C’est aux États-Unis que, de manière très déformée, les tendances erronées du mouvement ouvrier européen s’exprimèrent le plus. Après une période de succès, cela devait provoquer l’effondrement particulièrement durable du mouvement ouvrier américain.

Deux événements majeurs viennent encadrer la période où le mouvement ouvrier américain s’est élancé, avant de s’effondrer.

Le premier fut, en juin 1892, la grève à l’aciérie Homestead Steel Works de Homestead en Pennsylvanie. Une première grève pour des conventions collectives avait été une victoire pour le syndicat, l’Amalgamated Association of Iron and Steel Workers, en 1889.

Il y eut notamment une bataille rangée pour chasser les briseurs de grève. La bataille pour une nouvelle convention fut initialement gagnée, avec 5000 personnes protégeant l’usine d’une attaque armée d’une milice privée, les Pinkerton. Cependant, l’intervention de l’armée et de travailleurs jaunes brisa la grève.

L’intervention du 18e régiment à Homestead

L’intervention du 18e régiment à Homestead

Le second fut ce qui fut appelé la bataille de Blair Mountain, en 1921, dans le comté de Logan en Virginie-Occidentale. 10 000 mineurs affrontèrent de manière armée les briseurs de grève, un million de balles furent tirées. L’armée vint rétablir l’ordre.

Des mineurs montrent un exemplaire d’une bombe lâchée par l’aviation militaire contre les grévistes lors de la bataille de Blair Mountain

Des mineurs montrent un exemplaire d’une bombe lâchée par l’aviation militaire contre les grévistes lors de la bataille de Blair Mountain

Entre ces deux dates, le mouvement ouvrier américain essaya de construire ses organisations. Il y eut des marches de la faim en 1893-1894. En 1894 la grève de 3000 travailleurs de la Pullman Company fabriquant des wagons dans la région de Chicago aboutit au boycott des wagons de l’entreprise par 260 000 cheminots, 100 000 cheminots rejoignant la lutte, celle-ci étant finalement écrasée militairement par des milices privées et la garde nationale.

La garde nationale tire sur les grévistes de la Pullman Company en 1894

La garde nationale tire sur les grévistes de la Pullman Company en 1894

À cette occasion, le dirigeant de l’American Railway Union, le syndicat du rail américain, Eugene Victor Debs, est condamné de la prison et y découvre le marxisme. Il rejoint alors le Social Democratic Party of America, qui devient en 1901 le Socialist Party of America et dont il sera le candidat à la présidentielle en 1904, 1908, 1912 et 1920 (étant en prison cette année-là).

La marginalité du Parti socialiste d’Amérique ne fut nullement une fatalité. D’un côté, il n’avait que 5-6000 membres durant les années 1890, présents dans seulement 26 Etats. De l’autre, il y avait une vraie lutte de la part des ouvriers, avec une grande combativité, un apport de travailleurs conscients d’Europe, notamment par exemple de Finlande, ou encore d’Allemagne.

Eugene Victor Debs en 1912

Eugene Victor Debs en 1912

Le problème fut clairement idéologique. Le mouvement ouvrier américain développa en effet une approche qui lui est propre, au croisement de l’esprit social-démocrate, de l’esprit socialiste et de l’esprit syndicaliste. Concrètement, il y eut un mélange des principaux courants européens du mouvement ouvrier.

C’est Daniel de Leon (1852-1914) qui synthétisa cette perspective. Il fut le rédacteur du journal du Parti socialise d’Amérique, The People ; concrètement, c’est lui qui imprégna idéologiquement tout le mouvement ouvrier américain. Il est parlé de marxisme – de léonisme, de de léonisme.

Le de léonisme consiste en les ingrédients suivants :

– de l’esprit social-démocrate, il retient la notion de Parti ;

– de l’esprit socialiste, il retient le principe que le Parti amène la révolution mais se dissout dès la révolution menée, au profit des syndicats organisant la société ;

– de l’esprit syndicaliste, il retient le principe du renversement immédiat par la grève générale.

Daniel de Leon

Daniel de Leon

Il y a une profonde absence de cohérence dans ce qu’on doit appeler la théorie d’un parti syndicaliste. D’un côté, Daniel de Leon exigea l’abandon de toute revendication immédiate au congrès de 1900 du Parti socialiste d’Amérique. De l’autre, il fut à l’origine en 1895 de la Socialist Trade and Labor Alliance, syndicat rassemblant 20 000 personnes, dont le sectarisme le fit passer à 1500 membres en 1905.

Daniel de Leon fit alors adhérer le syndicat à l’Industrial Workers of the World (IWW) à sa fondation en 1905. Les IWW étaient une structure syndicaliste révolutionnaire prônant la lutte revendicative par l’action directe, qui va d’ailleurs expulser Daniel de Leon rapidement au nom du refus de la politique, tout en ne se fondant que sur quelques milliers de membres, notamment des travailleurs itinérants réduits au vagabondage.

Affiche de l’Industrial Workers of the World (IWW)

Affiche de l’Industrial Workers of the World (IWW)

Tout cela ne faisait pas le poids, ni qualitativement, ni quantitativement face à un syndicat largement appuyé par les institutions, l’AFL – Fédération américaine du travail, qui avait déjà 250 000 membres en 1892, 500 000 en 1900, année où les « Chevaliers du travail » pro-coopératives étaient eux-mêmes 100 000.

Daniel de Leon avait bien désigné les dirigeants syndicaux du type de l’AFL de « lieutenants des capitalistes dans les rangs du mouvement ouvrier », ce qui lui conféra une certaine aura dans la gauche de la social-démocratie européenne. Cependant, en se prétendant marxiste, il apporta un confusionnisme terrible au mouvement ouvrier américain, qui ne s’en remettra jamais.

Toute l’activité théorique communiste des années 1920-1940 se pose comme élaboration d’un dépassement de cet épisode du de léonisme, pour permettre un redémarrage du mouvement ouvrier américain.


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