette approche implique en réalité un regard partial. Il y a, en effet, une mise de côté de la dignité de la chose, du phénomène.
Si une chose, un phénomène existe, ce n’est pas pour rien. Prétendre l’aborder de manière neutre, c’est passer à côté de la reconnaissance de son existence et de la nécessité de son existence.
Cela ne veut pas dire qu’il faille apprécier cette chose, ce phénomène. Néanmoins, rien n’existe de manière suspendue dans le vide ; si une chose, un phénomène existe, c’est comme produit de beaucoup d’autres choses, et en rapport avec beaucoup d’autres choses.
C’est ce que nous appelons la dignité du réel.
Il faut ici souligner une erreur très grave dans la traduction d’une des thèses fondamentales de Karl Marx, qu’on connaît sous le nom de « thèses sur Feuerbach ». Ludwig Feuerbach (1804-1872) est un très important penseur matérialiste allemand.
Se plaçant à la suite de Hegel, il affirme la primauté de la sensation et le caractère central de la Nature. Karl Marx se positionne directement dans son prolongement, le corrigeant en ajoutant la dimension pratique, transformatrice.
Voici la traduction « classique » de la première thèse de Karl Marx sur Feuerbach, puis la version rétablie. Karl Marx ne reproche pas la subjectivité, bien au contraire il affirme qu’elle n’est pas présente alors qu’il le faut.
« Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. »
« Le principal manquement de tout matérialisme jusqu’ici – celui de Feuerbach y compris – est que l’objet, la réalité, la sensibilité, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de la vue, mais pas comme activité humaine relevant des sens, comme pratique, pas subjectivement. »
Il est impossible d’aborder une chose, un phénomène de manière « neutre ». On a forcément un certain rapport avec lui déjà. C’est là-dessus qu’il faut se fonder.
Karl Marx n’a pas écrit Le capital, ce monument scientifique, comme un ouvrage fondé sur une lecture « neutre », mais bien en portant une haine au capitalisme justement, en se plaçant dans une démarche prolétarienne.
2. Une fois qu’on a compris pourquoi on se tourne vers une chose, un phénomène, il faut étudier l’histoire passée. Il s’agit de connaître le contexte de la naissance de cette chose, de ce phénomène.
Plutôt que de naissance, il vaut mieux parler de production. Il s’agit de connaître le cadre productif.
Il y a ici deux aspects. Tout d’abord, il s’agit de saisir quel est l’environnement qui fait que cette chose, ce phénomène existe. Ensuite, l’usage est de délimiter le domaine concerné : s’agit-il de médecine, d’économie, de mathématiques, de musique, de physique nucléaire, d’émotions, etc.
Le matérialisme dialectique, au sens strict, ne légitime pas un découpage en domaines. Ce serait contraire au principe de la dignité du réel, et le réel possède un nombre infini de facettes.
Néanmoins, le matérialisme dialectique reconnaît justement la dignité du réel et partant de là il reconnaît celle de quelqu’un se tournant d’une certaine manière vers une chose, un phénomène.
Même si le sculpteur a tort de se tourner vers une sculpture en particulier en se fondant sur la sculpture comme pratique artistique générale, et non pas sur le matérialisme dialectique, le fait qu’il le fasse relève de la dignité du réel.
Tout cela revient à dire, somme toute, qu’il est nécessaire de connaître l’environnement général d’une chose, d’un phénomène.
3. La chose à faire après s’être tournée vers une chose, un phénomène et son environnement, ce n’est surtout pas de se précipiter et de chercher à procéder à une « dissection ». C’est là une démarche qui relève du naturalisme et qui fait un fétiche de la chose particulière dans une situation particulière, qu’il s’agirait de tenter de généraliser.
La dissection et l’expérimentation naturaliste cherchent au hasard, en multipliant les essais, en essayant de faire « réagir » la chose, le phénomène. C’est une manière qui vise à « forcer » la vérité.
Ce qu’il s’agit de faire, c’est en réalité de regarder le mode de fonctionnement, le mode opératoire. Que fait cette chose, ce phénomène ? En quoi consistent les actions, les réactions, les transformations ?
L’immense Aristote (384-322 avant notre ère) est arrivé jusqu’ici. Ne pouvant saisir la dialectique dans une société esclavagiste, il a été obligé de faire un fétiche de ces actions, de ces réactions, de ces transformations.
Il les a assimilées, en présentant cela comme la matrice de toute chose, de tout phénomène. La science consisterait en l’analyse de ces matrices et leur répartition (d’où son affirmation qu’il existe des « espèces » animales justement).
