Il y a 100 ans, le 24 avril 1915, Talaat Pacha, le ministre de l’intérieur du gouvernement « Jeunes-Turcs » de l’Empire ottoman, donnait l’ordre de rafler tous les intellectuels arméniens de Constantinople (l’actuelle Istanbul), lançant ainsi le génocide des Arméniens.
Cette opération de destruction était avalisée par le gouvernement nationaliste turc de l’Empire ottoman en tant que tel.
Connaître le génocide arménien et faire vivre sa mémoire est une tâche importante pour toute personne progressiste de notre pays, comme en général. Nombreuses sont les personnes d’origine arménienne vivant en Belgique et France ; elles portent en elles avec dignité la souffrance et la mémoire.
C’est d’une grande importance. Un génocide n’est pas un « moment de folie », ni un aspect exceptionnel de l’Histoire, mais fait partie de la matrice du nationalisme se réalisant dans le cadre du capitalisme en décadence – que ce soit dans les pays impérialistes comme dans les pays semi-coloniaux semi-féodaux.
A la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie turque, organisée au sein du mouvement « Jeunes-Turcs » et sous pression des impérialismes étrangers, est trop faible pour exercer le pouvoir seule. Très vite, ce sont les tendances nationalistes et centralisatrices, inspirées en partie par le positivisme, qui l’emportent au sein du mouvement « Jeunes-Turcs » et vont s’allier avec les restes des forces féodales (les grands propriétaires terriens) pour l’emporter.
Ne pouvant unifier réellement les masses populaires de Turquie, et encore moins de tout l’Empire ottoman en pleine dislocation, la bourgeoisie turque et les forces féodales utilisent le chauvinisme musulman, puis le nationalisme turc comme levier de mobilisation derrière ses projets.
Elles s’appuient pour cela sur le grand nombre de personnes turques « déplacées » présentes alors en Anatolie. C’est-à-dire des personnes ayant été expulsées ou ayant dû fuir les anciennes zones d’Europe sous domination ottomanes à la suite de leurs indépendances (Grèce, Serbie, etc.), ayant souvent perdu une grande partie de leurs possessions, se retrouvant en difficultés financières, sans travail ou déclassées. Les forces nationalistes turques ont donc utilisé le ressentiment de ces personnes pour les mobiliser derrière elles et l’ont tourné contre les minorités et principalement les Arméniens.
Les discriminations à l’encontre des minorités se renforcent de plus en plus et les pogroms se multiplient à l’encontre des non-musulmans, et principalement des Arméniens qui sont la minorité la plus importante en « territoire turc » (c’est-à-dire en Anatolie). Les Arméniens sont présentées de manière démagogique comme un corps étranger non turc empêchant la grande unification turque.
En effet, les territoires où les Arméniens sont le plus nombreux voire majoritaires se situent à l’est de l’Empire, zone vers laquelle il souhaite s’étendre en soulevant les peuples de langues turques vivant sous domination russe ou persane. De plus, les Arméniens sont considérés comme suspects de « trahison » du fait de la présence de minorités arméniennes dans l’Empire russe qui affrontait régulièrement l’Empire ottoman.
Déjà entre 1894 et 1896 eu lieu une gigantesque campagne de pogroms systématiques à l’encontre des Arméniens de l’Empire ottoman. Vague massive de pogroms qui a coûté la vie à entre 200 000 et 300 000 Arméniens et en a fait fuir plus de 100 000 hors de l’Empire ottoman ou vers des zones éloignées dans l’Empire ottoman.
La volonté exterminatrice affirmée à l’encontre des personnes arméniennes s’affirme avec la montée du projet nationaliste turc dès les années suivantes, comme l’illustre cette citation du Grand Vizir en 1879 :
« Aujourd’hui, même l’intérêt de l’Angleterre exige que notre pays soit à l’abri de toute intervention étrangère et que tout prétexte à cette intervention soit éliminé. Nous, Turcs et Anglais, non seulement nous méconnaissons le mot Arménie, mais encore nous briserons la mâchoire de ceux qui prononceront ce nom. Aussi, pour assurer l’avenir, dans ce but sacré, la raison d’état exige que tous les éléments suspects disparaissent.
