Si Plotin penche unilatéralement pour l’esprit se séparant du corps et d’un monde « inférieur », la formation divine de ce dernier fait que Jamblique considère qu’en découvrir les secrets permet de retrouver le divin.
Jamblique a une approche plus chrétienne, comme on peut le voir, car Plotin affirmait que l’âme individuelle conservait toujours un lien inébranlable avec l’Un, dont elle était issue ; au sens strict, l’âme ne s’alliait selon Plotin jamais vraiment au corps :
« S’il convient que je déclare ici nettement ce qui me paraît vrai, dusse-je me mettre en contradiction avec l’opinion générale, je dirai que notre âme n’entre pas tout entière dans le corps : par sa partie supérieure, elle reste toujours unie au monde intelligible, comme, par sa partie inférieure, elle l’est au monde sensible. »
Chez Jamblique, par contre, le contact permanent de l’âme à sa source est rompu et l’âme doit pour ainsi dire utiliser la matière pour s’en sortir.
Cela signifie que la porte de sortie n’est pas dans une extase individuelle comme chez Plotin, mais dans une communion avec l’ordre matériel dans la mesure et seulement dans la mesure où il y a une partie divine en cet ordre.
On a ici, non plus seulement une dimension mystique, mais déjà une dimension religieuse. On a dans les faits exactement la différence entre le culte de la dévotion au-delà des rites telle qu’on la trouve en Inde, la bhakti, et la religion mystique avec ses rites précis et réguliers, parfaitement codifiés, reflet de l’ordre « naturel » du monde.
On a également ici la même opposition entre la poésie classique française du XVIe siècle et son culte du Beau idéal et la poésie romantique et symboliste, puis contemporaine, qui voit du beau « partout », y compris dans les objets banals, qu’il faudrait déchiffrer.
On retrouve d’ailleurs le même type de reproche que la poésie contemporaine fait à la poésie classique, dans ce que Jamblique reproche à Porphyre : le monde serait désenchanté sans la présence du divin dans la réalité terrestre.
On peut rapproche cela, également, du christianisme dans son reproche au judaïsme, avec la critique faite comme quoi le monde matériel est dévitalisé si on n’y ajoute pas l’incarnation de Dieu dans Jésus.
L’incarnation du divin dans le monde matériel se fait, bien entendu, par les nombres, par les combinaisons chiffrées, dans l’esprit pythagoricien qui est la base même du platonisme.
Voici un exemple de comment Platon, dans les Lois, relie la question du calcul aux rites nécessaires et propres à l’ordre cosmique :
« Touchant la guerre, tu sais quelles sciences et quels exercices leur contiennent; mais pour ce qui regarde les lettres, la lyre et la science du calcul dont nous avons dit que chacun devait apprendre ce qui s’applique à la guerre, à l’administration domestique et aux affaires publiques, et encore ce qui sert à connaître les révolutions du soleil, de la lune et des autres astres, autant que cette connaissance est nécessaire dans un État; je veux parler de la distribution des jours selon les mois, et des mois selon les années, afin que les saisons, les fêtes et les sacrifices occupant la place qui leur convient, dans l’ordre marqué par la nature, donnent à l’État un air de vie et d’activité, et procurent aux dieux les honneurs qui leur sont dus, et aux citoyens une plus grande intelligence de ces objets; sur tout cela, tu n’as pas encore, mon cher, reçu du législateur les instructions suffisantes. »
Plotin, au nom de l’extase individuelle, avait totalement abandonné cette perspective, pour passer dans une image clairement similaire au mysticisme individuel hindou, opposé à toute participation à la vie sociale, à la collectivité.
Son disciple Porphyre se situait dans la même perspective ; voici comment il rejette les rites dans son Traité sur l’abstinence de la chair des animaux :
« La fin et la perfection de l’homme consistent à mener une vie spirituelle (…). Il faut d’abord renoncer à tout ce qui nous attache aux choses sensibles et à tout ce qui nourrit les passions, ne s’occuper que du spirituel (…). Il ne faut songer qu’à perfectionner l’âme, imposer silence aux passions, afin qu’autant qu’il est possible, nous menions une vie toute intellectuelle (…).