Il appelle « entéléchie » le processus dans la matrice de toute chose, en combinant entelēs (ἐντελής – complètement grandi, mature), telos (τέλος – perfection, accomplissement), echein ( ἔχειν – avoir, tenir).
Dit plus simplement : chaque chose, chaque phénomène obéit à une matrice interne donnant potentiellement la réalisation complète d’une chose. La chenille, par exemple, possède dans sa matrice sa transformation accomplie en papillon.
4. Peut-on alors, enfin, se tourner vers la chose elle-même et ses contradictions internes ? On le peut, mais il vaut mieux procéder à une étape intermédiaire, même si on peut la décaler à pour après. En réalité, il vaut mieux la commencer à ce niveau et y revenir.
Une fois en effet qu’on a reconnu la dignité du réel, qu’on a circonscrit le contexte, qu’on a analysé le mode opératoire, il faut déterminer la chose.
En fait, tout scientifique réel, s’il n’emploie pas le matérialisme dialectique, parvient à ce niveau, quitte à effectuer beaucoup de contorsions en raison des influences de l’idéalisme.
Encore est-il que le scientifique, s’il agit dans un cadre bourgeois, cherche une définition positive. Nous, ce que nous voulons, c’est bien au contraire une négation.
Nous suivons ici le principe de Spinoza, repris par Karl Marx : toute définition est négation.
Ce qu’il faut faire ici, c’est se tourner vers tout ce qui n’est pas la chose, le phénomène, pour définir négativement ce qui se passe. En délimitant tout ce que la chose, le phénomène, n’est pas, on avance dans la définition de cette chose, de ce phénomène.
Dit différemment : on découvre les nuances, les différences avec le reste des choses, des phénomènes.
5. On peut maintenant se tourner directement vers la chose, le phénomène. Il faut chercher les contradictions, qui caractérisent son existence.
Les mots-clefs sont ici : tension, torsion, deux points, opposition, équilibre, écho, reflet, avancée et recul, tendance et contre-tendance, etc.
Il faut ici bien saisir quelles sont les contradictions secondaires et quelle est la contradiction principale, et il faut peut-être moduler, car une contradiction secondaire peut devenir principale ; cela dépend de s’il existe des phases, des périodes, des cycles, etc.
Résumons donc : il y a cinq étapes. Elles consistent en :
a) reconnaissance de la dignité du réel ;
b) compréhension du cadre productif ;
c) saisie du mode opératoire ;
d) déterminer la chose, le phénomène négativement par opposition au reste ;
e) étudier les contradictions.
Prenons un exemple concret, avec le tout début du Capital de Karl Marx. Voici ce qu’on lit.
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une ‘gigantesque collection de marchandises’, dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire.
C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise.
La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose, qui satisfait, grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque. La nature de ces besoins, qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination, ne change rien à l’affaire.
Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour, comme moyen de production. »
Maintenant, voyons dans quelle mesure les cinq points mis en avant correspondent à ce que fait Karl Marx. Les étapes sont placées entre crochets.
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une ‘gigantesque collection de marchandises’ [reconnaissance de la dignité du réel], dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire [compréhension du cadre productif].
C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise.
La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose, qui satisfait, grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque [saisie du mode opératoire].
La nature de ces besoins, qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination, ne change rien à l’affaire [déterminer la chose, le phénomène négativement par opposition au reste].
Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour, comme moyen de production [étudier les contradictions]. »
On remarquera que pour les deux dernières étapes, Karl Marx procède par négation. C’est là sa nature de titan que d’être capable de parvenir aux définitions positives par l’intermédiaire des négations.
Là où on va souffrir pour avancer, Karl Marx progresse de manière exceptionnelle en se précipitant sur les contradictions et en parcourant l’infini pour obtenir des déterminations par la négation.
Dans le futur, l’humanité entière sera capable de faire cela et nous apparaîtrons comme des êtres profondément arriérés, pratiquement une humanité différente.
On notera ici le paradoxe intéressant que c’est « pire » pour les éléments les plus avancés. Car dans le futur, l’humanité regardera son propre passé en disant qu’alors, personne ne comprenait rien ou presque, à part quelques-uns.
Et on se souviendra par contre plus précisément de ces quelques-uns, en disant d’eux qu’ils avaient compris des choses, mais de manière encore restreinte, élémentaire, faible, etc. !
Mais c’est là le prix à payer quand on est scientifique.