Nous supprimerons donc et ferons disparaître à jamais le peuple arménien. Pour y parvenir rien ne nous manque : nous avons à notre disposition les Kurdes, les Tcherkesses, les gouverneurs de province, les percepteurs, les agents de police, en un mot tous ceux qui font la guerre sainte à un peuple qui n’a ni armes ni moyens de défense. Nous, au contraire, nous avons une armée et des armes, et la protectrice de nos possessions en Asie Mineure est la plus grande et la plus riche des puissances du monde. »
En 1907, le mouvement « Jeunes-Turcs » s’unifie au sein du « Comité Unité et Progrès » (CUP – Ittihat ve Terakki Cemiyeti en turc) et prend le pouvoir en 1908 à la suite d’une révolution, plaçant à la tête de l’État un triumvirat composé de Mehmet Talaat Pacha (Grand Vizir et ministre de l’Intérieur), Ismail Enver Pacha (ministre de la Guerre) et Ahmet Cemal Pachan (ministre de la Marine).
Une nouvelle vague de pogroms est déclenchée en 1909 par le gouvernement du CUP qui cherche à asseoir son pouvoir. 30 000 miliciens turcs et kurdes massacrent alors plus de 30 000 Arméniens, pillant et brûlant les maisons, villages après villages.
En 1913, le triumvirat impose une dictature militaire et prépare la mobilisation générale qui aboutira dans l’alliance avec l’Allemagne et l’entrée en guerre le 29 octobre 1914.
Dès 1914, le génocide commence à être planifié. Ainsi est créée en juillet une branche secrète de l’armée appelée « Organisation spéciale » (Teşkilat-i Mahsusa en turc) spécialisée dans l’extermination des convois de déportés arméniens et qui encadrera tout le déroulé du génocide.
Avant même l’entrée en guerre, des gendarmes sont envoyés dans les villes et les villages arméniens pour réquisitionner les armes sous le pretexte d’une mesure de réquisition générale dans le cadre de l’effort de guerre. Cette mesure ne sera en fait appliquée qu’aux populations arméniennes. Puis en août 1914, les inspecteurs généraux européens, qui avaient été récemment nommés dans les régions arméniennes à la suite d’un accord international pour la protection des populations arméniennes, sont expulsés.
En février 1915, le comité central du CUP et les ministres du cabinet de guerre ont adopté un plan d’extermination des populations arméniennes, présenté comme un plan comme de déportation massive des populations arméniennes suspectes « d’intelligence avec l’ennemi » russe.
La première mesure prise immédiatement est de désarmer tous les militaires et gendarmes engagés dans l’armée ottomane. Ils seront tous affectés dans des « unités de travail » puis seront liquidés petit à petit durant l’année 1915, souvent après avoir creusé eux-mêmes les tranchées qui leur serviront de fosse commune.
Le 24 avril 1915, le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha lance l’ordre de rafler tous les intellectuels arméniens de Constantinople (l’actuelle Istanbul). A 20h sont raflés entre 235 et 270 intellectuels arméniens (ecclésiastiques, homme politique, artistes, journalistes, éditeurs, médecins, enseignants, avocats), suivi par une deuxième vague d’arrestations de 500 autres intellectuels, puis d’autres rafles dans les jours suivant.
Au terme de cette période, 2345 intellectuels et notables arméniens sont arrêtés. Ils finiront presque tous par être déportés et par mourir.
Simultanément, une grande vague de rafles, de déportations et de massacres est lancée dans les provinces orientales de l’Empire, en suivant à chaque fois le même procédé.
