Ce qui fait la force du romantisme, c’est la mise en valeur d’un individu ayant l’air autonome, capable d’initiatives de lui-même, en toute indépendance. Cet individu apparaît, dans le romantisme, comme ayant une nature supérieure à l’individu appartenant à une organisation sociale étendue dont il n’est, somme toute, qu’un rouage.
Karl Marx, dans Le Capital, constate cela de la manière suivante :
« Les connaissances, l’intelligence et la volonté que le paysan et l’artisan indépendant déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l’art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l’ensemble de l’atelier.
Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres.
Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans Le Capital.
La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine.
Cette scission commence à poindre dans la coopération simple, où Le Capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l’unité et la volonté du travailleur collectif ; elle se développe dans la manufacture, qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même ; elle s’achève enfin dans la grande industrie, qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital. »
Il est très important de voir ici que Karl Marx dit de la science :
– qu’elle est une force productive en tant que telle ;
– qu’elle est enrôlée par Le Capitalisme.
C’est d’une grande signification, car justement c’est l’utilisation toujours plus grande de la science comme facteur aidant à la production qui a contribué à une accélération du développement des forces productives.
Cela est vrai jusqu’à un certain point seulement, car la science enrôlée par Le Capitalisme ne peut que, nécessairement, entrer en décadence, de par la contradiction entre la recherche qui se fonde sur le long terme et l’exigence toujours plus forte de profits immédiats.
Pour que la science puisse toutefois entrer en jeu, il faut bien sûr dépasser la vision individuelle du travail et concevoir le travail comme un ensemble porté par de nombreux travailleurs, non plus seulement un seul.
Un travailleur seul ne peut pas développer la science de lui-même, sauf en des points secondaires, il ne peut pas mobiliser de grandes forces productives à lui tout seul, or ces grandes forces sont requises par la science pour que la production soit améliorée.
Par conséquent, il y a eu tout un processus où le travailleur a été mutilé dans son activité, certaines formes d’action étant privilégiées, puis isolées et intégrées dans le processus productif. Charlie Chaplin, dans Les temps modernes, a cherché à représenter précisément cette aliénation de l’individu, la mutilation de sa richesse humaine, réduite à quelques mouvements mécaniques et répétitifs.
Le romantisme intervient alors en disant que c’est bien la preuve que Le Capital mutile le travailleur, s’appropriant la richesse humaine pour en faire ce qu’il veut de son côté, laissant l’individu aliéné, incapable d’épanouir ses facultés.
En disant cela, le romantisme témoigne qu’il est lui-même une vision capitaliste, celle du petit capitalisme par rapport au capitalisme qui s’est déjà développé bien au-delà de l’artisanat.
Ce qui est vrai selon Karl Marx dans Le Capital pour Le Capitaliste industriel est vrai pour Le Capitaliste artisanal :
« L’apparence seule des rapports de production se reflète dans le cerveau du capitaliste. »
Le Capitaliste artisanal considère qu’il a une différence de nature avec Le Capitaliste industriel ; en réalité, il n’en est que la forme passée, l’ancêtre. Inévitablement, Le Capitaliste artisanal sera amené à perfectionner sa production, à profiter du travail accumulé pour élargir sa production et par conséquent devenir un capitaliste industriel.
Les États-Unis d’Amérique fournissent une nombre très important d’exemple de capitalistes artisanaux assumant entièrement leur démarche et récusant les capitalistes industriels, au nom de l’idéologie hippie, de l’esprit skateboard ou surfer, de la culture punk, etc., pour terminer tout de même, malgré eux, par un processus insidieux inévitable, dans Le Capitalisme industriel.
Les investisseurs apprécient d’ailleurs grandement ces formes embryonnaires de capitalisme, car ils savent qu’il y a de grandes possibilités de développement : les capitalistes apprécient hautement les hipsters, les start-ups, les petites entreprises ciblant quelque chose précisément, que ce soit culturellement, scientifiquement.
Comment faut-il alors considérer la mutilation des capacités des travailleurs individuels ? Il faut comprendre qu’elle n’est que temporaire, qu’elle a été un passage douloureux, mais nécessaire afin de développer les forces productives.
Lorsque celles-ci sont particulièrement développées, que notamment les robots interviennent pour remplacer le travail aliénant, alors justement les individus peuvent aller dans le sens d’épanouir leurs facultés.
Ils le feront non pas en refusant le travail, mais en étant capable d’en changer régulièrement, grâce au haut niveau technique de l’industrie.
Ils développeront par ailleurs non pas une faculté, mais plusieurs. Le romantisme montre qu’il se trompe en considérant que chaque individu a une faculté privilégiée, qu’il doit développer. Il célèbre le peintre, l’écrivain, la chanteuse, la danseuse. C’est là typique de l’esprit capitaliste qui privilégie un aspect pouvant être mis sur le marché.
Le matérialisme dialectique considère, à l’opposé, que chaque être humain doit développer plusieurs facultés, qu’on peut être à la fois danseur et peintre, dessinatrice et photographe, etc.
C’est Le Capitalisme – qu’il soit artisanal ou industriel – qui scinde les facultés des êtres humains. Même quand il prétend combattre la mutilation des capacités des travailleurs individuels, il n’est capable de défendre qu’une seule capacité.
Le matérialisme dialectique considère, inversement, que le plus possible de capacités doivent être développées, qu’il ne faut jamais se borner à une seule faculté, mais les développer toutes, dans un processus dialectique où elles se nourrissent les unes les autres.