Prenons un autre passage, du même ouvrage, cette fois le tout début de la section intitulée La Production de la survaleur absolue, cinquième chapitre Procès de travail et procès de valorisation, première partie Procès de travail.
« L’usage de la force de travail, c’est le travail proprement dit. L’acheteur de la force de travail la consomme en faisant travailler son vendeur. Celui-ci devient ainsi en acte une force de travail en action, alors qu’il ne l’était auparavant qu’en puissance.
Pour représenter son travail dans des marchandises, il faut d’abord qu’il le représente dans des valeurs d’usage, dans des choses qui servent à satisfaire des besoins d’une espèce quelconque.
C’est donc une valeur d’usage particulière, un article déterminé que le capitaliste fait fabriquer par le travailleur.
Mais la production de valeur d’usage, ou de denrées, ne change pas de nature générale du fait qu’elle a lieu pour le capitaliste et sous son contrôle. Il faut donc considérer d’abord le procès de travail indépendamment de toute forme sociale déterminée. »
Voici le même passage, avec les étapes ajoutées.
« L’usage de la force de travail, c’est le travail proprement dit [reconnaissance de la dignité du réel]. L’acheteur de la force de travail la consomme en faisant travailler son vendeur [compréhension du cadre productif].
Celui-ci devient ainsi en acte une force de travail en action, alors qu’il ne l’était auparavant qu’en puissance [saisie du mode opératoire et on remarquera que l’opposition en puissance / en acte est la définition de la matrice, de l’enthéléchie chez Aristote].
Pour représenter son travail dans des marchandises, il faut d’abord qu’il le représente dans des valeurs d’usage, dans des choses qui servent à satisfaire des besoins d’une espèce quelconque. C’est donc une valeur d’usage particulière, un article déterminé que le capitaliste fait fabriquer par le travailleur [déterminer la chose, le phénomène négativement par opposition au reste].
Mais la production de valeur d’usage, ou de denrées, ne change pas de nature générale du fait qu’elle a lieu pour le capitaliste et sous son contrôle. Il faut donc considérer d’abord le procès de travail indépendamment de toute forme sociale déterminée [étudier les contradictions, ce qui suit]. »
Il ne faut bien entendu pas être formel. Il s’agit bien sûr ici de présenter les étapes de l’étude, d’un phénomène, mais il est hors de question de fournir une méthode. Ce serait incompatible avec la reconnaissance de la dignité du réel, première étape qui justement permet d’ajuster les choses, de rentrer dans le vif du sujet.
Il s’agit ici de montrer les modalités fondamentales de l’approche scientifique. On reconnaît la dignité de ce qui existe, on observe le cadre, on voit comment cela marche, on différencie du reste, on étudie les contradictions.
Pour finir sur une note romantique : quand on tombe amoureux, on reconnaît qu’il y a une personne qui s’est immiscée dans la vie, on ne peut pas le nier.
On cherche à comprendre le cadre où s’est déroulée cette rencontre, pour saisir ce qui s’est passé ou plus exactement l’ampleur de ce qui s’est passé.
On découvre la personne et on voit ce qui a interagi entre les deux personnes, c’est la fameuse alchimie amoureuse.
On détermine alors que c’est une vraie relation, car la personne s’oppose à toutes les autres. On étudie les contradictions pour avancer (la personne manque, l’affection naît quand elle est présente, etc.).
Cet exemple romantique n’est toutefois pas pris au hasard. La grande erreur de l’approche bourgeoise, c’est de penser que lorsqu’on étudie quelque chose, tous les problèmes sont du côté de cette chose, et seulement de cette chose.
C’est erroné. En réalité, toute étude scientifique part de la dignité du réel et il faut être à la hauteur des deux côtés.
Tout comme dans une relation amoureuse, les deux personnes doivent être au niveau du processus de rencontre, le scientifique ne doit pas attribuer tous les défauts à la chose, au phénomène, en le considérant comme lui mettant des bâtons dans les roues.
Si un scientifique étudie une chose, c’est une situation concrète, ce n’est pas une abstraction où on peut agir de manière neutre.
Voilà pourquoi, même si absolument tout le monde peut être un grand cinéaste, un chimiste d’envergure, un excellent électricien… il faut être porté par les choses pour y arriver.
La dignité du réel fait que pour exceller, on ne choisit pas vraiment, on est amené à cela. On ne peut jamais forcer les choses. C’est bien pourquoi il ne s’agit pas d’une « méthode ».