Tout d’abord, les notables sont arrêtés au motif d’un prétendu complot contre le gouvernement. Ils sont torturés par les membres de l’Organisation Spéciale pour soutirer des « aveux » puis « déportés » vers une destination inconnue, mais en fait massacrés dans les environs.
Ensuite, un avis de déportation est publié en vertu duquel toute la population, exceptés les hommes adultes mobilisables, doit être évacuée vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie en convois de femmes, d’enfants et de personnes âgées qui quittent la ville à intervalles réguliers, à pied, avec peu ou pas de bagages, accompagnés de gendarmes à cheval. Les hommes restés sur place seront massacrés dès le départ des convois.
Les convois de déportation étaient formés par des regroupements de 1 000 à 3 000 personnes. Très rapidement, on sépare des convois les hommes de plus de 15 ans qui seront assassinés à l’arme blanche par des équipes de tueurs dans des lieux prévus à l’avance.
Parfois les convois sont massacrés sur place, à la sortie des villages ou des villes, notamment dans les provinces orientales isolées. Les autres, escortés de gendarmes, suivront de longues marches de la mort vers le désert, à travers des chemins arides ou des sentiers de montagne, privés d’eau et de nourriture, rapidement déshumanisés par les sévices, les assassinats, les viols et les rapts de femmes et d’enfants perpétrés par les miliciens kurdes et tcherkesses encadrant les convois.
Le 27 mai 1915, en réponse aux protestations alliées, est promulguée une loi de déportation autorisant l’expulsion des populations arméniennes sous couvert de « déplacement de populations suspectes d’espionnage ou de trahison », généralisant et légalisant un peu plus le génocide.
Au total, 306 vagues de convois de déportés sont dénombrés entre avril et décembre 1915, avec un total de 1 040 782 personnes recensées comme faisant partie de ces convois. Seules quelques milliers de personnes (principalement des femmes et des enfants réduits en esclavage) survivront à ces déportations. Toutes les populations arméniennes, exceptées une partie de celles de Constantinople et de Smyrne et celle de la région de Van occupée par l’armée russe, sont déportées par convois vers la Syrie ou la Mésopotamie (l’actuelle Irak).
Le ministre de l’intérieur Mehmet Talaat Pacha envoie en septembre 1915 ces deux télégrammes à la direction du CUP d’Alep en Syrie, donnant l’ordre d’exterminer toutes les personnes déportées en Syrie :
« Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici »
« Il a été précédemment communiqué que le gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeront à cet ordre ne pourront plus faire partie de l’administration. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, si tragiques que puissent être les moyens d’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence. »
Les centaines de milliers de personnes arméniennes déportées seront alors poussées dans le désert jusque Deir ez-Zor où elles sont parquées dans des camps de concentration sans nourriture ni eau. Ceux qui n’y meurent pas de soif seront finalement exterminés, par petits groupes, par les tueurs de l’Organisation Spéciale et des miliciens tchétchènes spécialement recrutés pour cette besogne. Beaucoup seront attachés ensemble et brûlés vifs.
La politique d’extermination continua jusque la fin de la guerre dans les provinces orientales d’Arménie à mesure de l’avancée des troupes ottomanes – avant qu’elles ne soient finalement stoppées en 1918 par les forces révolutionnaires arméniennes et russes.
A la fin de 1916, plus de 1,5 million d’Arméniens ont alors été liquidés, c’est-à-dire les deux tiers de la population arménienne totale. Pratiquement tous les arméniens des provinces orientales de l’Empire, c’est-à-dire leur zone de peuplement majoritaire, ont été exterminés dans ce processus. Seuls survivent encore une partie des arméniens de Constantinople et Smyrne et les 350 000 qui se sont réfugiés en Arménie russe.
A la fin du XIXe siècle, il y avait à peu près 3 millions d’Arméniens en Anatolie. En 1914, avant le génocide donc, ils n’étaient déjà plus que 2 250 000 suite aux vagues de massacres et à l’exil. Au recensement de 1927, on n’en comptait plus que 64 000.