Les bons génies donnent des avis à tous les hommes mais tous les hommes ne les entendent pas : comme il n’y a que ceux qui ont appris à lire qui puissent lire. Toute la magie n’est qu’un effet des opérations des mauvais génies et ceux qui font du mal aux hommes par des enchantements, rendent de grands honneurs aux mauvais génies, surtout à leur chef.
Ces esprits ne font occupés qu’a tromper par toute sorte d’illusions et de prodiges. Les filtres amoureux sont de leur invention : l’intempérance, le désir des richesses, l’ambition viennent d’eux, et principalement l’art de tromper; car le mensonge leur est très familier.
Leur ambition est de passer pour dieux ; et leur chef voudrait qu’on le crût le grand dieu. Ils prennent plaisir aux sacrifices ensanglantés : ce qu’il y a en eux de corporel s’en engraisse ; car ils vivent de vapeurs et d’exhalaisons, et se fortifient par les fumées du sang et des chairs.
C’est pourquoi un homme prudent et sage se gardera bien de faire de ces sacrifices, qui attireraient ces génies. Il ne cherchera qu’a purifier entièrement son âme, qu’ils n’attaqueront point, parce qu’il n’y a aucune sympathie entre une âme pure et eux (…).
C’est pourquoi les théologiens ont observé avec grande attention l’abstinence de la viande.
L’Égyptien nous en a découvert la raison, que l’expérience lui avait apprise. Lorsque l’âme d’un animal est séparée de son corps, par violence , elle ne s’en éloigne pas, et se tient près de lui.
Il en est de même des âmes des hommes qu’une mort violente a fait périr ; elles restent près du corps : c’est une raison qui doit empêcher de se donner la mort.
Lors donc qu’on tue les animaux, leurs âmes se plaisent auprès des corps qu’on les a forcés de quitter; rien ne peut les en éloigner : elles y sont retenues par sympathie ; on en a vu plusieurs qui soupiraient près de leurs corps.
Les âmes de ceux dont les corps ne sont point en terre, restent près de leurs cadavres : c’est de celles là que les magiciens abusent pour leurs opérations, en les forçant de leur obéir, lorsqu’ils sont les maîtres du corps mort, ou même d’une partie.
Les théologiens qui sont instruits de ces mystères et qui savent quelle est la sympathie de l’âme des bêtes pour les corps dont elles ont été séparées, avec quel plaisir elles s’en approchent, ont avec raison défendu l’usage des viandes, afin que nous ne soyons pas tourmentés par des âmes étrangères qui cherchent à se réunir à leurs corps et que nous ne trouvions point d’obstacles de la part des mauvais génies en voulant nous approcher de dieu.
Une expérience fréquente leur a appris que dans le corps il y a une vertu secrète qui y attire l’âme qui l’a autrefois habité. C’est pourquoi ceux qui veulent recevoir les âmes des animaux qui savent l’avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taures, des éperviers.
L’âme de ces bêtes entre chez eux en même temps qu’ils font usage de ces nourritures, et leur fait rendre des oracles comme des divinités.
C’est donc avec raison que le philosophe qui est en même temps le prêtre du dieu suprême, s’abstient dans ses aliments de tout ce qui a été animé : il ne cherche qu’à s’approcher de dieu tout seul, en prévenant les persécutions des génies importuns.
Il étudie la nature; et en qualité de vrai philosophe, il s’applique aux signes et comprend les diverses opérations de la nature.
Il est intelligent, modeste, modéré, toujours occupé de son salut, et de même que le prêtre d’un dieu particulier s’applique à placer convenablement ses statues et à se rendre habile dans les mystères, dans les cérémonies, dans les expiations, en un mot dans tout ce qui a rapport au culte de son dieu, aussi le prêtre du dieu suprême étudie avec attention les expiations et tout ce qui peut l’unir à dieu. »
Il y a ainsi deux formes de néo-platonisme : la première est d’ordre extatique-mystique d’orientation personnelle, la seconde est ouvertement tourné vers le rituel et le mysticisme de masse.